CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.

Lorsque nous offrons notre collaboration à nos collègues pédiatres pour accompagner avec eux certains enfants hospitalisés dans leurs services ou reçus à leur consultation ambulatoire, nous nous engageons dans un pari acrobatique.

Dans leur terminologie, les enfants visés par cet article sont appelés cas fonctionnels ou psychosomatiques (2). 

Pour une fois, nous ne nous centrerons pas trop sur les bébés, mais plutôt sur des enfants plus âgés qui présentent, par exemple des algies diverses, certains troubles digestifs, ou encore des maladies figurant traditionnellement sur les listes des maladies psychosomatiques ( eczéma et autres dermatoses, asthme, rectocolites, ...) : le plus souvent, les pédiatres ne nous demandent pas de gérer tous ces cas avec eux, mais seulement quelques-uns, ceux sur qui leur attention a été attirée par l'ambiance psychique lourde dans laquelle ils évoluaient.

Avec sa famille, Julio ( 9 ans ) constitue un paradigme des enfants de cette catégorie. Il présente une encoprésie rebelle, installée de longue date, et le pédiatre nous l'envoie " pour faire une psychothérapie ", susceptible de contribuer à sa guérison. La rétention et les fécalomes qui s'en suivent ont déjà entraîné un mégacôlon secondaire et le pédiatre entend bien conserver pour lui la gestion organique du problème. Corollairement, en parlant avec Julio et avec ses parents, je ne peux pas ne pas spéculer sur quelques composantes affectives qui ont présidé à la mise en place de la personnalité de l'enfant et de son symptôme : vers 5 ans - âge où le symptôme s'est déclaré - l'enfant vit une forte rivalité avec le père qui, par ailleurs, est menacé d'assassinat; par la suite, cette rivalité s'atténue, mais s'installent un sentiment de persécution et d'impuissance, une passivité masochique à l'intérieur des relations fraternelles, ainsi qu'un besoin répété d'appeler la mère au secours et de lui " offrir quelque chose a pour mériter son maternage régressif.

Lorsque nous participons à de telles prises en charge, et même lorsque existent des liens personnels d'amitié et d'estime avec le pédiatre envoyeur, nous installons souvent, et parfois à notre insu, une coexistence cahotante de deux groupes de soignants; au sein de chacun de ces groupes, les représentations de la santé et de la maladie restent largement différentes, si pas opposées, et donc les attentes réciproques concordent peu : mais de ce hiatus, on ne parle guère, chacun préférant faire comme si un vrai projet commun avait été élaboré, sans malentendu important, autour d'une idée vague de la guérison.

En effet, qu'en est-il vraiment des statuts et des objectifs de chaque catégorie de soignants? Dans le livre le psychiatre à l'hôpital d'enfants , j'avais comparé les psy (3) oeuvrant à l'hôpital général aux immigrants pauvres : ils débarquent dans une terre étrangère d'abord et avant tout pour y faire les poubelle. Pour non généralisable qu'elle est, cette métaphore est néanmoins parfois de mise : alors ce que l'on peut écrire sur les images du monde que se font les immigrés et sur les rapports de ceux-ci avec les autochtones peut s'appliquer, mutatis mutandis, aux relations entre psy et non psy au sein d'un hôpital (4) , à ceci près que la comparaison laisse de côté les interactions entre les familles éprouvées par le problème et les professionnels chargés de le gérer. On sait que, pour les psy, cette gestion signifie rarement une évacuation rapide de ce problème, comme on sait que les familles, à l'instar de ce qui se passe avec les immigrés, ne nourrissent que peu de considération, au départ, pour les psychiatres.

Cela étant, comment fonctionner comme psy à l'hôpital sans perdre son âme? Il s'agit de témoigner paisiblement de notre identité et d'oeuvrer à ce que nous croyons être important. Néanmoins, nous devons accepter aussi que nos vis-à-vis persistent, dans une certaine mesure, à donner au corps souffrant de l'enfant une place qui n'est pas strictement celle de nos rêves, rêves que la fonction relationnelle dudit corps soit bien reconnue, puis mobilisée ...

Comment faire en sorte que ne soit pas dépassée cette certaine mesure? Pour répondre à cette question, nous décrirons d'abord ce que pourrait être un fonctionnement psy pragmatique qui répondrait à chaque cas proposé; nous évoquerons ensuite ce qu'il en est de nos relations avec les pédiatres et autres soignants.

ÉTAPES ET MODALITÉS D'UN FONCTIONNEMENT PSY PRAGMATIQUE

Avant de contacter l'enfant malade et sa famille. 

Il s'avère le plus souvent utile d'obtenir, oralement, du pédiatre, quelques précisions à propos de sa demande (" Quelle est la situation de cet enfant, celle de sa famille? ... Qu'attendez-vous de nous ? ... Quel service précis croyez- vous que nous pouvons vous rendre, en l'espèce? "). Ce petit dialogue n'est pas à assimiler à une volonté d'analyser la demande du pédiatre pour y trouver les affres de son contre- transfert et les lui jeter à la figure.

En règle générale (5) , après ce temps d'éclaircissement, nous acceptons de rencontrer l'enfant et sa famille, ne fut-ce qu'une fois, et même si la demande du pédiatre nous semble impossible; lors de cette rencontre, nous nous donnons le droit de conduire la relation de façon indépendante des attentes parfois pressantes, dont nous sommes l'objet : si le dialogue tourne irrémédiablement court, nous préférons en prendre acte et en analyser les conséquences avec le pédiatre; mais point question en tout cas de refuser le contact avec la famille sur base d'un a priori.

