Ados auteurs d’abus ou de pseudo-abus

 Jean-Yves Hayez      

 
 

 

 
                    

Une première version de ce texte a été publié dans la revue Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence, 2010, 58-3,112-119. Ceci en constitue un second remake (été 2021).       

 

Résumé : La propension de nombre d’adolescents à l’agir facile les conduit régulièrement à la transgression sexuelle et, pour quelques-uns, jusqu’à l’abus sexuel. L’article propose une catégorisation des adolescents qui abusent, ceux dont la santé mentale et l’avenir sont préoccupants et les autres. Il décrit également les nombreuses situations de doute où il est et reste indécidable de savoir si l’on a à faire à un abus ou à de la sexualité consentie. Il propose un modèle de prise en charge pour ces situations de doute. 

Summary : A lot of adolescents like acting quickly and intensively. It leads a part of them to sexual transgressions and a little part to sexual abuse. The article proposes a categorization of these who abuse, describing juvenile sex offenders whose mental health and human future may really preoccupate and the others. It also describes the frequent doubtful situations, in wich it is impossible to decide whether it was abusive or consensual  sex activity. It proposes a way to care these doubtful situations. 

§ I. Les ados et les agirs faciles 

I. Davantage qu’à d’autres âges de la vie, plutôt que d’investir l’introspection et la planification mentale, nombre d’adolescents produisent des actes, à ciel ouvert ou dans l’intimité, seuls ou avec l’un ou l’autre copain – ou copine – sûr(e) Ces actes ont les caractéristiques que voici : 

►- Ils peuvent être peu réfléchis, répondre très rapidement à des stimuli externes (tentations, frustrations, occasions de se mettre en évidence, de provoquer, de prendre des risques, etc…) ou aux vagabondages de l’imagination du moment. 

►- Ils sont souvent « forts », rudes, bruyants, chargés d’énergie. 

►- Ils peuvent être spectaculaires, destinés à se démontrer l’audace et la puissance que l’acteur ressent, et destinés aussi au regard de l’autre. 

►- Et surtout, ils aiment explorer les zones-frontières du convenu/convenable et même les dépasser : explorations de l’inconnu plus ou moins angoissant ; créations totalement innovantes ; flirts avec le danger ; défis face au défendu, et même explorations d’une puissance de Mal que l’ado devine en lui. Milton Erikson disait « L’adolescent aime faire l’expérience de tout ce qui est possible, mais il voudrait que cela ne porte jamais à conséquence ( 43, in Haley, 1986) ». 

►- La répartition dans la durée de ces actes forts, incongrus, inquiétants est très variable : de l’acte spectaculaire isolé, à ceux qui s’exacerbent et se répètent le temps d’une « passe » significative, jusqu’à la personnalité marquée habituellement par l’agir.

II. Pourquoi fonctionner ainsi ? 

Il existe chez ces adolescents une résonance favorable entre des caractéristiques personnelles et d’autres, socio-familiales contemporaines : 

►- Caractéristiques personnelles : efflorescence des pulsions, des hormones, irrégularités des neurotransmetteurs diencéphaliques ; faiblesse de la mentalisation ; désir de s’affirmer, de briller, pour soi et pour les autres ; désir de dominer ; désir de défier, de ne plus accepter les limites ( O’Hanlon, 1998 ) ; attrait pour la performance, pour de nouvelles compétences conquises ; attrait des plaisirs nouveaux découverts ; faiblesse d’un Sur-Moi qui serait resté quelque peu contenant, etc. 

Mais les motivations qui jouent à l’origine de l’agir sont parfois plus pénibles et pas toujours conscientes : angoisses nouvelles et désir de les dénier ; moments de chute de l‘estime de soi, ici déniés dans des actions « étourdissantes » ou vengeresses ; et plus banalement, frustrations de la vie que l’action permet d’oublier ( Lindsey, 2001 ). 

►- Côté socio-familial : Faiblesse de la fonction paternelle et de l’autorité ; incitation à la consommation ; pregnance du message « You like it, just do it » ; loi du plus fort ou du plus malin ; entraînement par la présence du petit groupe du moment, etc. … 

III. Cet investissement privilégié de l’action concerne de nombreux domaines. 

Dans le cadre de ce texte, je me limiterai à celui de la sexualité. On peut s’attendre à de nombreuses « sorties de route » par rapport à l’itinéraire adolescentaire standard que se représentent les adultes bien-pensants contemporains : la bonne et vieille masturbation, restant in fine sous contrôle de la volonté ; une consommation occasionnelle et plutôt précoce de pornographie ; l’éveil de l’amour couplé plus tard au désir physique et à la première réalisation un peu anxieuse de celui-ci, mais pas avant quinze ans et onze mois, quand même … 

Un certain nombre d’ados sortent allègrement de ce schéma, souvent dans la discrétion – du moins si on appelle encore discrétion l’anonymat partagé sur Internet -. Ils en sortent pour faire des expériences « spéciales », précoces, parfois glauques, sans être pour la plupart franchement immorales. Citons : 

►- Le goût prononcé pour le plaisir sexuel que découvrent et cultivent certains : éroto-philie qui peut aller jusqu’à la dépendance au sexe, avec ce que cela entraîne comme sexualité abondante dans la vraie vie – de la masturbation fréquente à la drague perpétuelle au collège ou au lycée,  aux plans Q et aux fucking friends – et comme multiplication des contacts sexuels sur Internet.

Eventuellement même, se déclarer plus ou moins ouvertement bi et pratiquer avec les deux sexes. 

►- L’audace à faire très tôt ce que d’autres n’osent pas faire : coucher avec sa petite amie de onze, douze ans ; draguer ou se faire draguer par un adulte et se faire initier par lui à treize ans, etc. 

►- Utiliser les ressources de l’image et d’Internet pour promouvoir leur sexualité : trafic d’images ou de clips vidéo perso, dénudés voire porno sur les GSM et les réseaux sociaux; sex-webcams et autres conversations et pratiques obscènes en ligne, etc. ( Hayez, 2009 ). 

