Une grande sœur (20 ans) m'écrit: 



Que pensez-vous d'Elodie, ma petite sœur de huit ans qui me parle spontanément de sa sexualité en ces termes : « tu fais le sexe avec ton copain ? ... moi je le fais avec le mien (c’est Lucas, plutôt un gentil garçon, il a huit ans aussi) ! ben oui on se déshabille dans les toilettes et il met son zizi dans mon trou du pipi. .........
Je ne peux pas faire de bébé car je n'ai pas encore eu de sang.
Tu n'en parles pas à maman, ni à papa, ni à ton copain, ni à ta maman. »
Comprenez ma stupeur ! Qu'en pensez-vous ?
Affabulation de petite fille ou expérience très précoce ? Pour ma part, je souhaiterais en parler à mes parents car tout cela me semble inquiétant : que ce soit vrai ou non. Je ne voudrais pas dramatiser mais pas non plus passer à côté d'un problème plus grave.
Vous remerciant d'avance pour les précisions que vous pourrez m'apporter.



Synthèse de mes réponses (3 échanges courriel)

I. Commentaires



Il est très probable que la confidence faite par Elodie à sa grande sœur relate une bonne part de faits objectifs. J'y note en effet quelques forts indicateurs de fiabilité : révélation spontanée à une personne de confiance, sans la moindre pression exercée ; contenu du récit plausible pour l'âge, avec des mots propres à l'âge et avec une capacité de détails concrets ; probables erreurs d'interprétation, plausibles pour l'âge, et constituant des indicateurs positifs eux aussi  (2) Je parle de ces éléments de fiabilité dans le livre La parole de l'enfant en souffrance (Hayez, de Becker, 2010), p. 102 et sq.

Quand un jeune enfant parle de la sorte, ce n'est pas simplement que pour raconter ! A l'arrière-plan de son récit, il existe le plus souvent une intention de vérification, avec une certaine dose d'anxiété et de culpabilité, même si l'enfant le dissimule plus ou moins bien : je pense qu'Elodie a l'intuition d'avoir été trop loin, et voudrait bien que sa grande sœur trouve un moyen « gentil » pour arrêter ses débordements. La responsabilité du premier interlocuteur - la personne de confiance - est ici énorme car si, elle-même laxiste, elle se contentait de sourire et de cautionner, elle contribuerait à installer Elodie dans une confusion de ses idées et de ses valeurs, et par conséquent dans une sexualité trop précoce, sans retenue (cf. le livre Jean-Yves Hayez, la sexualité des enfants, Odile Jacob, 2004, page 94 et suivantes) Mais si elle se crispe, crie et culpabilise, ce n'est pas mieux !

Remarquons aussi qu'Elodie ne se présente pas comme une victime, mais comme la partenaire d'un jeu sexuel « appuyé » Bravo, voilà sans doute un signe d'authenticité de la part de cette petite fille !! Il faudra s'en souvenir car, au fur et à mesure des interventions à venir des adultes, on n'aura que trop tendance à lui suggérer qu'elle a été contrainte par un petit macho ; Alors, Elodie vivra la tentation de se réfugier dans le rôle de la victime, qui n'aurait donc plus aucun compte à rendre sur sa part de responsabilité !



II. Objectifs de l'intervention des adultes



J'en vois trois principaux :

- qu'Elodie ait l'occasion de réfléchir à propos de sa sexualité à elle, qui commence à s'exprimer ; qu'elle puisse faire part de ses questions et opinions à son sujet et bénéficier d'un partage d'idées émanant des aînés ;
- qu'Elodie conserve une représentation positive de la sexualité ;
- qu'à l'avenir, elle installe sa vie sexuelle dans un cadre acceptable pour son âge développemental.
« Challenge » pas si facile à gérer puisqu'à la fois elle doit garder confiance, continuer à se sentir le droit de générer certaines pensées et activités sexuelles, et par ailleurs s'abstenir d'actes trop précoces pour sa culture ...
A ces objectifs directs, on doit ajouter une égale sollicitude pour Lucas, le petit copain d'Elodie.



III. Etapes de l'intervention éducative



A. Ne pas se précipiter, prendre le temps d'écouter ...
Pour peu que l'adulte qui reçoit la confidence se sente suffisamment serein ! (e ne peux que le souhaiter ... sans avoir la maîtrise sur ce point !)
Inviter Elodie à en dire davantage : Comment ça se passe, plus précisément, entre Lucas et elle, quand ils font ce jeu-là ? Comment est-ce que ça a commencé ? (3) A-t-elle fait d'autres choses avec d'autres ? A-t-elle entendu parler d'autres choses qui se passaient ? Etc.
Et elle, Elodie que sont-elles en elle quand elle le fait ? Que pense-t-elle de ces jeux ? Qu'y trouve-t-elle d'important ? Que pense-t-elle que les enfants peuvent faire et ne pas faire avec leur sexualité ? Qu'est-ce qui est bien, mal, permis, défendu, par qui et pourquoi ?
Tant qu'à faire, Elodie a-t-elle d'autres questions à poser sur la sexualité ? Y a-t-il des choses qu'elle n'a pas bien comprises dans ce domaine ?
Tout ceci, demandé dans une ambiance bienveillante, et non inquisitrice !!
La grande sœur, ici interlocutrice, qui n'est pas en fonction de psychothérapeute ni de juge, peut certainement partager ses idées personnelles sur la nature et le sens de la sexualité, voire des éléments de son propre itinéraire sexuel.

B. Le secret demandé par Elodie ne peut pas être entièrement gardé

Une grande discrétion, oui ! Mais certainement pas, ipso facto, le secret vis-à-vis des parents.