Selon les cas, notre premier contact avec la famille (6) se fait ou sans la présence du pédiatre ou en sa compagnie. Quoi qu'il en soit, nous demandons toujours que notre arrivée soit annoncée et commentée par le pédiatre-demandeur. Mais, nous ne l'avons pas amené à souscrire à ce rite sans dialogue préparatoire : en effet, dans les premiers moments d'une collaboration avec un pédiatre, nous nous posons répétitivement la question : " Cette fois-ci, comment aimeriez-vous nous présenter à la famille? ", et nous écoutons la réponse, souvent teintée d'ambivalence : il souhaite que nous intervenions, mais il a peur que l'enfant ou/et la famille n'en déduisent qu'il les prend pour des fous, ou qu'ils ne l'intéressent plus ... bref, il a peur d'être rejeté par eux. Nous éclaircissons donc certaines ambiguïtés, nous y allons de l'une ou l'autre idée personnelle, et théoriquement, il en résulte un message de présentation type qui est une synthèse acceptable pour le pédiatre et pour le psy, et qu'il faudra adapter aux circonstances, le message le plus intéressant étant celui qui intègre la place de facteurs psychosociaux pathogènes comme une hypothèse possible dans un ensemble, et qui nous situe donc comme un adjuvant possible du diagnostic et du traitement, tant du corps souffrant que de la personne.

L'entrée dans la famille. 

Au cas par cas, selon que cette présentation faite ne nous par le pédiatre nous agrée plus ou moins, nous y revenons avec la famille, éventuellement en la nuançant et en la complétant. Nous écoutons ce qu'il en est de la perception du problème de l'enfant par la famille, et de ses attentes ou non-attentes sur nous. Selon les cas, il se crée ou non une relation plus ou moins forte : on a, ou on n'a pas assez de choses à se dire les uns aux autres pour continuer à se rencontrer.

Quitte à schématiser ce qui se passe, on a l'impression qu'au fur et à mesure que famille et psy cherchent quel pourrait être leur terrain d'entente, des familles - ou des étapes dans le fonctionnement d'une famille (7- se révèlent, chez qui existe une réelle réceptivité quant à la croyance que des facteurs psychosociaux expliquent partiellement l'état d'un enfant ... état de son corps et de son comportement.

Cette réceptivité s'avère d'autant plus probable que :

 - le pédiatre est lui-même intensément convaincu de la multifactorialité des causes des maladies, et sait se montrer habile et encourageant;
 - la famille n'a pas l'habitude de fuir révocation de ses émotions, avec leurs tenants et aboutissants;

 - la famille n'a pas besoin, pour survivre comme telle, de se créer un grave problème, déplacé par rapport au centre de ses préoccupations.

Inversement, chez d'autres familles, c'est l'ambivalence ou la franche hostilité à l'idée d'admettre une fonction momentanément désorganisatrice du psychosocial sur le corps de l'enfant.

Prise en charge de la dimension psychosociale avec une famille réceptive. 

L'on pourrait se limiter à dire qu'il suffit, pour aider cette famille, de lui appliquer nos techniques habituelles en les adaptant aux particularités de la pathologie et de la demande. C'est parfois vrai et parfois un peu court, dans la mesure où le corps est impliqué et, par le fait même, le pédiatre. En effet :

1. Le pédiatre n'existe pas seulement comme envoyeur; au moins pendant un certain temps il est aussi le centre de la confiance de la famille; c'est une personne-ressource, agent principal de la sollicitude somatique attentive au dysfonctionnement du corps et dispensatrice d'informations et de conseils concrets, même dans le champ psychique; c'est aussi un bouclier protecteur, derrière lequel la famille se réfugie chaque fois qu'elle est maladroitement mise en question par les psychothérapeutes.

Si le pédiatre exerce dans la réalité toutes ces fonctions, il faut en tenir compte et donc se tenir informés réciproquement de ce que l'on pense et voir dans quelle mesure il y a accord sur ce qui se passe et sur la répartition du travail à venir.

Dans les meilleurs cas, la programmation est claire et non conflictuelle, soit que chacun est disposé à faire sa part, complémentaire à celle du collègue, soit qu'une délégation sur un des intervenants se met clairement en place... Parfois, c'est moins simple : il peut persister des représentations mentales différentes, voire opposées, sur ce qui est en jeu ou sur ce qu'il conviendrait de faire : à ce propos, d'ailleurs, les pédiatres laissent souvent carte blanche aux psy et à leurs psychothérapies, comme un élément dans un ensemble, mais ils ne renoncent pas pour autant à leurs médicaments et autres appareillages ... Les psy s'offensent parfois un peu vite, comme si leur intervention avait seule de l'importance ou/et comme si, ipso facto, un enfant recevant des médicaments niait par le fait même toute implication psychique dans ce qui lui arrive. N'est-ce pas aller un peu vite en besogne?

Pour notre part, l'humilité et le réalisme nous donnent à penser que, souvent, la famille trouve son bénéfice dans des prises en charge complémentaires, à condition que leur sens général et leurs objectifs partiels soient bien discutés entre professionnels et expliqués à la famille. Lorsqu'il y a débordement, c'est-à-dire que l'un des partenaires professionnels ne s'en tient pas à la part à laquelle il s'était engagé, les choses s'arrangent souvent si l'autre, plutôt que de répondre par le même comportement abusif le rappelle courtoisement et fermement à ce qui avait été convenu.

Au fond, quand l'estime mutuelle est réelle, on peut avoir de la bienveillance non seulement pour les imprécisions et différences d'opinion mais aussi pour des débordements occasionnels du collègue et en faire le point de départ d'une réflexion plus approfondie avec la famille.

Dans le cas déjà évoqué de Julio et de son encoprésie, le pédiatre nous l'avait envoyé en disant à la fois " c'est psychologique ", mais il avait en même temps mis en place un puissant programme de gestion somatique du mégacôlon. De pareilles situations - fréquentes d'ailleurs - ne faisons pas une maladie : amenons plutôt la famille à remarquer que la prise en charge somatique n'enlève pas au poids de la déclaration première " c'est psychologique ". Et veillons surtout à ce que notre importance soit perçue moins pour ce qu'a bien voulu en dire l'autre intervenant que pour la qualité de notre propre travail.

