Réflexions sur la parenté, la filiation et la migration

 

I. Rappelons-nous d’abord que les textes scientifiques qui décrivent et discutent la parenté et la filiation, tout pertinents qu’ils puissent être, n’exposent jamais que des probabilités statistiques. L’essentiel de l’’être humain est imprévisible. Seule l’écoute, lorsqu’elle est suffisamment bienveillante, active et engagée dans le partage d’une humanité commune entre écoutants et écoutés, permet d’appréhender,  chaque fois au singulier, ce que l’écouté vit intimement et  permet de l’aider sans trahir sa pensée et son projet.

Mais paradoxalement, plus les écrits scientifiques sont pertinents, plus ils s’approchent de réalités humaines universelles, à tout le moins d’une très large étendue dans l’espace et dans le temps. Universelles, mais pas constantes, pas nécessaires : leur occurrence ressort inéluctablement du champ de la probabilité, régulièrement bousculée par le jeu du hasard et par l’exercice de la liberté humaine individuelle.

 Et c’est  ce paradoxe que mon propos veut illustrer : l’humain ne se rencontre essentiellement qu’au singulier et pourtant ses manières de construire sa pensée, ses idéaux et son action s’arriment sans s’y perdre sur des schémas universels.

 

II. Appliquons au binôme « parenté-filiation » cette conviction issue de l’expérience: Combien d’enfants et d’adolescents n’ai-je pas vu défiler dans mon bureau, chacun exprimant un vécu et des attentes radicalement différentes, et pourtant par rapport au même type de père ou de mère, et donc de parenté ! Ici, le père géniteur avait déserté depuis quasi toujours sa famille et ses responsabilités ; et côté enfant, c’était l’indifférence, voire le projet, assumé personnellement, de changer de nom si tant est que ce père absent avait consenti un jour à donner le sien ; mais à l’inverse, tel jeune adulte, lui, faute de se sentir reconnu et important aux yeux de ce père, vivait une forte et durable souffrance dépressive et posait des comportements d’échec, au point de rater ses études et ses liens sentimentaux. J’en ai connu d’autres qui ne voulaient plus rien partager avec leur père, parce qu’une lourde dépression l’avait un jour rendu indisponible : « Tu n’étais pas là quand j’ai réussi mon CEB. » Et ces jeunes adolescents voulaient faire toute leur vie dans le foyer plus pétillant de leur mère et de leur beau-père bien en forme, en reléguant à sa morosité leur père et ses symptômes résiduels. Nombre de textes scientifiques voudraient alors que dans la suite de leur vie, devenus adultes, ils le paient en culpabilité et en psychologie d’échec, mais après 45 ans d’expérience professionnelle, je ne suis plus sûr qu’il en soit toujours ainsi ! La culture et les pratiques judiciaires contemporaines stimulent les juges de la famille à déployer beaucoup d’énergie pour « rétablir les liens parent-enfant », mais ici non plus je ne suis pas sûr qu’arrive souvent l’effet escompté : plus fréquemment,  les contacts continuent à s’effriter, la motivation du parent contesté s’use et, comme on dit au Québec, les adolescents -au moins eux- finissent par gagner avec leurs pieds (2) !   

                     

III. Ainsi donc s’avèrent très variables les effets sur le fils ou la fille du lien de filiation qui le concerne, avec ses trois composantes : la somatique, l’officielle pour l’inscription dans la communauté et l’affective pour le quotidien.

Je ne nie pas pour autant l’existence, au moins dans les pays riches et heureux, d’un groupe assez important où les trois composantes s’interpénètrent harmonieusement et contribuent pour le fils ou la fille à la construction d’une identité suffisamment forte et paisible.

 Néanmoins, même ici, la fréquence des séparations parentale(3), les nouvelles techniques de procréation et le foisonnement des familles plurielles introduisent nombre de secousses, de dissociations et de réaménagements (4) dans la nature et le lien de filiation. Et l’on s’apprête à faire éclater l’intangibilité des deux semences créatrices de chaque vie, en promouvant l’idée et les applications de la transhumanité. 