►- En flirtant avec l’immoralité, la perte de dignité humains, se livrer à de la bizarrerie sexuelle : zoophilie, infantilisme, électrostimulation à basse tension des parties génitales … pour beaucoup, ce sera quelques expériences sans lendemain, par curiosité, pour se démontrer que l’on ose et pour jouir autrement ; quelques-uns s’y fixeront et vivront donc une dimension perverse de leur sexualité, et s’y réduiront même de loin en loin ( Hayez, 2003 ). 

§ II. Les ados auteurs d’abus sexuel

I. Présentation générale

 

Ce goût pour une sexualité hors normes et agie rapidement peut-il inclure l’abus, c’est à dire une activité sexuelle avec un autre non consentant ou dont le soi-disant consentement, pas du tout éclairé, ne constitue qu’une apparence ? 

  1. Oui, inévitablement, mais pas si souvent, car la grande majorité des ados sait, au moins d’intuition : 

►- Que ce sera jugé comme une faute grave si c’est découvert, et donc que c’est dangereux. Et tous n’ont pas un sentiment d’invulnérabilité et un besoin de défi qui les pousse à braver ce risque précis, loin de là ! 

► - Que c’est mal et qu’ils vont faire souffrir ou perturber leur victime ;Même si, comme signalé plus haut, les ados veulent parfois expérimenter leur puissance de Mal, c’est rarement sans conflit avec leur conscience morale. C’est plus simple pour eux d’arracher les ailes d’une mouche ou de faire une traîtrise anonyme que d’affronter les larmes d’une petite cousine qu’ils auraient brutalisée sexuellement. Larmes qui peuvent revenir les hanter la nuit, juste avant de s’endormir, avec leur charge d’angoisse, de honte et de culpabilité. 

Par ailleurs, qnd ils franchissent le pas de l’abus, c’est très rarement en référence à une pression interne ou externe incoercible. Ils savent ce qu’ils font et pourraient choisir de ne pas le faire, même si des Voix internes, et parfois externes (viol en groupe) ou externes leur soufflent à l’oreille d’y aller. Et donc, ils auront des comptes à rendre à leur conscience et à la société pour ce qu’ils font. Le cas Ethan, décrit plus bas, montre que ces comptes à la conscience se paient parfois à retardement.

 Lorsque des ados commettent un ou des abus, on peut les répartir sur un gradient, prédictif de la normalité ou de la perturbation à venir de leur personnalité. 

Au pôle « favorable », l’abus signe une « mauvaise passe », voire le dérapage d’un moment chez un adolescent dont la personnalité n’est ni significativement perturbée, ni franchement immorale. Selon ses propres critères, qui ne sont pas toujours objectifs, son acte va rarement à l’extrême du possible en matière d’atteinte de la victime : il s’arrêtera à des attouchements, tout au plus à une fellation, plutôt que réaliser la pénétration vaginale d’une petite fille. Son acte est souvent isolé[1]  ou ne se répète cette que sur une brève unité de temps, quelques mois au maximum. Puis, l’adolescent mûrit et part vers de nouvelles aventures, par exemple amoureuses, en regrettant peu ou prou les abus commis. Ce pôle que j’appelle « favorable » constitue bien le plus fréquent. 

Au pôle opposé, l’abus est souvent répétitif, le plaisir y est recherché sans limites, sans la moindre considération pour la victime et la personnalité de l’adolescent qui s’y livre présente un solide et tenace mélange de perturbation psychologique et d’immoralité. Mais c’est nettement plus rare ; et entre les deux pôles, il y a un gradient de fréquence décroissante.

 Ne faisons pas dire à l’échelle ce qu’elle ne dit pas ! 

► - Elle ne parle pas de ce que l’on pourrait appeler « l’intention du moment » de l’auteur. Il ne faudrait pas déduire que, au moment où ils commettent leur abus, tous les ados situés au premier pôle sont des doux, bien gentils, à peine égarés. Il est tout à fait possible qu’ils vivent alors une passe tout à fait négativiste de leur vie : par exemple, ils désirent intensément salir leur toute jeune proie, issue des nouveaux amours de leur mère et de son compagnon…mais les moins perturbés se limiteront à des formes qu’ils estiment non-douloureuses, non-abimantes dans la durée, non-effrayantes. 

► - De la même manière, l’échelle ne donne pas d’indication forte sur la forme externe ni le contexte de l’abus. 

► - Elle ne parle pas non plus des effets sur la victime, encore que l’on sache que, statistiquement parlant, ce qui vient d’un adolescent est moins traumatisant à long terme que ce qui vient d’un adulte[2], et qu’un acte isolé est moins nocif qu’un acte répété, a fortiori lorsque la récurrence de celui-ci est imprévisible. 

II. Premier pôle : les auteurs au devenir non (ou peu) préoccupant

 Ce sont donc les plus fréquents parmi les auteurs. 

Ils arrivent à l’abus en raison du jeu combiné et momentané de facteurs personnels ou socio-familiaux déjà évoqués à propos des agirs faciles, mais qu’il me semble important de reprendre ici : 

- Caractéristiques personnelles : efflorescence des pulsions, des hormones, irrégularités des neurotransmetteurs diencéphaliques ; faiblesse de la mentalisation ; désir de s’affirmer, de briller, pour soi et pour les autres ; désir de dominer ; désir de défier, de ne plus accepter les limites ( O’Hanlon, 1998 ) ; attrait pour le résultat ; plaisir des nouvelles compétences conquises ; attrait des plaisirs nouveaux découverts ; faiblesse d’un Sur-Moi qui serait resté quelque peu contenant, etc. 

Mais les motivations qui jouent à l’origine de l’agir sont parfois plus pénibles et pas toujours conscientes : angoisses nouvelles et désir de les dénier ; moments de chute de l‘estime de soi, ici déniés dans des actions « étourdissantes » ou vengeresses ; et plus banalement, frustrations de la vie que l’action permet d’oublier ( Lindsey, 2001 ). 

- Côté socio-familial : Faiblesse de l’autorité paternelle ; incitation à la consommation ; prégnance du message « You like it, just do it » ; loi du plus fort ou du plus malin ; entraînement par la présence du petit groupe du moment, etc. 