Le même pédiatre avait présenté la psychothérapie comme un moyen de " lui faire cracher le morceau ". Fascinante métaphore de la part d'un gastro-entérologue pédiatrique. Loin de nous irriter, elle nous a paru logique dans son langage à lui, elle nous a même amusé et a constitué le point de départ d'un dialogue très riche avec la famille, autour de notre conception de la psychothérapie et autour du droit au secret et à l'intimité.

Voyons donc les choses d'un oeil constructif : une bonne information réciproque permettrait - que ce soit en co-consultation ou séparément - au pédiatre d'évoquer la question psy et au psychothérapeute de parler des dimensions organiques du problème : belle façon de montrer à la famille qu'entre le domaine du corps et celui de l'esprit, il n'existe pas de clivage radical.

2. Par ailleurs, la contribution éventuelle de facteurs psychosociaux pathogènes à la genèse ou à l'entretien du dysfonctionnement somatique ne fait pas toujours de celui-ci un mal purement psychogène. Des failles dans l'équipement du corps, et des agressions sur lui, indépendantes du psychisme, sont peut-être aussi en jeu.

Et même lorsque l'on pense à une causalité psychosociale initiale prépondérante, les altérations et lésions corporelles qu'elle a entraînées sont parfois devenues une complication en soi, dont la persistance peut être indépendante de l'amélioration psychique ( ex. recto-colites ayant détruit des segments d'intestin; lésions de grattage; mégacôlon secondaire et fécalomes de certaines encoprésies ). Tout ceci, il faut le déclarer, pour ne pas succomber au mythe de la guérison parfaite par la seule opération de la psychothérapie, et pour que se maintiennent, le cas échéant, la vigilance et l'action du pédiatre : il est bien besoin de sollicitude somatique, et nous ne pouvons pas faire comme si cette dimension n'était pas importante ou/et ne nous intéressait pas : l'enfant et sa famille se verraient du coup renvoyés dans le monde du clivage.

Il existe d'ailleurs parfois des éléments de prise en charge nécessairement mixtes, où pédiatre et psy devraient s'accorder soigneusement pour déterminer ensemble et leur contenu et leurs procédures d'application : ce sont essentiellement les gestes de nursing et les modalités d'administration des médicaments, qui ne sont pas des chapitres secondaires de la prise en charge : ce qu'il y a à faire doit être fait, mais sans engendrer de nouvelles complications affectives, ni entretenir trop de bénéfices secondaires.

À propos de Julio, par exemple, comment assurer l'exonération des fécalomes et la prévention de leur retour sans que cela donne lieu à du maternage régressif à des agressions persécutantes, ou à des parties de bras de fer stériles entre l'enfant et ses parents? Les réponses à ces questions sont moins simples qu'il ne paraît ... souvent, on tâtonne un peu il faut écouter le vécu de l'enfant et des parents à propos des gestes envisagés ... et c'est petit à petit que l'on trouve une manière de faire qui remplit certaines visées éducatives positives.

Pour Julio, aussi étonnant que cela paraisse, après avoir fait procéder à l'évacuation du fécalome via un bref séjour hospitalier, il nous a semblé que le moins compliqué était de faire assurer par la maman l'administration quotidienne d'une cuillère à soupe d'huile de paraffine, comme un rite automatique, vidé d'affects et à durée indéterminée, plutôt que de se bagarrer trop vite avec l'enfant " pour qu'il y pense tout seul " ( beau paradoxe! ). Nous lui avons dit qu'il y penserait bien tout seul un jour, sans doute progressivement, quand il sentirait de l'intérieur que le temps en était venu.

Comment gérer l'ambivalence? 

Ambivalence qui porte, rappelons-le, sur l'acceptation de la dimension psychosociale possible de la décompensation corporelle de l'enfant.

Ici plus que jamais, l'alliance du psy et du pédiatre est importante : en vertu de la confiance dont ce dernier est l'objet, c'est souvent celui-ci qui peut faire en sorte que s'entrouvre la porte vers un nouveau type de discours; il y arrive à force d'accueil, apprivoisement et d'invitations douces à se centrer autrement, plutôt qu'à force d'escalade et argumentations.

Le cas de Pierre-Henri, exposé en guise de conclusion, illustre bien cette co-gestion de l'ambivalence.

On y voit combien pédiatre et psy restent présents tout au long du processus. Le psy manifeste une grande sollicitude pour le corps souffrant. Il propose également des attitudes d'accompagnement, de gestion du mal-être somatique, tant à l'enfant qu'à sa famille : il s'agit ici d'amener chacun à ne pas se laisser étouffer par la souffrance du corps, et d'amener l'enfant à ne pas se laisser aller au désespoir, à l'excès d'angoisse ou à la tyrannie, tous sentiments qui pourraient bien diminuer intensité opérante de ses mécanismes de défense organique. Profitant des aspects positifs du lien qui commence à se créer, le psy invite également la famille à parler de choses de la vie, mais il le fait par surcroît, sans chercher à établir de lien de causalité entre l'inconfort du corps et les éventuels inconforts intrapsychiques, sociaux et relationnels que cette famille évoque maintenant.

Fonctionnement psy et familles non réceptives. 

Peut-on vraiment imaginer une prise en charge contributive à une meilleure santé mentale, à propos des familles qui refusent d'imaginer la moindre implication psychosociale au dysfonctionnement du corps de l'enfant? Oui, même s'il avère éprouvant de supporter leurs mises en question perpétuelles de notre rôle, et leur transfert sur nous à tout le moins ambivalent et souvent hostile.

Schématiquement, on peut distinguer deux catégories de non- réceptivité :

1. Il y a d'abord les familles qui ne veulent vraiment pas de la présence du psy : parfois, c'est leur amour-propre qui les rend hostiles à l'idée d'admettre que l'asthme de leur fils pourrait avoir une dimension psychogène ... d'autres veulent à tout prix masquer un conflit conjugal et sacrifient pour cela l'enfant sur l'autel d'une maladie dont on veut taire le vrai nom mais qui doit perdurer ... ou encore, il n'est pas question de parler du plaisir, plaisir à deux ou trois, que procure la maladie, comme on le voit parfois autour de troubles sphinctériens surinvestis.