-- Si les parents d'Elodie sont connus comme « bons parents ... parents normaux, aimant leurs enfants », - ce qui est le cas le plus souvent - la grande sœur doit les informer, pour qu'ils puissent exercer directement leur mission d'éducation et de dialogue. Je propose pour ce faire, le scénario suivant, quelque peu idéal, j'en conviens :
- La grande sœur parle aux parents, partage leurs émotions, leur demande encore un peu de patience et de discrétion ; elle leur explique ce qu'elle a déjà échangé avec Elodie, et ils esquissent ensemble ce que sera l'intervention des parents ;

- Peu de temps avant la rencontre Elodie-parents, la grande sœur avertit Elodie qu'elle n'a pas pu garder le secret vis-à-vis des parents parce que tout secret n'est pas bon à garder. Elle informe l'enfant que ceux-ci ne sont pas fâchés, mais désirent comprendre et guider. Elle ajoute qu'elle sera présente lors de la discussion avec eux, sauf si Elodie ne le souhaitait pas ;

- Effectivement, elle assiste au dialogue qui s'en suit avec les parents.

--  Dans les rares cas où les parents sont vécus négativement parce que souvent rejetant, incapables de comprendre, trop potentiellement prêts à « massacrer » les deux enfants et notamment le petit garçon, on peut penser que le moindre mal, alors, est que la grande sœur règle les choses confidentiellement, en se référant à toutes les indications suggérées dans le présent texte (cf. La sexualité des enfants, p. 208)

C. Le message des parents à Elodie

- Il s'agit d'abord de prolonger la description à visée compréhensive commencée par la grande sœur, en s'appuyant sur les narrations déjà faites, donc sans imposer à Elodie d'encore tout raconter dans les détails ;
- Dans la majorité des cas, les parents concluront des échanges en cours qu'il s'agissait encore d'un jeu sexuel, prenant place dans le cadre d'un développement sexuel sain (cf. La sexualité des enfants, p.52 et sq.) Avec cette nuance supplémentaire que l'imitation des adultes y est forte (ibid., p.55) ;
- Leur réaction verbale peut alors se synthétiser comme ceci, proposée par petites touches au fil du dialogue : « La sexualité est une chose bonne et gaie ... il arrive que les enfants fassent des jeux sexuels, loin des parents ... ils peuvent le faire quand ils sont ensemble bien d'accord de le faire, jamais en obligeant l'autre. Mais ces jeux doivent rester « modérés » : on peut regarder, montrer, toucher, mais ne pas se mettre l'un sur l'autre et faire le sexe comme les adultes. Pour cet acte-là il faut attendre d'être grands. Elodie et Lucas devinent bien qu'ils étaient trop petits pour faire ça, c'est d'ailleurs, pour cela qu'Elodie en a parlé à sa sœur. Alors, comme sanction, parce qu'ils ont exagéré, Elodie doit promettre de ne plus jamais faire aucun jeu sexuel avec Lucas » ;

- Tout ceci, bien sûr, en écoutant les questions et réactions d'Elodie, pour qu'elle saisisse bien le sens de tout ce discours. Dans le livre La sexualité des enfants, p. 234 et suivantes, j'ai développé le concept de « règles puissantes » : ce sont des règles que les parents sont invités à poser avec force pour interdire des actes qui, sans être mauvais en soi, sont cependant trop « hors culture, hors convenances » ( par exemple trop précoces ) et donc, ne peuvent pas être admis, en moyenne, dans la culture dont participent les parents ;

- Par ailleurs, si Elodie s'avérait relever d'une personnalité perturbée, il faudrait adjoindre l'aide d'un psychologue à ces interventions éducatives de base.

D. Au-delà d'Elodie

-- Supposons que les parents de Lucas soient identifiés comme faisant partie, eux aussi, de la grande cohorte des « bons parents » Les parents d'Elodie doivent les avertir à leur tour et essayer d'obtenir d'eux la même intervention éducative qu'ils ont eu vis-à-vis de leur petite fille.


Pas toujours facile, car les parents s'énervent parfois les uns les autres, désignant des coupables, dramatisant, signalant à la police des jeux sexuels d'enfants alors diabolisés : l'horreur, quoi !

Ce serait donc bien si les quatre parents s'unissaient pour recadrer leurs enfants quelque peu précoces, sans les culpabiliser et en le socialisant mieux. L'idéal serait que leur intervention se termine avec Lucas, son papa, Elodie et sa maman, qu'on refasse le point avec eux et qu'on leur résume ce que l'on attend. Pour peu que les deux enfants aient marqué leur souhait de rester amis !

--  Sans stigmatiser les deux enfants, sans répéter à nouveau tout ce qui leur a déjà été dit, ce serait bien, enfin, si l'on trouvait moyen de sensibiliser davantage l'école autour de toute la vie sexuelle qui s'y déroule, et de la manière de la cadrer : à tout le moins, si des enfants trouvent le temps de se déshabiller dans les toilettes, c'est qu'elles ne sont pas bien surveillées ! J'en parle dans le livre La parole de l'enfant en souffrance, déjà évoqué, p. 44 et sq.

(3). Entre autres, qui a eu l'idée de « faire le sexe comme les grands » ? Et d'où l'va-t-il appris ? La réponse a des chances d'être banale (vidéo, TV) et l'initiateur peut être le garçon ... ou la fille, mais on ne peut pas exclure un point de départ davantage traumatique (abus)

Mots clé 

JEUX SEXUELS, confidences, confidentialité, développement sexuel, fiabilité (parole de l'enfant), secret (d'enfant), précocité sexuelle chez l’enfant v Jeux sexuels de forme précoce entre enfants  sexualité des enfants, sexualité saine, sexualité normo-développementale, développement sexuel de l’enfant, exploration sexuelle, activité sexuelle entre enfants, curiosité sexuelle, initiation sexuelle