 

 

► - Pour une partie d’entre eux, il ne s’agit ni plus ni moins que d’un dérapage, comme je l’ai évoqué dans un article spécifique : Dérapages sexuels d'adolescents 

► - Pour d’autres, c’est un épisode de vie transitoire certes, mais dont ils assument sur le moment même les intentions et la réalisation,  sans angoisse ni culpabilité, …Ils en sortent après une fois, après quelques épisodes sur 15 jours, tout au plus après un semestre en s’en tenant souvent à une seule proie. Après, ils s’arrêtent parce qu’ils commencent à avoir peur ou à se moraliser, eux aussi, ou ils oublient et passent à autre chose, par exemple à une vie sexuelle d’ados avec partenaire de leur âge. Quelques courriels reçues sur mon site web montrent que, pour une partie d’entre eux, la culpabilité peut apparaître beaucoup plus tard.

 En voici quelques illustrations : 

► - Grande sœur qui veut « sucer » un petit frère avec qui elle s’entend habituellement bien, en passant outre ses réticences ; grand frère qui veut montrer son éjaculation ; cousin qui veut attoucher sa petite cousine en profitant d’un jeu de cache-cache ; baby sitter qui utilise une situation de bain, etc.

 

Lors d’une séance de psychothérapie, Juan (huit ans) me dessine une fille nue avec quelques poils et un gros clitoris surchargé au crayon noir. Avec beaucoup de gêne, il m’explique que, il y a à peu près un mois, sa grande sœur ( quatorze ans ) lui a montré et expliqué son sexe en détail, puis a exigé qu’il le touche et le lèche … Après, elle lui a demandé pardon et lui a fait jurer de se taire …  leurs relations sont redevenues plutôt positives, mais ils n’en parlent jamais. 

On devine bien le besoin d’affirmation de soi, un surcroît momentané et imprévu d’excitation érotique, l’angoisse quant à l’intimité avec un vrai partenaire du même âge, etc., qui président à de tels comportements, souvent improvisés sans être pour autant impulsifs. 

► - Comportements de surenchère en petit groupe : par exemple, participation à la diffusion d’images dénudées d’un-e condisciple ; et même ce que vit une partie des participants d’une brutalisation sexuelle collective,  d’un viol collectif, d’un bizutage à caractère sexuel  : souvent les plus jeunes, les plus suiveurs se laissent plus ou moins gagner par l’excitation du moment, par l’abaissement des normes en groupe, et ne se permettent pas de dire non ( angoisse, image sociale ). 

- Depuis 3 mois, Ethan (13 ans) importune sexuellement sa sœur Lisa (9ans 1/2).
Environ une dizaine de fois, il y a eu attouchements, masturbations et même fellations. Ethan, costaud pour son âge, dominant et peu nuancé dans ses propos, use de la force physique qui émane potentiellement de lui pour que Lisa ait suffisamment peur, se soumette et n’ose pas en parler.

Un beau jour, dans un bungalow de vacances à l’étranger, les parents les surprennent. Colère ! Scandale ! Dès la fin des vacances , Ethan est envoyé vivre chez ses grands-parents et je suis contacté. Je proposerai très vite que les parents et Lisa se fassent aider par une psychothérapeute en qui j’ai confiance, mais avec qui je n’aurai aucun contact. Moi-même, je me réserve l’accompagnement des parents et de l’auteur, avec beaucoup de pain sur la planche : se mettre d’accord et énoncer des paroles justes à propos de ce qui s’est passé ; énoncer la Loi et définir une sanction appropriée ; aider psychologiquement si nécessaire les uns et les autres : aider Ethan à se faire une représentation juste de la sexualité en général et de la sienne, avec la sociabilité qu’elle doit connoter.    
Il a donc existé un panaché de rencontres avec Ethan seul, avec les parents seuls, avec les parents et Ethan; (et parfois en plus Louis, le frère de 15 ans d’Ethan) . Ethan a spontanément et très vite souhaité écrire une lettre d’excuses à sa sœur, et celle-ci, libre de l’accepter ou pas, a bien voulu la lire. Au fil du temps, lentement, ils ont reconstruit à deux une relation courtoise, mais distante Ce qu’il y avait à dire et à commenter sur la sexualité et l’inacceptable de l’abus a été dit. La sanction programmée par les parents a été dure, tout comme leur réorganisation de la famille (un an d’internat scolaire et séjour dans sa chambre les w-e, sauf au moment des repas ; non-participation aux vacances familiales l’année d’après)... et j’ai aidé Ethan à l’accepter. J’ai parlé avec lui de mille choses relatives à l’adolescence et aux relations familiales et sociales.  Un des points les plus difficiles a été de réconcilier Ethan et sa maman, de faire se reconstruire une relation au moins raisonnablement positive, car la maman était vraiment choquée par ce qui s’était passé et avait une véritable répulsion pour Ethan

Par ailleurs, j’ai encouragé Ethan à s’introspecter sur le sens de son passage à l’acte sexuel ( entre autres, il se sentait jaloux de la place privilégiée qu’il ressentait pour Lisa dans sa famille). Je l’ai aidé à évaluer la souffrance qu’il avait provoquée. J’ai essayé de surveiller (veiller-sur…), tant que faire se peut, l’évolution de sa sexualité ( e.a. ; la nature de ses fantasmes masturbatoires, sans entrer dans les derniers détails érotiques ; les objets de ses désirs sexuels; son éventuelle attirance pour les enfants). Ce travail a pris deux bonnes années…

Epilogue : Vers ses vingt ans Ethan me recontacte d’initiative…il se sent déprimé, principalement parce que sa copine du moment l’a laissé tomber. Une psychothérapie individuelle se met en place et dure quelques mois ; vers la fin, il va beaucoup mieux, il a une autre copine et il me dira un jour, sans que je le lui demande, qu’il lui arrive de passer avec elle une après-midi entière au lit et qu’il peut l’honorer quatre fois. Comme quoi, le thème de sa capacité virile, hyper ploitically correcte cette fois-et sans doute de l’intérêt dont il se représente que je lui attribue- n’a jamais été très loin. Et quelques semaines avant, il m’avait confié : » Vous savez, je pense encore parfois à ce que j’ai fait à ma sœur. Comment ai-je pu lui faire ça ? Je me sens si coupable ! » De quoi travailler la question de la faute et du pardon, à se donner soi-même…

Voici quelques objectifs de la prise en charge de ce premier pôle d’auteurs :

Je ne détaillerai donc pas ce qu’il en est de la prise en charge de la victime ni d’une réflexion menée avec les parents et les tiers associés à l’événement. 