En pareil cas, le pédiatre reste généralement seul en place, éventuellement conseillé par le psy si sa relation avec celui-ci est positive et si cette perspective ne lui paraît pas trop agaçante. Il peut en tout cas s'inspirer des attitudes qui viennent d'être décrites à propos de l'ambivalence : heureux s'il évite deux pièges inverses, celui de la démission définitive - où il n'essaierait plus jamais de parler de choses de la vie -, et celui de l'escalade agressive, où il rejetterait la famille parce qu'elle n'écoute pas ses arguments.

Lui et nous avons à faire le deuil, pendant une période indéterminée, que ces familles s'ouvrent la porte d'une rencontre avec elles-mêmes, avec leur vérité psychique. Mais lui, plus que nous, reste en première ligne pour en porter la conséquence : la gestion d'un mal physique, probablement d'autant plus lourde et stérile que certaines clés d'une possible délivrance ne sont pas utilisées. Avec ou sans notre soutien ou nos conseils, selon les circonstances, il reste alors au pédiatre :

 - à ne pas se laisser déstabiliser par le discours de la famille ni par les éventuelles pressions anxieuses ou / et agressives qu'elle exerce : heureux s'il évite de s'embarquer dans la voie de l'acharnement diagnostique, à la recherche d'une maladie de plus en plus rare, ou dans celle de l'acharnement thérapeutique, via la surenchère médicamenteuse;

 - à continuer à investir cette famille et à très bien gérer le dysfonctionnement somatique, en maintenant tout ce qu'il peut d'incertitude sur ses causes ( par ex., référence à la nature de l'enfant, à son tempérament, à son hypersensibilité ...);

 - à se fixer et à fixer à chacun des objectifs modestes : par exemple telle douleur récidivante ne disparaîtra probablement pas, mais on peut apprendre à la gérer personnellement ( recours à la relaxation, aux stops mentaux par exemple ); parallèlement, il peut amener les parents à générer moins de bénéfices secondaires relationnels;

 - à convenir éventuellement avec la famille des limites en deçà desquelles elle peut se débrouiller seule - moyennant des gestes appris avec lui - et au-delà desquelles elle doit recourir à l'aide médicale ( généraliste, pédiatre,...) ; ces limites l'assurent vaille que vaille contre les risques d'esclavage par rapport aux symptômes de l'enfant et à l'angoisse qu'ils génèrent.

Avec ou sans notre soutien, disais-je? Il arrive hélas que notre agressivité contre certaines de ces familles, notre dépit de ne pas nous sentir reconnus et aimés, nous les font rejeter, et nous font abandonner le pédiatre à lui-même, risque contre lequel le contre-poids de nos légitimes considérations d'ordre économique ne suffit pas toujours à nous prémunir (8). 

2. Il y a alors les familles qui acceptent - et parfois même demandent - la présence du psy, mais c'est pour lui démontrer son incompétence à comprendre et à aider : c'est le cas, par exemple, avec certaines jeunes anorexiques prépubères, hospitalisées parce que leur perte de poids est devenue dramatique : elles sont intéressées par l'idée de parler, mais surtout pas pour reconnaître la dimension psychosomatique de ce qui leur arrive ... ce qui les intéresse davantage, c'est le défi, l'idée de triompher des soignants et de leurs certitudes. C'est le cas encore avec ces préadolescentes, souvent immigrées de la seconde génération, qui se signalent, elles aussi, par des vomissements ou d'autres symptômes somatiques spectaculaires, et parfois par des comportements agités et/ou confus, et que l'on a vite tendance à désigner comme hystériques ... Elles affolent leur famille - qui ne parle pas ou mal le français -, mobilisent beaucoup d'énergie et provoquent leur rejet par leurs comportements spectaculaires et difficiles. Elles acceptent de parler au psy, mais comme elles parlent à n'importe qui, en ne comprenant pas ou en feignant de ne pas comprendre qui il est et ce qu'il leur veut. Ce qui les intéresse, dirait-on, c'est d'échapper à l'entrée dans l'adolescence et aux angoisses qu'elle suscite; c'est à la fois de ressembler à leur mère qui a souvent eu une histoire de vie dramatique et de nier cette ressemblance et, encore, de jouir des bénéfices secondaires de la situation. Comme on ne trouve pas toujours dix intervenants simultanément pour faire de l'ethnopsychiatrie, c'est déjà très bien, dans la plupart des cas, si toutes les attitudes que nous venons d'évoquer à propos du refus et de l'ambivalence peuvent être mises en place à trois partenaires, le psy, le pédiatre et les équipes infirmières, sans démission ni exaspération. C'est déjà bien si, avec humilité, nous acceptons d'être utilisés comme hôtel thérapeutique, avec quelques règles élémentaires de convivialité ... à l'occasion, si nous acceptons que circulent les interprétations des imams et autres marabouts - après tout, nous avons nous aussi nos trucs, que nous appelons escape with honor, pour sortir de l'impasse d'une crise -, bref si nous acceptons chez ces adolescentes le mystère d'une évolution qui a besoin de passer par la mise en scène du corps souffrant, sans en être l'esclave, sans être dupe, mais aussi, sans prétendre être le magicien qui les révèlerait à elles-mêmes et les libérerait de ces soi-disant chaînes qui sont aussi pour elles des joyaux.

 

LA GESTION DES RELATIONS PROFESSIONNELLES.