IV A. Et pourtant, partout dans le monde, pour la grande majorité des enfants et des adolescents, c’est tellement important de pouvoir se référer à une origine, à des racines humaines par lesquelles ils ont été désirés, à des parents ou à leurs tenant-lieu  pour qui ils ont de la valeur et qui veillent sur eux : Ne pas vivre comme un paria ! Pouvoir se réclamer d’ un parent effectif, çàd d’ un adulte de la génération précédente qui s’institue et fonctionne authentiquement comme tel, en connaissance de cause, et qui ouvre à l’enfant, de plein droit, la porte d’entrée de la communauté humaine. Transmission intergénérationnelle fondamentale si elle est vécue positivement de part et d’autre, quel que soit le statut officiel de ce « vrai » parent !(5)

Cette constatation ouvre un problème très délicat face à certaines propositions tardives de reconnaissance de paternité faites dans le contexte des migrations…mais comme je le disais d’emblée, c’est face à des situations individuelles que l’on se trouve toujours, et pas face à des organigrammes sur l’homme. Chacune mérite une analyse soigneuse et sans à priori, et j’en distinguerai schématiquement trois catégories :

-celle de la fraude claire et nette, où l’enfant est instrumentalisé et serait renvoyé de facto au pays des sans noms si jamais les formalités aboutissaient : Inacceptable, évidemment !

-celles où les intentions des adultes sont pures ; celles aussi où un certain opportunisme a boosté la demande, mais où le père potentiel est néanmoins prêt à s’engager pour l’enfant : à accepter, bien sûr ! Dans nos sociétés occidentales aussi, les exemples fourmillent où l’opportunisme déclenche une situation sociale, sans que cela empêche ses participants de fonctionner correctement par la suite.

-Les situations où le doute reste profond quant à l’engagement futur pour l’enfant des candidats et des familles, même après analyse compétente du contexte et des motivations : situations au fond pas si ares, que l’on ne devrait pas faire semblant de « solutionner » en trafiquant les probabilités, ici indécises A chacun alors de décider en son âme et conscience…personnellement, je préfère l’idée d’un « pari sur la vie »,çàd celle d’accepter une candidature hasardeuse en misant sur les ressources futures de chacun, enfant inclus, pour donner le meilleur de soi-même.

B. Les exceptions à cette attente forte d’un enracinement dans la parenté sont très rares : elles sont le fait d’individus intelligents, résilients, mais égocentriques et tout- puissants à leur manière, qui veulent un jour faire table rase de leur passé et se construire tout seuls. Je vous invite à revoir à ce propos le remarquable film  Into the wild (Sean Penn 2007), qui raconte l’itinéraire de vie du jeune adulte Christopher Maccurdom. Mais la nature sauvage de l’Alaska finira par le consumer, ce Christopher qui voulait se faire tout seul et il écrira comme message posthume  sur un mur de son refuge: « Le bonheur c’est de partager. » : si pas se reconnaitre dans des parents, au moins partager avec des pairs !

 

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V. Et si nous quittons les rives encore bien tranquilles et canalisées de nos pays industrialisés, qu’en est-il, ailleurs dans le monde, dans les pays pauvres d’autres continents, des agressions graves contre la filiation ? Nous évoquerons d’abord, à travers trois illustrations, ces enfants dont la vie est très dure.

A. Et d’abord, ce bébé trouvé en rue : sur le plan somatique, il a des géniteurs parfaitement inconnus ; quant à la dimension affective-relationnelle de la parenté, ce bébé est insignifiant : personne ne l’investit ! Et sur le plan officiel, un fonctionnaire communal, non dépourvu d’humour, l’inscrit sous le patronyme « Benavides…le bienvenu » : le voici donc fils administratif de sa communauté, qui lui souhaite la bienvenue pour le reléguer en même temps dans un orphelinat surpeuplé.

Que s’ensuit-il ? Souvent, c’est misérable, d’errance en errance, sans que puisse se constituer une identité consistante via l’approvisionnement dans des racines et dans une culture bienveillantes et structurantes.