Certains objectifs peuvent être atteints via l’éducation et la réaction socio-judiciaire éventuelle, et d’autres via des entretiens psychologiques, voire des psychothérapies à public variable : séances individuelles ; séances père-fils auteur ; séances familiales, etc. C’est tout, sauf facile, de mener un dialogue « autour de tout ça » avec les ados ici concernés. Après découverte des faits, beaucoup, morts de honte ou d’angoisse, ou morts de rage parce qu’on les a débusqués, se congèlent au moins transitoirement. Plus que jamais l’art de l’apprivoisement demande des intervenants chevronnés.[3] 

Les objectifs ? 

► - Maîtrise de leurs émotions par les adultes appelés à faire face à l’auteur[4]. 

► - Discrétion ; non-dramatisation ; non-ingénuité et vigilance plus efficace à l’avenir. 

► - Parler de l’adolescence en général ; rencontrer l’image du monde, les intérêts et les préoccupations globales de l’adolescent. 

► - Parler de la vie sexuelle des adolescents, de l’abus sexuel qui a eu lieu. Discuter du sens de la sexualité, de ce qui est permis et défendu et bien et mal en matière sexuelle. Vérifier le niveau de connaissances et d’éducation sexuelle. 

► - Parler de la Loi ; interdire la récidive ; chercher une sanction proportionnée et constructive. 

► - Parler du vécu des victimes ; améliorer la « connaissance empathique » de la personne de la victime. Dans certains cas, un dialogue « adolescent-victime » est possible, les fois où l’auteur est prêt à présenter ses excuses, et la victime prête à l’entendre. 

► - Si des problèmes psychiques momentanés peuvent contribuer à expliquer ce qui s’est passé, les prendre en charge. 

III. Les abus relevant de personnalités inquiétantes 

J’en distingue trois catégories:

 ► -La plus fréquente est constitué par « les agressifs-dominants, peu sociables ni empathiques et amateurs de plaisirs sexuels (sexo-hédonistes) ». Par argumentation intellectuelle sciemment fallacieuse, par séduction ou par la force, voire la terreur, ils se servent de plus jeunes comme de poupées sexuelles, sur des durées longues. Ils les trouvent dans la fratrie, dans la famille élargie ou au dehors. Ils peuvent aussi abuser de jeunes de leur âge, voire d’adultes. Leurs partenaires sont souvent multiples ; ils agissent souvent seuls, mais parfois en (petit) groupe, notamment dans le cadre d’alcoolisations. Tout au plus ont-ils parfois obtenu un « oui » hésitant au début, mais ils ne tiennent pas compte des « Non » bien plus clairs qui lui succèdent. Ils baisent et rebaisent, sans considération profonde pour le vécu de leur objet de jouissance, qu’il s ‘agit seulement de faire taire et durer. 

On peut dire d’eux qu’ils font feu de tout bois. Parfois, ils trouvent des partenaires vraiment consentants ; ils ne sont pas strictement sous l’égide d’une dépendance psychique centrée sur les plus jeunes ou les plus faibles mais, quand ils sont en manque de sexe, l’idée ne les arrête pas non plus et leur donne même parfois un piment d’excitation érotique supplémentaire. 

Ils sont donc motivés principalement par un grand investissement du plaisir physique, pour certains pas très loin d’une addiction. Ils n’ont pas beaucoup de sens moral ni de valeurs sociales, peut-être même ont-ils introjeté, à partir du témoignage de vie quotidien de leur famille, des « valeurs faussées » ( droit à l’égocentrisme, à profiter de l’autre, etc.) ( Laforest, Paradis, 1990 ). C’est certainement à leur propos que D.  Frémy pouvait écrire : « … L’agression sexuelle n’est pas repérée comme une effraction du corps de l’autre. Cet autre est mal différencié, il n’est pas considéré comme une personne mais comme une opportunité, comme celui ou celle dont on repère la vulnérabilité. La victime est instrumentalisée, réduite à l’état d’objet … » ( Frémy, 200                                                                                                                                   

► -Déjà bien moins fréquents, mais très ciblés par la littérature scientifique, sont les adolescents qui ont eux-même vécu dans une ambiance de grande violence, globale, psychologique, physique ou/et sexuelle dont ils ont été témoins et qu’ils ont directement subi ( Awad, Saunders, 1984 ; Berger, 2008 ; Vizard, Monck, 2006). Ils ont longtemps encaissé en silence, en essayant de se protéger vaille que vaille. Ils n’ont guère pu en parler ni bénéficier de solidarité. 

Des représentations traumatiques continuent donc toujours à agir en eux, pas vraiment refroidies, mi-conscientes, mi-inconscientes, avec de loin en loin des moments de grande angoisse ou de rage. Progressivement, pour retourner la situation interne ( et externe), ils s’identifient à l’agresseur … c’est souvent autour de leur pré adolescence que des fantasmes, puis des intérêts et des comportements commencent à les habiter, jusqu’à la brutalité apparemment insensible, la cruauté, le sadisme. S’ils y trouvent de la jouissance physique et du plaisir d’emprise vécu comme agréables, ils apprennent à reproduire ces comportements et à s’y fixer. 

De tels ados sont comme des bombes à retardement : face à une occasion qui leur rappelle leur passé, même inconsciemment, ils peuvent décharger une grande masse d’agressivité et de sexualité brutales sur un plus faible ou sur une cible évocatrice. On les trouvera donc davantage du côté du viol ou du quasi-viol. Dans les cas gravissimes, les voici serial-killer à l’âge adulte.

Cette catégorie d’adolescents vit plus intensément que la précédente le besoin d’agresser et de vivre de l’emprise sur un type de cible relativement précis, le plus souvent faible en statut[5]  

► -Dans un autre ordre d’idées, encore bien moins fréquents, du côté d’un amour immature, plus que d’une jouissance ou qu’une emprise, on trouve à un âge précoce les plus purs des pédophiles.