 


Ce sont les relations que nous nouons autour de notre travail commun avec les professionnels de l'hôpital : les infirmiers et infirmières et les autres personnes qui gèrent la vie quotidienne et le nursing des enfants hospitalisés, les pédiatres et autres médecins, les administratifs et la direction, etc. Un immigré, engagé pour faire les poubelles, peut-il vraiment prétendre transformer ces relations? Oui et non oui, si nous nous donnons des objectifs modestes ... oui, en étant authentiques ... oui, en acceptant, nous aussi, de nous ouvrir à la vision du monde des autres et donc, de nous laisser acculturer ... à ce prix, nous finissons par être entendus et par amener nos partenaires relationnels à modifier quelque peu la manière dont ils modélisent les maladies et dont ils conçoivent les traitements et attitudes d'accompagnement.

Il est impossible de passer en revue ici ces nombreux types de relations, leurs nuances et leurs enjeux.

A. Je me limiterai à rappeler combien est important le travail de réflexion et de soutien mené avec les infirmier(e)s 

et autres responsables de l'accompagnement quotidien de l'enfant hospitalisé.

Il s'agit pour nous d'être disponibles au(x) bon(s) moment(s), au hasard des rencontres de couloirs, pour répondre sur le champ aux interpellations qu'ils nous adressent, aussi bien que de participer à leurs réunions de staff, voire d'en susciter. Les objectifs de ces dialogues sont variés : il convient d'écouter, sans plus, les sentiments et idées difficiles que provoquent des enfants parfois très éprouvants. Il est important également de partager des idées concrètes, pour élaborer des attitudes pédagogiques adaptées aux besoins variés de chaque enfant. Nous pouvons également aider nos interlocuteurs à bien gérer leurs relations avec les parents des enfants hospitalisés, ainsi qu'avec les pédiatres. Nous pouvons encore et surtout échanger des idées sur la nature même des maux dont souffrent les enfants et ensuite, leur faire confiance quant à la manière dont ils en parleront à ceux-ci et à leurs familles : certes, ces soignants ne sont pas officiellement mandatés pour expliquer ce qui se passe, et parlent donc spontanément mais le contenu de leurs dires fait qu'un certain message passe, qui peut être positivement mobilisateur pour l'enfant et sa famille.

Il arrive aussi que, une fois la confiance installée, certains s'ouvrent spontanément à nous des souffrances de leur vie personnelle. Ce type de relation peut faire naître un autre problème : entre, d'une part, notre disponibilité de principe pour tout être humain et, d'autre part, le risque d'une certaine complaisance pour l'anecdote, voire une confusion entre plaintes et demandes, il y a place pour un temps d'écoute raisonnable, dans les limites de notre mandat institutionnel, pouvant déboucher sur un éventuel renvoi chez un collègue, proposé, bien sûr, avec un maximum de délicatesse.

B. En outre, infirmiers et infirmières, et autres médecins de l'hôpital, sont toujours concernés, 

dans une large mesure, par les considérations que je vais développer maintenant à propos de nos relations avec les pédiatres, dans la vie de tous les : il me semble essentiel, et que nous nous intéressions vraiment à eux, et que nous avons parfois besoin d'eux, et que nous leur affirmions qui nous sommes et ce dont nous avons besoin.

I. Nous intéresser vraiment à eux? Cette disposition d'esprit fondamentale connote que nous désirions nouer avec eux un lien amical positif, mais aussi que nous admettions qu'ils détiennent une partie de la vérité dans la connaissance des maladies, et enfin que leur projet thérapeutique - si différent du nôtre, nous, les immigrés - puisse avoir part de valeur.

Ces dispositions d'esprit favorables qui paraissent évidentes ne le sont pas toujours : nous nous retranchons encore trop dans les tours d'ivoire de nos certitudes, comme si les autres avaient besoin d'entendre la bonne parole qui les éveillera à des vérités qui leur échappent. Lorsque c'est le cas, le corps réel n'a toujours pas de place dans nos convictions, et toutes ses dysfonctions ne sont jamais vues par nous que comme de pures expressions, par le soma, d'une atteinte de la psyché : nous continuons à confisquer le corps à notre profit.

L'état d'esprit inverse, ouvert à la complémentarité, se concrétise dans des attitudes comme : participer aux réunions organisées par des pédiatres; apprendre leur langage et clarifier la forme du nôtre; connaître les mécanismes organiques des maladies pour lesquelles ils font appel à nous; être disponibles et nous adapter au rythme de vie passablement chaotique d'un hôpital, etc.

2. Avoir besoin des pédiatres parfois, réciproquement, comme eux déclarent avoir besoin de nous? Il serait bon, en effet, qu'à l'occasion, nous puissions leur demander conseil à propos d'un de nos cas, un cas qu'ils ne nous ont pas envoyé, qui fréquente peut-être notre consultation externe, mais qui présente des symptômes somatiques pour lesquels leur éclairage pourrait s'avérer contributif. Heureux encore si, ne disposant pas d'assez de lits d'hospitalisation pédopsychiatrique, nous pouvons nous entendre avec eux pour hospitaliser, en pédiatrie, une partie de nos enfants problèmes, etc.

