Une maman m’écrit

Bonjour Professeur, 

Je me permets de faire appel à vous au sujet de ma fille, Camille, neuf ans, qui éprouve les plus grandes difficultés à s'endormir, et ce depuis sa venue au monde. Je ne sais en effet plus quoi faire pour l'aider, ses difficultés ne semblant que s'accroître.
Ainsi, Camille commence à manquer véritablement de sommeil ceci étant marqué par des difficultés de réveil, et des yeux marqués.
Camille est née alors que ma propre mère était en fin de vie, et j'évoque ceci en espérant que les détails que je pourrais vous donner vous permettront peut être de m'aiguiller, nos nombreuses démarches s'étant jusqu'alors soldées par des échecs.
Toute petite donc, Camille éprouvait déjà des difficultés à s'endormir en dehors de mes bras, mais je me suis toujours attachée à la garder dans sa chambre (certes dans mes bras) puis à la coucher dans son lit. C'était un bébé qui pleurait  beaucoup.
A la crèche, les nourrices l'ont mis en quarantaine tellement elle empêchait les autres enfants de s'endormir à force de pleurer.
J'ai consulté maintes fois sans qu'aucune pathologie particulière n'ait été
décelée.

Jusqu'à environ ses cinq ans, ne serait-ce que le coucher était un supplice pour elle, mais à force de patience et de fermeté, elle a fini par accepter cet état de fait.
Une fois endormie, son sommeil reste très léger, et le moindre bruit la réveille. Il est des périodes où ses difficultés sont plus où moins accentuées, où malgré une journée en plein air, ou d'école suivie de garderie, et de tout ce qu'on impose aujourd'hui à nos enfants lorsque les parents travaillent, Camille ne s'endort que vers les 23 h 00 - minuit pour un réveil de plus en plus tardif et difficile, et souvent de mauvaise humeur.
Pour ce que je nommerai des périodes plus douces, Camille ne trouve le sommeil que sur les alentours de 22 h 22 h 30. Je la couche vers 20 h 30, et durant tout ce temps, elle reste dans son lit, silencieuse, (ce que je ne comprends pas non plus car rester deux à trois heures seule à tourner en rond dans son lit est déjà pas plaisant à quarante ans, alors à neuf ...) et se lève deux ou trois fois prétextant aller aux toilettes.
Depuis toutes ces années mes démarches ont été les suivantes : 

- rituels du coucher (berceuse, câlin, histoire) ont toujours été respectées lors de sa petite enfance,
- nous avons toujours essayé d'en discuter pour comprendre si quelque chose  la préoccupait, l'inquiétait,
- je lui ai fait consulter notre médecin de famille sans ma présence dans le  cabinet (avec son consentement) en me disant qu'elle n'osait peut-être pas me dire quelque chose, en vain,
- le verre de lait chaud, les tisanes, l'homéopathie n'y font rien.


Je me présente à vous désarmée et très inquiète car je crains que cette accumulation de manque de sommeil finisse par lui nuire, et je n'arrive pas
à savoir ce qui peut l'angoisser autant. Elle me dit que même fatiguée (baillant, yeux  piquants, elle n'arrive pas à s'endormir mais m'assure ne pas être préoccupée)


- depuis deux ans elle lit pendant environ 1/2 heure avant le couvre feu, (20 h 45)
- j'ai fini par consulter le responsable du service de pédopsychiatrie du CHU de  B.  dont les conclusions ont été : Camille est d'une intelligence particulièrement
élevée, elle n'a pas de syndrome dépressif, peut être un léger blocage au  niveau de l'écriture qu'elle devrait pouvoir surmonter sans suivi particulier.

Mon mari pense qu'il faudrait peut être médicaliser le problème avec un  médicament mais cette solution ne m'apparaît opportune s'agissant d'une fillette  de neuf ans seulement.


J'ajouterai que Camille a des difficultés à accepter l'idée de la mort, refuse catégoriquement d'entendre certains termes comme « cimetière » « église », ou autre, Camille n'a pas connu ni mon père, ni ma mère et je sais que cela la
perturbe même si ce n'est évidemment pas un sujet dont nous parlons quotidiennement. Par exemple, si je concocte un plat qui lui plait et qu'elle me  demande d'où je tiens la recette, si j'ai le malheur de répondre que c'est une des spécialités obtenue de maman, Camille se ferme et cesse tout commentaire. Je préciserai ici que bien évidemment je n'évoque pas ces souvenirs la larme à l'oeil,  c'est pour moi juste une façon d'assurer une continuité, et l'évocation de bons souvenirs.


Par exemple encore, sa petite soeur âgée de trois ans lui a dit dernièrement qu’elle ne sera jamais morte, et Camille s'est mise à pleurer ne sachant quoi lui  répondre. En revanche elle a ses deux grands parents paternels, qu’elle voit régulièrement avec plaisir.