Pas vraiment les pervers, qui ne sont intéressés que par quelques centimètres carrés de muqueuse-à-jouir, mais bien ceux qui, dès leurs onze, douze ans, idéalisent l’enfant de leur âge ou plus jeune, idolâtrent son corps et son être si parfaitement pur, et qui veulent fusionner avec lui, reconstituant une sorte de nirvana primitive. Au fil du temps, les désirs et les fantasmes sentimentaux et sexuels de ces tout jeunes pédophiles ne vont guère évoluer. Il est bien possible que, pendant longtemps, ils s’en tiennent à l’amour ( souvent secret ), sans intention de sexualité physique. Mais beaucoup arrivent quand même au contact charnel, plus tard dans l’adolescence. Et pour certains c’est immédiat ou quasi. Ils cherchent plus les caresses, la fusion des corps, l’impression de tout connaître et partager de l’intimité de soi et de l’autre, que les débordements de la jouissance érotique. Mais ils se fixent très souvent dans de très solides habitudes ( Miner, 2002 ).    

ILL. Le cas de Tony ( seize ans ) est exemplatif :   Je m’occupe de lui depuis plus d’un an, et il a fini par me faire part de sa pédophilie. Il n’a pas peur du terme, qu’il s’adresse à lui-même dans sa dimension « phile », « ami intense des enfants ». Tony « fond » devant les jeunes garçons en général, et il a deux, trois amis entre onze et treize ans. Ce qui l’inquiète, et dont il a fini par s’ouvrir en consultation, c’est qu’il pourrait un jour passer à l’acte sexuellement avec un garçon qui n’y consentirait pas. Ça, il ne le veut pas ! S’il n’y avait que le sentiment amoureux, avec, au bout, de la sexualité consentie, il n’aurait jamais consulté, malgré la réprobation sociale qu’il commence à enregistrer autour de lui, même dans sa propre famille, mais qui le renvoie et le conforte plutôt dans « une sorte de rêve » avec des enfants-préado

 Mais il sent bien que sa sexualité pourrait échapper au contrôle de sa volonté et commence même à le faire. Juste avant de me consulter, il a de lui-même renoncé à collectionner des images de pornographie infantile et a détruit sa collection, et il me dit s’y tenir. Dans ses fantasmes masturbatoires, ses petits copains sont souvent présents, mais « on ne fait pas de sexe, me précise-t-il, je me mets dans des paradis avec eux ». Il commence à penser : « Si un garçon me provoque et qu’il est vraiment consentant, je ne dirai pas non ». Mais j’ai peur, moi – et lui aussi, d’ailleurs – d’une dégringolade très rapide dans le champ du sexe-plaisir : s’il se met à toucher au sexe avec ses petits amis, lui si vulnérable risque fort de devenir dépendant et d’oublier jusqu’à un certain point les principes de non-violence auxquels il tient pourtant sincèrement

 Pourquoi est-ce que je parle de Tony maintenant ?  C’est pour évoquer la nature mystérieuse de la pédophilie la plus fondamentale, qui a un enracinement profond chez lui. Quand il me raconte son histoire et qu’il évoque ses liens familiaux, ça a l’air banal. Famille modeste, fonctionnelle, où il n’a été ni trop ou trop mal aimé, ni rejeté. Pas d’initiation sexuelle précoce, ni d’autres dysfonctions sexuelles. Peut-être existe-t-il en lui ce désir paradoxal de se conduire avec des plus jeunes à la fois comme une mère et comme Peter Pan. Nous cherchons honnêtement ensemble. Et s’il y avait aussi des implications génétiques dans tout cela ? Je ne pense pas qu’il existe un gène de la pédophilie ; par contre, il n’est pas impossible que la résultante de plusieurs tendances issues de la génétique, prédispose Tony à une manière tendre, protectrice, régressive d’aimer, et que ceci s’ajoute à des empreintes affectives encore à trouver.

 Ce que je veux souligner aussi, c’est que Tony prend ses responsabilités in tempore non suspecto. Ce n’est pas sur injonction, ni pour échapper à quelque sombre sanction qu’il est venu me voir. Au fond, sa position est éthique : il veut aimer à sa manière, mais sans violer le consentement de l’autre ! 

 En plus, il est d’accord de suivre mes propositions thérapeutiques : essayer de mieux comprendre la source de son attirance affective ; s’entraîner à des comportements qui réduisent l’envahissement de son psychisme par de la pédopornographie ( s’obliger à changer de fantasme ou à se masturber à toute allure quand ce n’est pas possible ). Après maintes discussions plus philosophiques et scientifiques, il s’est engagé sur l’honneur, face à lui-même, à ne jamais provoquer un jeune de moins de quatorze ans, et même à ne jamais répondre aux provocations d’un moins de douze ans et demi. Ces limites d’âge peuvent vous faire sourire et évoquer l’arbitraire, mais elles ont été soigneusement pensées par lui. Je les respecte tout comme, globalement, je le respecte.

 La prise en charge de ces adolescents relève de programmes structurés et longs.

Leur description ne fait pas l’objet de cet article[6]. Tant par respect pour eux que pour protéger des victimes potentielles de possibles récidives, il faut adjoindre à leur prise en charge éducative et thérapeutique un contrôle social effectif et réaliste de leurs comportements, le temps qu’il faut, quand on les laisse libre d’évoluer en société. Contrôle social et traitement ne doivent en aucun cas être confondus : Je m’en étais expliqué dans un article inédit consacré à la prise en charge des délinquants sexuels ( Hayez, 2006 ) : « La prise en charge des auteurs de délits sexuels » 

La mise en place « autorisée » de ce contrôle social suppose l’intervention des autorités judiciaires.

 &III. Activités sexuelles d’évaluation délicate ; quand le doute s’installe et persiste…. 

Dans certains cas, pas si rares, il n’est pas possible, transitoirement ou définitivement, de déterminer clairement s’il s’agissait d’un abus ou d’un acte consenti par les deux ( ou N ) partenaires impliqués ( Lamb, Coakley, 1993 ). Ce doute est lié à la dynamique et à la nature des faits, au statut des personnes impliquées et à leur discours. 