3. Leur affirmer qui nous sommes? il s'agit d'affirmer tranquillement aussi bien nos besoins et nos désirs que ce que nous croyons être nos compétences. Nos besoins et nos désirs? Bien sûr! Si nous acceptons de travailler en hôpital, c'est évidemment parce que nous en avons besoin économiquement mais aussi parce que nous croyons pouvoir apporter un supplément d'aide positif. A ce propos, il faut que nous quittions enfin cet état d'esprit qui nous fait penser que nous allons être reconnus et aimés sans avoir rien à demander : la compétence que nous nous attribuons, il faut pouvoir la déclarer, c'est-à-dire que nous devons nous vendre sans nous prostituer. En réunion de staff pédiatrique, par exemple, nous pouvons rappeler, à l'occasion, les services que nous sommes susceptibles de rendre ... mais aussi, en entendant l'énoncé des cas, signaler qu'il pourrait être intéressant que nous examinions tel enfant dont nous entendons évoquer la situation. Plus fondamentalement, lorsque nos collègues font appel à nous, il faut dire et redire l'impact possible de nos interventions : nous ne sommes pas seulement des spécialistes du confort humain, de la sérénité relationnelle, de l'hygiène mentale, à quoi on veut parfois nous réduire ... Non! Plus radicalement, notre travail psychologique peut également contribuer à diminuer le mal-être somatique : nous ne réclamons pas assez cette place-là qui nous met côte à côte avec les pédiatres, qui se battent, eux aussi, pour rétablir la santé du corps. Or, comme c'est surtout cette efficacité sur la symptomatologie physique qui intéresse nos collègues, nous provoquons nous-mêmes par ce silence ce dont nous nous plaignons, c'est-à-dire qu'ils ne nous interpellent que comme des collaborateurs périphériques, bons pour calmer les enfants ou/et les adultes infernaux. Enfin, en même temps que nous affirmons nos souhaits et notre compétence, il nous faut dire aussi les moyens dont nous avons besoin et les faire respecter : je pense, par exemple, à la nécessité de disposer de locaux convenables, de faire respecter les horaires de nos rendez-vous, de nous inclure précocement dans la programmation diagnostique, sans attendre le dernier jour de l'hospitalisation quand tous les examens somatiques s'avèrent négatifs, etc.

Ni quémandeurs, ni omnipotents, telle est la place que nous devons assumer et faire reconnaître dans la relation avec nos collègues pédiatres, et qui contribuera à l'efficacité de ce que nous avons à dire et faire avec les enfants et leurs familles.

Illustration par un cas

Présentation du problème. 

Pierre-Henri ( onze ans, cadet d'une sœur de seize ans ) est envoyé terminer sa scolarité primaire dans un internat huppé. Quelques mois auparavant, la gouvernante qui s'occupait de lui depuis sa naissance a pris sa retraite. Depuis lors, Pierre-Henri semblait s'ennuyer dans la grande demeure familiale et se montrait plus irritable : on va donc l'envoyer en internat, comme tout le monde y a été dans sa famille, mais un an plus tôt que ce ne fut le cas pour beaucoup de ses proches.

Pierre-Henri est un enfant réputé raisonnable et affable - un vrai petit gentleman - ; perfectionniste aussi et cela depuis toujours, il aurait déjà fait une cystite de stress lors de l'entrée à l'école primaire. Il a des relations courtoises mais lointaines avec son père, industriel très occupé, et probablement un attachement plus intense mais secret pour sa mère, attachement régulièrement contrarié, celle-ci étant souvent absente surtout pour accompagner son mari dans ses obligations sociales. Pierre-Henri accepte sans rechigner l'idée de l'internat ou, plus exactement, il ne laisse s'exprimer que la dimension de soi qui l'accepte. Après deux mois apparemment sans histoires, se manifestent des maux de ventre de plus en plus fréquents et intenses ... qui s'accompagnent bientôt de vomissements et d'anorexie ... et amènent l'enfant de plus en plus fréquemment à l'infirmerie de l'école, puis en repos à la maison, et finalement à l'hôpital dans notre service universitaire, en gastro-entérologie pédiatrique. Pierre-Henri ne rattache ses maux de ventre à rien de particulier : partout, on est " chouette " avec lui ... il est désolé que cela arrive ... et il subit son mal sans exprimer le moindre mouvement de révolte.

Mon collègue pédiatre pressent très vite qu'une dimension psychologique est à l'oeuvre pour rendre compte du symptôme de Pierre-Henri (9) : il me dit que l'enfant " sent le perfectionnisme ", tout comme l'angoisse de séparation et la dépression, bien que déniées. Tous deux, nous devinons aussi que la famille sera réticente à s'entendre interpeller sur son fonctionnement affectif. Nous nous mettons d'accord sur un diagnostic qu'il pourrait proposer: " Pierre-Henri souffre d'une colopathie fonctionnelle, c'est-à-dire une sérieuse hypersensibilité du côlon, qui ne s'exprimait pas cliniquement jusque récemment, et qui peut décompenser et s'aggraver tant via des irritants physiques que via le stress ". Sur cette base, mon collègue compte proposer l'aide d'un pédopsychiatre ( en l'occurrence, ce sera moi ) pour explorer ce qu'il en est d'éventuelles préoccupations chez Pierre-Henri.

Comme nous l'avions prévu, notre formulation diagnostique commune rencontre chez le père et chez l'enfant un scepticisme poli; chez la maman, l'accueil est moins ambivalent : " C'est vrai, Pierre-Henri a peut-être des soucis, mais je ne saurais pas l'en soulager " : et d'exprimer alors ses propres insatisfactions et sa culpabilité: " Nous bougeons trop, mon mari et moi, mais on ne peut rien y changer " ; elle fait part également de ses préoccupations quant à la santé de son mari, qui vieillit ( Et moi de penser : Tiens, ceci n'aurait-il pas pu donner à Pierre-Henri l'idée d'en remettre, pour jouer avec son père à qui préoccupera le plus la mère? ).

Le pédiatre écoute courtoisement, lui aussi, et persiste à demander une intervention exploratoire de ma part: " Je veux en avoir le coeur net ". D'emblée, je demande la collaboration d'un collègue psy pour que l'exploration et l'aide éventuelle soient gérées en sous-systèmes : Pierre-Henri seul d'une part, et d'autre part un espace pour lui et ses parents, présents de façon conjointe ou séparée (10). 

Rencontres avec Pierre-Henri seul. 

A. Au premier entretien, je me positionne donc comme demandé par le pédiatre, et je prends acte du scepticisme de l'enfant. Mais alors, comment se représente-t-il ce qui lui arrive? " C'est génétique, me lance-t-il du haut de ses 11 ans, d'ailleurs, ma mère l'a eu aussi " ( Tiens, qu'est-ce qui se retisse-là comme complicité, entre eux deux, autour de la maladie? ). Je prends ce qu'il me dit au sérieux, comme une explication partielle possible, et je lui manifeste ma sollicitude somatique, en lui faisant décrire ses maux et les médicaments qu'on lui donne, et en y allant de mes idées pour le soulager, à partir de la relaxation.