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Quelques-uns y échappent pourtant, les très résilients : parce que nul ne sait empêcher l’être humain de penser ni de fantasmer, ceux-ci s’inventent, souvent en secret, des parents géniteurs ou/et affectifs formidables mais empêchés, et ils se ressourcent dans leur imaginaire. A défaut de l’inscription concrète dans une filiation ils nouent des liens avec leurs pairs- la bande, la copine- et s’inscrivent ainsi dans une « fraternisation » qui fait d’eux des êtres investis. Il est probable qu’un sous-groupe de jeunes migrants contemporains relève de cette catégorie. Sans liens de parenté effectifs, ils se  sont construit une identité suffisamment forte pour penser que le bonheur, c’est de réaliser ce que l’on appelait jusqu’il y a peu, jusqu’à l’arrivée du grand méchant Trump, le « rêve américain ». Pour quelques autres encore s’ouvrent des alternatives comme l’adoption ou une famille d’accueil de qualité sur laquelle ils sont capables ou non, ou/et choisissent ou non de se greffer. Quand c’est possible, une partie des données de leur filiation se modifie positivement, mais non sans souffrances collatérales.

B. A côté de ces enfants ignorés, le sort des enfants rejetés et violentés sur de longues durées est-il plus  enviable ? Je songe par exemple à ces enfants de famille très pauvre où le père géniteur a ou n’a pas donné son nom, voire même parfois où l’inscription au registre de l’état civil n’est pas faite. Tôt ou tard, ce géniteur meurt ou disparaît ; un autre homme arrive bientôt, qui déteste les enfants du premier lit, les bat, les viole ou les pousse à la rue. La mère laisse faire, parce qu’elle a besoin de lui. C’est le brouillard quant à la parenté officielle et l’agonie de la parenté affective. Ici aussi la majorité des enfants concernés a du mal à tenir debout et à se construire une identité forte ; quelques-uns, comme dans la vignette précédente, utilisent leur résilience pour s’en tirer, en ce inclus avec le projet de faire leur vie à des années-lumière du lieu où ils ont été tant agressés.

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C. Pour d’autres enfants, la famille n’est pas inexistante mais ses frontières sont floues (jusqu’au clan et même parfois jusqu’à des « pièces rapportées » sans lien de sang ni d’alliance matrimoniale) ; les personnes qui la composent peuvent aller et venir (instabilité des couples et des occupations, conflits et ruptures, maladies, morts). Si une grande précarité économique y est de règle, l’investissement affectif de l’enfant, voire son inscription dans une parenté légale ou officieuse-de facto peuvent y être plus effectifs : des adultes le reconnaissent, l’investissent et le protègent au moins à temps partiel ou/et l’exploitent à l’occasion. Ici, l’enfant sait donc souvent qui est sa mère, voire son père géniteur, sans nécessairement d’inscription à l’état civil. Si cette parenté naturelle ne peut pas s’établir ou disparaitre (errance du père géniteur, maladie, mort), il arrive qu’un autre membre du clan s’institue de facto comme père ou mère, officieux évidemment. S’il prend son rôle au sérieux, il est possible que l’enfant crée avec lui un vrai lien de filiation.

Des mentalités occidentales sont-elles en mesure de comprendre ce type de transfert ? Allez savoir ! Pourtant, chez nous, des transferts de parenté existent bel et bien, quoique moins fréquemment et souvent plus formellement : par exemple, compagnon ou nouveau mari de la mère qui s’institue et se vit « vrai père » de l’enfant, avec reconnaissance par celui-ci, avec ou sans inscription officielle de cette parenté.

Pour en revenir aux pays lointains, ici encore, le destin de ces enfants est variable : les plus passifs, les plus dépressifs, ceux qui n’ont pas bénéficié d’une présence adulte de qualité restent souvent noyés dans leur misère. Les plus résilients veulent s’en sortir, parfois en migrant, rendus plus forts le cas échéant par la parenté officieuse dont ils bénéficient. Ils se rapprochent alors psychologiquement de celles et ceux que nous décrirons dans l’alinéa VI (vouloir faire mieux que ses parents).