Il est parfois même lié au facteur subjectif qui plane inéluctablement sur leur évaluation : « … même les professionnels n’ont pas les mêmes critères pour discriminer les comportements sexuels normaux des conduites sexuelles inappropriées ou pathologiques chez les enfants. La perception de la sexualité dans son ensemble, l’expérience personnelle et/ou professionnelle et le sexe de l’observateur influencent de manière considérable son appréciation et ses croyances … » ( Heiman, 1998 ). Dans nos rapports d’évaluation, nous évoquons peu cette incertitude inhérente à ce que nous sommes, et pourtant… !  

I.  En voici quelques applications :

 

► - L’évaluation peut s’avérer délicate parce qu’on n’est pas certain que ceux qui ont été impliqués dans l’activité sexuelle, acteurs voire éventuels témoins, disent la vérité lorsqu’ils en parlent. Ils cherchent parfois à dissimuler non seulement la nature et l’amplitude des faits, mais aussi leurs motivations et ce qu’il en a été de leur consentement. Lorsque les adultes tombent sur le pot aux roses, les jeunes s’accusent parfois mutuellement d’avoir été trompés par l’autre. Celui qui a le statut le plus faible aux yeux de la société en tire immédiatement profit et prétend qu’il a été la victime du plus fort : le cadet accuse l’aîné, et la fille, le garçon. Et le soi-disant plus fort proteste avec énergie pour dire que l’autre était d’accord, voire même l’a provoqué. 

► - Certains partenaires sollicités sont très craintifs, soumis à l’autre ou/et passifs : ils se laissent faire sans joie, sans énoncer ou sans persister à énoncer le « Non » que pourtant ils ressentent. Il arrive même qu’ils pensent trouver un plaisir momentané à l’activité sexuelle qui s’annonce, mais après ils regrettent, se sentent mauvais et coupables. Néanmoins, ils continuent à se soumettre. Et en face, l’adolescent qui les sollicite n’a aucun intérêt à analyser les détails de leur comportement soumis : il voit quelqu’un qui se laisse faire et ça l’arrange…il pense même parfois sincèrement qu’il n’abuse pas…. 

► - Une ambiance confuse, alternant ou mélangeant « Oui » et « Non » se crée également lorsque le jeune sollicité est fondamentalement ambivalent…avec les mêmes conclusions pour celui qui invite que dans l’application précédente. Et pour peu que le professionnel consulté par après détecte cette ambivalence, impossible pour lui de ne pas vivre un doute durable ! 

► - Tel ado, souvent jeune, s’aventure à des attouchements sexuels avec un beaucoup plus jeune que lui. Il flirte avec la fameuse « différence d’âge limite des cinq ans » érigée en standard, voire la franchit. Pas toujours facile de savoir qui a dragué l’autre au début, ni de prétendre que le plus jeune ne peut jamais consentir : en 2021, on voit déjà des caricatures de fellation en fin d’école maternelle : curiosité et connaissances sexuelles se sont plutôt exacerbées, et l’idée d’être mis au parfum par un grand ne déplaît pas à une partie des petits…mais s’ils sont attrapés, surgissent les mensonges commodes évoqués plus haut. On pense parfois que le plus grand aurait pu – aurait dû ? – prendre un rôle davantage éducatif et laisser le plus petit dans le cadre plus strict de la différence de statuts qui les séparait. Oui, oui, mais on sait aussi que des initiations sexuelles peuvent être saines et font fréquemment partie d’un bon développement sexuel. Alors ? Où se cache l’insaisissable vérité ?

Un bémol quand-même : je continue à croire que les tout-petits, de moins de cinq ans, sont à mille lieues de désirer de vraies activités sexuelles, et donc, si la différence d’âge de 4,5 ans inclut un enfant de 3,4 ans, je fais l’hypothèse, moi, qu’il s’agit toujours d’un abus, abus de candeur à tout le moins ! Et l’enfant de 9,10 ans qui s’intéresserait sexuellement, surtout répétitivement, à des bambins de 3,4, 5 ans me préoccuperaient d’emblée. 

► - En fin de soirée en discothèque, certaines jeunes sont consentantes pour monter à l ‘arrière de la voiture des garçons : l’alcool aide à la désinhibition !… Pourtant quand arrive le moment de l’action, corps dénudés ou quasi, elles peuvent prendre peur, tenter de se débattre et crier un vrai « Non » Connaissez-vous beaucoup d’hommes capables de s’arrêter, le sexe déjà en érection, face à ce « Non » de la dernière seconde ? Pas de doute ici, ce qui suit est bien un abus, mais les préliminaires, consentis mutuellement, l’ont bien précipité….

 II. Discussion 

Il est injuste et stérile de réduire ces situations à de purs abus, ou au contraire de les minimiser. Ce sont des situations de doute. Je note cependant que je me suis senti bien seul pour en parler et proposer une prise en charge spécifique, avec mon expérience professionnelle comme outil principal. La littérature scientifique et ce qui se dit lors des congrès est bien plus manichéen, et ignore largement cette question du doute.  

Pourtant, tant ce vécu que l’analyse, possiblement objective, qu’il y a doute ne sont pas des phénomènes rares lorsque c’est l’humain qui doit énoncer ou analyser une situation, en se fondant sur la parole des acteurs ou des témoins, voire sur sa seule capacité d’observation. Doute possible dans toutes les évaluations même si les enjeux de celles-ci sont énormes, par exemple en matière criminelle.

Dans le champ qui nous occupe ici, celui des activités sexuelles problématiques, redisons encore que : 

-lors d’activités entre mineurs, le doute peut porter sur l’existences des faits, leur amplitude, leur forme plus précise, la dynamique qui les sous-tendait, et leur statut entre l’abus et l’acte consenti.

-Lorsque des adultes sont accusés par un mineur, il est fréquent que, sans preuves matérielles, ils nient l’existence des faits. On peut relire à ce sujet les 2 articles : La fiabilité de la parole de l'enfant   et   Tout-petits et allégations d'abus sexuel  

S’ils les reconnaissent, le doute peut persister sur leur amplitude, leur forme plus précise, la dynamique qui était à l’œuvre Ces adultes invoquent parfois la provocation émanant de l’enfant voire son apparent consentement à l’activité sexuelle. Ceci aussi peut être objet de doute, et rappelons d’ailleurs qu’il s’agit toujours d’abus, quelle que soit la participation active du mineur !