Au bout d'un quart d'heure, je reviens à l'hypothèse stress : " As-tu des soucis, dans ta vie, pour le moment? ". " Non ". " Peut-être que le Docteur X ( le pédiatre ) se trompe ... au fond, comment se passe ta vie? ". Et Pierre-Henri me raconte son existence d'interne, sur un mode assez opératoire, sans affects ... Quoi qu'il en soit, je le prends comme il est, je m'intéresse à ce qu'il me dit et, en écho j'évoque, moi aussi, l'un ou l'autre souvenir personnel de mon passé d'écolier ... en y mettant un peu plus d'affect ( par exemple, certaines de mes certitudes au début de la scolarité secondaire ) (11. En fin d'entretien, je propose à Pierre-Henri de le revoir l'une ou l'autre fois, pour répondre au voeu du Docteur X : il accepte poliment, ce dont je le remercie.

B. Les entretiens suivants comporteront chacun, eux aussi, ces deux catégories de centrations successives :

 - Je contribue à manifester ma sollicitude somatique, en m'intéressant à la description de ses maux, faite par Pierre- Henri (12: retour au réel, dans qu'il a de plus brut! ... Je m'intéresse encore à ses médicaments, à son régime, à la relaxation qui peut aider, elle aussi, à supporter la douleur. Je cherche également, avec lui et pour lui, et en concertation avec le collègue qui assure la guidance parentale, des aménagements susceptibles améliorer la gestion de son état physique : c'est ainsi, par exemple, qu'il réintégra l'école au second mestre, mais en revenant à la maison pour se poser d'abord deux, puis une demi-journée par semaine ..., selon son état physique : cet escape with honor constitua un profond soulagement pour lui, bien qu'on n'ait fait aucune allusion à un quelconque rapport entre ce réaménagement et son état psychique.

 - Je continue à lui parler de sa vie. Petit à petit, avec l'aide de mes propres associations, voire de mes évocations personnelles, Pierre-Henri peut aborder des thèmes de sa vie relationnelle qui s'avèrent plus délicats, plus conflictuels, mais toujours, mine de rien, et sans que je propose jamais de lien explicite avec ses maux du moment.

Par exemple, il se compare à son père : il s'attribue un QI supérieur, raconte ses propres victoires au tennis sur celui-ci, et évoquant la jeunesse et l'insertion professionnelle de son aîné, se promet pour lui-même un itinéraire moins tumultueux.

A cette occasion, je parle sur un plan général des relations fils-père : volonté de briller chez beaucoup de fils, violence qu'ils se font pour dépasser leur père, etc. Réaction chez Pierre-Henri : No comment.

L'enfant évoque aussi, de manière encore plus feutrée, sa relation à sa mère et notamment son amertume à lui de la voir trop absente. Ici aussi, je parle de ce que peut être une mère pour ses fils, des aller et retour du détachement et de l'attachement liés au grandissement, des jalousies sourdes que peuvent provoquer les pères lorsqu'ils donnent l'impression de trop accaparer leur femme ... No comment, toujours, sinon peut-être l'ombre d'un léger sourire amusé.

Au fil du temps, le dialogue s'approfondit et Pierre-Henri peut même reconnaître qu'il ressent comme un partage intérieur à l'idée ou de rester à la maison ou de la quitter pour l'internat : cette reconnaissance s'est faite notamment lors du récit qu'il me fait de vacances familiales sur une île paradisiaque, bousculées parce que son père avait dû reprendre un avion seul et à l'improviste, pour régler une affaire urgente ... J'en profitai pour reprendre la comparaison avec son père : comme celui-ci, il avait dû s'arracher à un endroit où il se sentait bien et prendre son avion d'affaires, en l'occurrence aller en internat ... cette métaphore suscita enfin chez lui l'expression de quelques idées mélangées d'affects vécus : " Je veux et je ne veux pas ". " Ma maison me manque parfois ".

Ces entretiens individuels étaient soutenus, rappelons-le, par le pédiatre qui continuait à recevoir l'enfant et à lui redire l'importance qu'il attachait à ce que je reste en place, comme chasseur de stress ... Quand je rencontrais mon collègue, au hasard d'un couloir (13, je l'en remerciais, l'encourageais à persévérer, et nous nous tenions informés de l'évolution de la situation.

Les entretiens conjoints. 

L'espace me manque pour exposer de façon détaillée ce qui s'est passé pendant les entretiens conjoints destinés aux parents, et qui furent surtout investis par la mère. Néanmoins, le père s'y présenta également l'une ou l'autre fois ce qui, à la fois symboliquement et réellement, s'avéra tout à fait important pour Pierre-Henri. L'ambiance qui régna dans cette partie du travail, et les centrations du discours qui y eurent lieu, furent très analogues à ce qui se passait avec Pierre- Henri tout seul.

Qu'est-ce qui a été opérant dans cette prise en charge? 

Bien sûr, je ne puis hasarder que quelques hypothèses à ce sujet et notamment :

 - la simple fonction structurante du temps qui passe : Pierre- Henri grandit et accepte davantage de renoncer aux doux nids de son enfance;

 - les médicaments et le régime alimentaire mis en place contribuent à couper le cercle vicieux de la douleur, des nausées, et des angoisses concomitantes;

 - la gestion du mal-être physique est prise en compte; des aménagements sont trouvés, officiellement pour soulager le corps, implicitement aussi pour améliorer la souffrance psychique;

 - des paroles vraies sont esquissées, autour du fonctionnement psychique humain et de ses aléas. Pierre- Henri est entendu, sans qu'il doive avouer qu'il est demandeur d'aide;

 - la bienveillance, la disponibilité des adultes, dont Pierre- Henri refait l'expérience, le réassurent sur le fait que son grandissement n'est pas équivalent à une solitude plus grande ( voir note 12 );

 - le papa et la maman de Pierre-Henri sont reçus et invités à réfléchir sur l'exercice de la fonction parentale; ils modifient certaines de leurs attitudes.