Je vous prie par avance de bien vouloir pardonner ce mail sûrement décousu,  mais aujourd'hui je suis très préoccupée et ne sais plus quoi faire pour aider Camille à trouver enfin un sommeil apaisant et réparateur.


Je vous prie de croire, Monsieur le Professeur, en l'assurance de mes  salutations respectueuses.

Je lui réponds : 

Chère Madame,

 

La difficulté persistante d’endormissement vécue par Camille est en effet bien mystérieuse, même pour un pédopsychiatre expérimenté ! Mes collègues, que vous avez consultés à B., n’ont-ils pas fait d’hypothèses plus précises  à ce propos ?

 Pour ma part, je vous en propose l’une ou l’autre, qui peuvent s’additionner,  étant bien entendu que  je vous les avance « sur la pointe des pieds » :

 

  1. Il peut s’agir, au sens large du terme, d’un problème psychique de type « cognitif » que l’on rencontre de loin en loin chez des enfants très intelligents : ils ne parviennent pas à s’arrêter de penser, à préparer leur esprit au sommeil quand ils sont au lit. Ils continuent à réfléchir trop intensément à ceci ou à cela, sans capacité de se déconnecter pour vagabonder dans la rêverie, comme le fait le commun des mortels, et finissent (trop) doucement par être vaincus par la fatigue.

Mais je n’ai jamais vu cette caractéristique opérer avec une telle intensité et durée. S’y ajoute-t-il, dans le psychisme inconscient de Camille, une peur particulière de la mort, de la mort qui peut arriver pendant le sommeil, du néant ? Ce n’est pas impossible, vu les circonstances de sa naissance - enfant liée à une mort très importante - et vu que, de temps en temps, elle vous donne des indices sur sa sensibilité à la mort, via des commentaires pendant sa vie éveillée. On dirait aussi que l’évocation de sa grand-mère maternelle, même via des anecdotes banales,  continue à bouleverser quelque chose au tréfonds d’elle.

Toutefois, c’est une sorte de traumatisme inconscient car si je comprends bien, elle n’en n’a jamais parlé ni à vous, ni au généraliste, ni à mes collègues … et je ne crois pas qu’elle puisse ni qu’elle désire garder volontairement secrète une angoisse dont elle identifierait le contenu.

  1. Deuxième hypothèse, plus « cérébrale » : elle a un rythme du sommeil décalé. Si elle avait le droit de se lever tard, ce serait alors simplement, en tout cas aujourd’hui, une « couche tard – lève tard » Vous pourriez faire des expériences à ce sujet, par exemple en lui permettant d’aller dormir à 21 heures 30, voire 22 heures en période de vacances, en observant vers quelle heure elle s’endort, puis elle se lève spontanément, et si elle est fatiguée après le lever.
  2. Hypothèse complémentaire et encore plus incertaine : Certains enfants se fixent à un problème (par exemple alimentaire, énurésie, etc …) lorsqu’ils remarquent que leur problème soulève beaucoup d’énergie émotionnelle dans la famille et leur donne indirectement beaucoup d’attention et de place.

Pour « tester » cette hypothèse, il vous faut arriver à grer la situation comme une vraie difficulté, mais avec un maximum de détachement émotionnel et en n’en parlant qu’un minimum devant elle. 

Tout cela étant possible, qu’est-ce que je vous recommande ?

 

- Consulter un neuropédiatre ou un pédiatre vraiment spécialisé dans les questions de sommeil de l’enfant et réfléchir avec lui à la possibilité de décalage des rythmes. Je crois savoir qu’alors, ils disposent de pistes de travail pour réhabituer progressivement les personnes à un rythme plus standard.

- Ou/et voir si l’on n’arriverait pas à changer ses habitudes via  une cure médicamenteuse (d’une durée de trois à six mois, de préférence sous forme de gouttes où l’on peut progressivement y substituer des gouttes placebo)

- Continuer à gérer l’endormissement comme vous le faites, mais avec un maximum de détachement et sans beaucoup parler du problème. L’idée, ici c’est de lui commenter l’une ou l’autre fois, à, un moment où elle vous écoute bien : « Tu as cette caractéristique là … nous ne savons rien faire que ce que nous faisons déjà. Toi et nous devons t’accepter pour le moment comme tu es, y inclus avec ta fatigue matinale … nous allons laisser du temps passer et ne plus nous activer à chercher de nouvelles solutions »

- Vous pouvez néanmoins « parier » sur une démarche d’aide inverse, c’est à dire qu’une psychothérapie longue et approfondie pourrait finir par « toucher et libérer » de possibles angoisses inconscientes autour de la mort. Mais le résultat n’est pas garanti, et il faudrait d’abord vraiment que Camille soit très motivée par cette perspective (c’est à dire très gênée par son problème …)

 

Voilà tout ce que je pense. Amicalement.