 

  • III. La gestion du doute 

 

  1. Les situations où existe un doute profond et irréductible sont assez fréquentes. Leur prise en charge ne devrait consister ni à trancher dans l’incertain ( Hadjiski, 1987 ), ni à s’obstiner à croire que la vérité finira par être « crachée » si l’on pousse les investigations au-delà du raisonnable : le super-expert de réputation internationale ne sera probablement pas en position plus favorable pour démêler le nœud gordien d’une activité sexuelle problématique vieille de deux ans et sur laquelle ont déjà travaillé 2,3 équipes d’experts locaux normalement compétentes. Malheureusement, il n’a pas toujours l’humilité de le reconnaître et de partager l’incertitude de ses prédécesseurs ; la pseudo-science dont il use alors pour « mériter sa réputation » eh bien, c’est le venin d’un cobra. 

Pour peu que les investigations aient été sérieusement menées, il faut leur donner une deadline. Ensuite, pour ne pas être paralysés ni « à côté de la plaque » je nous invite tous à énoncer tout haut, sereinement et avec conviction, qu’il y a doute et que celui-ci n’est pas près d’être tranché. Il faut le déclarer à tout le monde, aux protagonistes directs et aux témoins éventuels, à leurs parents et à tous professionnels concernés par la gestion : éducateurs, psy, médecins, travailleurs sociaux et magistrats.Et ce doute institué, base de référence de ce qui va suivre, ne doit empêcher aucune action, ni sociale, ni éducative, ni éventuellement psychothérapeutique, menée avec prudence et pondération ( Haesevoets, 1999 ).

 Illustration I. Lorsque l’adulte est concerné

 

En quoi peut consister cette prise en charge du doute, dans une situation-type adulte-enfant ? Ici,  l’adulte nie un abus allégué par l’enfant ; des investigations soigneuses ont eu lieu et les professionnels en charge de l’évaluations sont dans un doute profond. L’article qui traite de la gestion et auquel je vous réfère est : La fiabilité de la parole d’enfant.

 

Illustration II. Doute entre mineurs : :« Je ne voulais pas, msieur … c’est lui qui m’a forcé 

 

Schéma d'un jeu de rôle pour gérer le problème :

 

C’est à la plus haute autorité de la maison, le directeur, que reviennent les paroles et décisions fondamentales pour gérer la difficulté. S’il n’est pas disponible, l’autorité éducative qui le remplace doit faire savoir aux jeunes qu’il a reçu délégation du directeur pour parler et décider. Eventuellement, un psy peut être assis un peu en retrait, pour le soutenir si nécessaire, en cocréant avec lui les paroles les plus adéquates à pouvoir être intégrés dans le psychisme des deux garçons. Ce psy doit être connu par ceux-ci et a préférentiellement participé aux investigations … 

1. Le directeur, en entretien individuel avec David : 

- Le directeur explique que l’on doute et que l’on ne cherchera pas plus loin. Il met de l’énergie à ce que David assume ce point de vue. Il met fin d’autoritéet assez rapidement aux éventuelles protestations de David. Celles-ci ne sont sincères, que dans l’éventualité où il n’a pas menti, et où s’agissait bien d’un jeu : il y aurait alors une bien involontaire injustice à son égard puisqu’on ne peut pas le croire à 100%. Le directeur peut d’ailleurs reconnaitre explicitement cette frustration et s’en excuser auprès du jeune ; « Si c’est toi qui as dit la vérité, tu es probablement fâché et blessé par notre point de vue, mais vous êtes deux à dire des choses contraires et nous sommes incapables de vous départager » 

- Le directeur demande à David d’imaginer alors quelle va être la réaction des adultes et pourquoi. Souvent, le jeune convient tout seul qu’il y a eu au moins désobéissance à une règle institutionnelle, l’interdiction de pratiques sexuelles partagées dans la maison, ce qui mérite sanction. S’il n’y arrive pas tout seul, le directeur le dirige dans cette direction.

On discute de la sanction, pour qu’elle reste constructive. Si on était sûrs du consentement bilatéral, elle s’appliquerait aux deux…si c’était un abus, cette seule dimension évidente de transgression de la règle institutionnelle ne pourrait être sanctionnée que chez David ; donc, en tout été de cause, lui est concerné ! 

- Le directeur veille à ce qu’existe un dialogue sur la vie sexuelle qu’ un jeune est susceptible de gérer à quatorze ans en général. Ce dialogue peut s’amorcer maintenant, dans son bureau, mais gagne à s’approfondir par la suite, avec le psy ou les éducateurs habituels de David. Mais dès maintenant quelques jalons doivent être posés : dans la pratique de la sexualité, qu’est-ce qui est naturel ? Admissible ou non ? Bien ou mal ? Ce qui est vraiment mal, c’est abuser d’autrui … voici donc ce qui se passerait si les adultes étaient sûrs qu’un jeune avait abusé d’un autre ( N.B. une sanction plus forte mais, je l’espère, pas l’exclusion si c’est la première fois[7] !! )        

► - Que se passerait-il à l ‘avenir si David était à nouveau à l ‘origine d’un doute ( abus ou non ), à propos d’une situation sexuelle avec Johnny ou avec un autre beaucoup plus jeune? Le directeur : « Je résoudrais mentalement mon doute, en pensant que tu es du côté de l’abus. Peu m’importerait de faire une erreur, car tu as reçu aujourd’hui une sévère mise en garde. Les sanctions seraient beaucoup plus graves, parce que récidive et parce qu’abus. Elles pourraient aboutir à ton exclusion.

Donc, si tu décides un jour d’encore désobéir aux règles à propos du sexe dans la maison, choisis un ou une partenaire costaud(e), courageux(se), qui ne va pas se défiler et mentir si vous êtes attrapés ; par exemple, quelqu’un de plus âgé que toi. Celui-là, au moins, ne criera pas qu’il est une victime si vous êtes attrapés. En te parlant ainsi, je ne t’encourage néanmoins pas à recommencer à transgresser les règles, Mais si tu le faisais arrange-toi pour qu’on soit sûrs que ce n’est pas un abus ».