Lorsque Pierre-Henri fut considéré comme guéri, le papa a offert au pédiatre 24 bouteilles d'un excellent Bourgogne.

Question : qu'en fit celui-ci?

 

 
Notes
 
(2). Nous ne traiterons donc pas ici de la prise en charge conjointe des enfants gravement malades ou en menace de mort ( par ex. enfants cancéreux ), ni de celle des complications comportementales plus ponctuelles, rendant difficiles le nursing et les soins d'autres enfants malades ( par ex. enfants très difficiles dans l'unité d'hospitalisation; enfant qui doit être greffé et a une phobie intense des piqûres, etc.). 

(3). Psy : que l'on me pardonne cette abréviation familière : outre la simplification d'écriture qu'elle permet, je l'emploierai désormais comme terme générique pour désigner les pédopsychiatres et les psychologues qui font, dans une assez large mesure, le même travail de liaison et de prise en charge psychothérapeutique. L'objectif de cet article n'est pas d'étudier les différenciations et relations de ces deux catégories professionnelles. 

(4). La comparaison peut même inclure la constatation que la " seconde génération " des pédopsychiatres de liaison et des pédiatres peut se conduire de façon plus souple ( ouverture à la culture de l'autre ) ou plus rigide : alors, il y a d'un côté les racistes ( les médecins qui méprisent superbement la psychopathologie ), et de l'autre les intégristes ( ceux d'entre nous qui veulent convertir par la force les pédiatres au " Tout est psychique" ). 

(5). En règle générale ? Oui, car les exceptions concernent plutôt des questions de procédure que de fond. Par exemple, il peut être important de refuser d'examiner les enfants que l'on nous adresse vers le dernier jour de leur hospitalisation, ... si des contacts préalables avec les pédiatres les ont déjà informés que notre inclusion dans un cas devait être précoce. 

(6). Dans la suite de cet exposé, nous emploierons le terme générique " la famille " pour désigner l'enfant lui-même et les adultes familiers et en position d'éducateurs à son égard il peut donc s'agir d'un ou de ses deux parents biologiques, du couple reconstitué par l'un des deux après séparation, des grands-parents, etc. Nous recourons à cette simplification de vocabulaire chaque fois qu'il n'est pas essentiel de préciser à quel interlocuteur on a à faire, au moment considéré. C'est le mouvement, l'intention véhiculée qui est importante, plus que la façon dont il s'organise concrètement. Donc, " premier contact avec la famille ", par ex., ne signifie pas que l'on a choisi de rencontrer tout le monde en une fois mais que, dans le cadre du raisonnement tenu pour le moment, il n'est pas très important de détailler comment on a réparti dans le temps les interlocuteurs de la rencontre. 

(7). Rappelons encore que le terme famille est générique sur le terrain, la croyance de certains de ses membres n'est pas celle des autres, et il existe des luttes d'influence à ce sujet! 

(8). Dans cet article, nous ne discuterons pas des problèmes financiers liés à la psychiatrie de liaison. En Belgique francophone, les limitations au financement de cette activité sont cependant très importantes. Sont seules remboursées par la Sécurité sociale, et encore de façon insuffisante et pas plus d'une fois par semaine, les prestations qui ont lieu directement avec le petit malade. Le travail des psychologues et des travailleurs sociaux est donc à charge complète des parents ou de l'hôpital, de même que le travail indirect ( réflexions avec les pédiatres et les soignants ). Donc, actuellement, seule une minorité de cliniques consentent à s'équiper d'une équipe de psychiatrie de liaison et encore elles la mettent souvent sous le stress de la rentabilité financière et/ou lui font sentir qu'elle vit grâce à la charité des autres. Difficile pour l'équipe, alors, de garder la tête haute et de répondre tranquillement qu'elle est présente parce que la communauté locale a eu l'intelligence de prévoir une politique de soin globale, dont elle constitue un maillon aussi important que les autres. Pour plus de détails, se référer à l'article de J.-P. Matot et C. De Buck dans ce même numéro. 

(9). Outre que les premiers résultats des examens paracliniques qu'il a demandés s'avèrent négatifs : mais l'exploration conjointe et précoce organique et psychologique est tout à fait indiquée, bien sûr! 

(10). Dans mon expérience, le discours défensif de ces familles ambivalentes se mobilise davantage lorsque les plus coriaces ont l'occasion de réfléchir tout seuls, sans en remettre face à leurs partenaires familiaux présents. 

(11). Ces allusions à mon histoire furent à la fois " légères " ( il ne s'agit pas de l'encombrer par l'exposé de ma vie ) et authentiques ( je n'ai pas fabriqué de faux souvenirs pour le séduire! ). Elles contribuèrent à créer l'alliance entre lui et moi, amplifiant en lui l'envie de me parler de lui comme moi je le faisais ... 

(12). Cet enfant solitaire, et peu écouté par des parents trop absents, avait besoin d'être entendu, là où il avait choisi de s'exprimer. Il s'est imposé, en utilisant à bon propos sa somatisation ( je n'irais pas jusqu'à dire, comme le font certains, qu'il l'a " créée " à cette fin ). L'attention qu'il a enfin provoquée - et dans laquelle ma " compassion " n'est qu'un élément parmi d'autres - lui montre à nouveau qu'il est " porté " par les adultes, présents à son début d'adolescence, et lui redonne le courage de parler de lui. 

(13). Même si nous disposons - un jour -, comme les autres médecins, des beaux locaux que Marcel Rufo recommande de revendiquer ( congrès de l'AFPEA de Marseille, 1995 ), bien des impulsions continueront à se donner dans les couloirs, centres opérationnels très importants de la vie d'un grand hôpital ...