 

VI.La vie dans ces contrées lointaines n’est évidemment pas toujours aussi destructrice. Et pourtant d’autres forces liées à la parenté et à la filiation peuvent prédisposer à l’émigration. En voici trois illustrations, qui ne sont que des applications locales de l’universel :

  • Il peut exister un consensus implicite parents- enfants pour que ceux-ci fassent mieux socialement que ceux-là ; s’ils y réussissent, c’est la fierté des uns et des autres ; la génération des enfants peut même montrer sa reconnaissance à celle des parents en les soutenant matériellement et moralement le moment venu. Dans nos pays industrialisés, notamment pour nombre de familles modestes, c’est l’aspiration et parfois le mythe de l’Université. Ailleurs, ce peut être la poursuite du rêve de l’Angleterre(6). Emigrer, ici ne connote pas qu’une visée pécuniaire ! Si le projet réussit, c’est l’aura sociale du migrant et de sa famille qui brille de tous ses feux.

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  • La pression émanant de la génération parentale peut s’avérer beaucoup plus forte, et le fils ou la fille dépositaire d’attentes excessives, porteur de l’obligation morale d’élever, quelque part dans le monde, le statut socio-économique de soi et de sa famille. Quand ils évitent cette mission ou y échouent, ces jeunes sont condamnés à l’errance, sans tissu social soutenant. Peu d’études sont réalisées sur ce sous-groupe, mais on peut faire l’hypothèse qu’y sont bien présents les comportements d’échec, les maladies psychosomatiques, les accidents liés à la dépression ou à la culpabilité, etc.
  • Un certain nombre de fils ou de filles veulent rompre avec des exigences sociales et symboliques que connotent leur filiation ; ils acceptent ainsi de prendre le risque d’être reniés ou à tout le moins d’être stigmatisés et de perdre la majorité des apports affectifs et le soutien quotidien de la parenté. Par exemple, ils ne veulent pas le mariage forcé, les mutilations génitales ou encore l’obligation de se comporter en hétérosexuels. Et comme, après leur choix, les protections de leur personne par leur société s’avèrent des plus faibles, ils mettent des milliers de kilomètres entre leur parenté devenue agressive et leurs nouvelles valeurs. Ces ruptures face à des attentes parentales jugées intolérables existent chez nous aussi, mais la protection sociale des individus est beaucoup plus consistante et ne nécessite pas de lourds éloignements du tissu social originaire.
  • Conclusion:

  • Ce texte étant écrit deux mois avant la journée du 5 octobre, je ne puis pas en dire davantage qui soit plus précis : je ne suis pas vraiment spécialiste des problèmes humains liés à la migration et j’écouterai donc attentivement les intervenants de la journée, leur donnant l’écho de ma réflexion et défendant la grande valeur de la rencontre au singulier, comme le veut ma profession : ce sont des êtres humains que nous rencontrons et pas des livres sur les êtres humains. Nous sommes invités à les écouter chacun et quand ils le sont, nous observons toujours que la construction de leur personnalité et leur vécu gardent une dimension imprévisible. Ce qui n’exclut pas le paradoxe déjà évoqué : régulièrement leurs aspirations, leur manière de penser, leurs réactions s’arriment sur des dynamiques universelles : pour nos enfants, l’Université avec davantage d’argent ; pour Fareh l’éthiopien, le rêve anglo- américain avec un peu plus d’argent.

Notes

 

2. L’expression veut dire : en mobilisant leurs jambes et leur corps là où ils le veulent

3. Parents géniteurs ou/et officiels ou/et affectifs

4. Parfois d’incroyables et mouvants embrouillamini….je pense à tel père de grands garçons qui se veut trans, devenu femme pour la loi, mais toujours père officiellement…reste aux enfants à adhérer à l’idée « notre  papa est une femme »

5.  A un bémol près, essentiel et assez évident :celui qui se propose tardivement comme parent, même authentiquement, ne peut souvent avoir un effet positif sur la vie de l’enfant que s’il n’a pas voulu exclure moralement un parent naturel déjà en place : cette éventualité n’est pas une vue de l’esprit, au moins en occident, où, après séparation des parents, le précédent se voit parfois mis à mort par le couple « mère-nouveau compagnon ; souvent, (mais pas toujours, rappelons-nous l’imprévisible humain) l’enfant n’en veut guère au-delà des apparences ;

[6] Concrètement le rêve de l’Angleterre est plus présent que celui de l’Amérique, qui n’est plus qu’un symbole social, et ça marche de temps en temps, au grand dam des pays limitrophes encombrés..