  1. Le directeur, en entretien individuel avec Johnny:

- Le directeur institue qu’il y a un fort doute rémanent ( cft la rencontre avec David )

- Le directeur demande également à Johnny de deviner quelle va être la réaction des adultes. L'on peut imaginer que le jeune garçon ne sait pas bien. Le directeur explique que David, au moins lui, vu son âge et ses connaissances, a commis à tout le moins une transgression. Et pour lui, Johnny, qu’en est-il ? 

 Johnny peut prétendre qu’il n’avait aucune idée du règlement interdisant la sexualité à plus d’un. Bénéfice du doute, ici encore.  On le lui énoncera clairement, à tout hasard, pour éclairer ses choix futurs. C’est l’occasion d’une réflexion et d’un dialogue : des activités à plus d’un,  même consenties , ce n’est pas permis : on chatouille alors les moustaches du tigre et c’est punissable. Des abus, où le consentement de l’autre est bafoué, ce n’est pas permis, et surtout, c’est vraiment mal, indigne : c’est une vraie faute 

Si Johnny connaissait la règle, mais qu’il continue à invoquer l’abus par David, dans le doute, il ne peut pas être considéré comme responsable de ce qui s’est passé et il ne sera donc pas sanctionné ! 

- Parler de sexualité avec Johnny, en termes simples et adaptés ( ou confier au psy ou à un éducateur le soin de la faire ) ( cfr ce qui a été discuté avec David  

On peut notamment rappeler aux petits leur droit mais aussi leur devoir de s’auto protéger, quand ils ne veulent pas et que l’intensité du danger ne justifie pas qu’ils se laissent faire de corps. Ils doivent aussi demander la protection des adultes après coup, en tout cas s’ils n’ont pas su se débrouiller tout seuls.

On sait bien que ce « devoir » de protéger sa propre dignité est souvent vécu comme anxiogène, si pas impossible par les petites victimes ; il s’agit donc d’encourager les plus faibles et pas de leur faire des reproches et de les culpabiliser s’ils n’y arrivent pas !

- « Que se passerait-il si, à l’avenir, j’avais l’impression que tu te laisses encore faire par David ou quelqu’un qui lui ressemble, alors que tu pourrais davantage te défendre ou demander de l’aide ? Je serais fâché, ce jour-là, principalement si tu n’es pas venu demander de l’aide. Et tu aurais une sanction, comme co-responsable à part entière d’une désobéissance aux règles. Et donc, si tu le veux bien, nous allons mettre en place des moyens pour que tu te sentes plus fort ! 

  1. Mesures sociales corollaires 

- Garder la tête froide : discrétion, protection de l’intimité des jeunes, lutte contre un étiquetage social peut-être injustifié ( « Signaler » toutes les activités sexuelles qui vont contre les règles dans les institutions, c’est le plus souvent, et involontairement, procéder au « traçage » de la vie sexuelle des pauvres. Quelle injustice ! Le faisons-nous avec nos enfants quand ils dérapent ?) 

- Accroître la vigilance, sans tomber dans la paranoïa ; viser à ne pas « tenter le diable » : meilleure surveillance, sans oublier les toilettes et autres recoins ; bon niveau d’occupation des enfants.

 - Dans les petites collectivités, de tels événements sont quasi publics, connus de tous ; donc, en profiter pour parler de sexualité, entre adultes, avec le sous-groupe des aînés, avec celui des cadets. 

- Comment mieux se protéger des agressions ? Accroître la compétence de ceux qui le désirent ( voire de tous les supposés plus faibles ) via programmes et exercices d’entraînement à la self-défense verbale et physique.

Notes 

[1] Attention, le critère « Acte (quasi) isolé » doit être manié avec prudence. C’est vrai que, lorsque l’ado auteur n’a pas une personnalité préoccupante, sa « plongée » dans le monde de l’abus est très souvent de brève durée. Mais on ne peut pas en déduire l’inverse ! Tel ado très perturbé peut ne commettre que l’un ou l’autre abus, parce que le sexe ne l’intéresse pas trop, mais commettre par ailleurs mille autres actes inquiétants. 

[2] Les liens de sang constituent un facteur d’aggravation important si l’auteur est un adulte, mais pas si l’auteur est un ado. Au contraire ! Un enfant jeune, même brutalisé sexuellement par son frère ou sa sœur ado, se sent in fine quand-même protégé par celui-ci que si l’agresseur est un ado inconnu : son frère, même dépravé, ne le tuera pas !

[3] On peut relire à ce propos l’article L’enfant, sa vie sexuelle et son psychothérapeute  

[4] Le personnage historique de Jésus peut être considéré comme une grande référence morale, que l’on soit laïque, chrétien ou d’une autre religion. Je vous inv  ite donc à méditer ses paroles lorsqu’on voulait lapider la femme adultère ( Jean, 8, 1-4 ) « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre … Et ils s’en allèrent un à un, en commençant par les plus vieux »  

[5] D. Frémy ( 2001, p. 197 ) soulignait : « … Il faut donc être attentif à rechercher chez le mineur abuseur des symptômes de la série post traumatique et à identifier la part de victimisation qu’ils représentent. Dans cette démarche, il est fréquent de découvrir que l’enfant auteur a lui-même été abusé sexuellement ou maltraité et qu’il s’est engagé dans un processus d’identification à l’agresseur. Il n’a pas eu quittance de ce qu’on lui a fait subir et il calque sa survie sur ce qu’il a vu faire à son agresseur en l’imitant … ». 

[6] . Programmes faisant preuve parfois de beaucoup d’originalité ( Lemitre, Coutenceau, 2006 ). A propos d’un cas très grave, avec récidives violentes et impulsives, M. Berger a même prescrit des hormones anti-testostérone, en même temps qu’une psychothérapie. Choquant, à première vue ? Il lui a néanmoins évité l’exclusion ; on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs …( Berger, 2008, p. 128 ). 

[7] Les institutions recourent trop souvent à l’exclusion ! Cft l’article: Exclusion d'un jeune hors d'une institution        

 

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