§ I. Mille plaisirs se vivent dans le corps
Le corps peut constituer un lieu de fête, la source de bien des plaisirs dits « physiques ». Certaines sensations de plaisir arrivent spontanément, sans qu’on les ait provoquées, ni même prévues, mais la plupart sont artificielles : il faut de la pensée active avec ou sans manœuvres volontaires pour les amener.
Beaucoup de plaisirs physiques dépassent le seul moment de leur acmé corporel et s’intègrent dans une démarche d’ensemble, qui y mêle du plaisir psychique : plaisir de la préparation et de l’anticipation ; joies de l’esprit concomitantes au plaisir physique ; joies de l’effet produit ou de la remémoration après coup.
Ainsi, tel adolescent sait déjà qu’il va se masturber devant une vidéo porno, quand il sera seul à la maison à 18 heures ; il commence à y penser pendant le cours de math si incroyablement ennuyeux ; où il est « largué » depuis longtemps ; il prépare sa masturbation par la mise en place d’un cadre spatio-temporel, voire d’un scénario précis ; il a des fantasmes pendant qu’il se caresse : il connaît donc un plaisir global, étalé dans la durée, fait à la fois d’idéation psychique et de sensations corporelles ciblées.
Et le fumeur habituel de cannabis ? Au moment où il consomme, il éprouve des sensations physiques d’exultation, d’autres liées à un doux engourdissement de type opiacé - il plane dans d’autres constellations - ; il éprouve aussi le plaisir intellectuel et affectif de réaliser tout un scénario ( penser à ce qu’il va bientôt vivre ; penser à acheter, se mettre en quête, etc.) ; il éprouve enfin le plaisir de transgresser, de dépasser les limites de résistance habituelle de l’organisme, etc. C’est analogue pour l’accro aux jeux vidéo, ou à des pratiques sexuelles déviantes, etc.
Les plaisirs recherchés par l’être humain peuvent être purement gratuits : c’est la démarche hédoniste ; non seulement l‘humain les provoque et les apprécie, mais il s‘interroge également à leur propos :
Sur les forums des sites ado où ceux-ci ont la certitude d’être entre-eux, sans bon sexologue – ou – psychologue – spécialiste – des – ados qui les encadre, on constate que la proportion de forums consacrés à la sexualité reste des plus raisonnables : 8 à 15 % de l’ensemble des forums, de quoi clore le bec aux adultes obsédés par les ados et leurs soi-disant pulsions, qui font de ceux-ci des monstres de violence et de sexe. Mais dans ces « sex-forums », la question du plaisir est une des plus centrales : « Qu’est-ce que le plaisir de fille ? » demandent les garçons – qui n’ont pourtant pas la lu Lacan – et vice versa. « Comment puis-je lui donner un maximum de plaisir ? Et m’en donner à moi ? Telle pratique, ça vous donne du plaisir, les gens ? » ( les gens, une des manières contemporaines de s’interpeller entre jeunes ) etc …
Par ailleurs, exactement les mêmes plaisirs peuvent viser à anesthésier un inconfort, une douleur physique ou morale ou à compenser ce qui manque. Ce qui se passe assez souvent, c’est qu’ils ont d’abord cette seconde signification mais qu’ensuite, même si s’est colmatée la problématique qu’ils tentaient de soulager, l’être humain continue à les rechercher pour eux-mêmes, jusqu’à en devenir parfois dépendant.
C’est dès le plus jeune âge que l’on apprécie le plaisir : bébés gourmands, méricystes ; petits spécialistes des exploits de l’excrétion ; adeptes plus tardifs des plaisirs génitaux, dans leur parcours normo-développemental ou avec les mille déviations qui s’ouvrent sur la route. Suceurs de pouce, rongeurs d’ongle, trichotillomanes, spécialistes des mouvements dits stéréotypés, genre balancements rythmiques de la tête ou du corps. Enfants qui adorent jouir de leurs décharges agressives. Enfants plus âgés consommateurs de tabac, d’alcool et d’autres drogues. Accros aux jeux de casino, aux jeux vidéo, à Internet…
Croyez-vous que j’ai épuisé de la sorte la liste des principaux plaisirs possible ? Que nenni ! Ceci n’en constitue qu’une énumération banalement standard. Il existe en effet une quasi-infinie variété d’implantations des lieux de plaisir dans le corps, le psychisme et les activités humaines. Ce qui est vécu comme érotique n’est repéré et défini comme tel que par la subjectivité de chacun. Après ses expériences initiales estimées plaisantes, l’enfant posera ou ne posera pas des actes volontaires pour reproduire les sensations éprouvées.
Ce sera même parfois via des expériences que la plupart identifieraient comme des expériences de douleur. Ainsi par exemple, dans nombre de cas d’anorexie mentale des adolescents, il y a très secrètement du plaisir : pas seulement le plaisir intellectuel de se sentir exceptionnel et de mettre en échec toute la communauté adulte ; il s’agit aussi des sensations corporelles plus directes liées à la gestion de l’alimentation, à la sensation de faim que l’on domine, etc …
Par exemple, certains grands malades somatiques jouissent physiquement des soins répétitifs et parfois intimes qu’on leur prodigue. D’où l’importance qu’ils se prennent en charge eux-mêmes dans la mesure du possible, et que ce ne soit pas leur mère qui se trouve à l’origine de ces plaisirs non-avoués.
Une partie des enfants battus, rejetés ou sadisés génère du masochisme. Ce mécanisme de défense constitue un piège infernal : certes, l’enfant connaît alors une sorte de plaisir indicible, une douceur corporelle triste et parfois même une jouissance plus forte, de type sexuel, et ceci dans les moments précis où – vu de l’extérieur – on le fait le plus cruellement souffrir, physiquement ou moralement. Alors, pourquoi est-ce infernal ? Parce que, une fois installé ce masochisme, c’est très tenace ; les enfants masochiques vont provoquer leurs bourreaux et même, plus tard, les intervenants qui veulent les aider, pour obtenir le retour du couple souffrance-plaisir. Et les psychothérapeutes n’ont pas de trucs précis pour les en quitte l’enfant, sinon d’essayer de l’éteindre tout doucement en résistant aux provocations.
ILL. Thierry ( dix-sept ans ) me consulte pour l’insistance de sa famille, parce que certains de ses actes, qui ont l’air d’être des défis, le mettent dans des mauvais pas sociaux. J’en parler dans l’article
le corps de la psychosomatique à propos de ce que j’appelle d' inextricables nœuds gordiens. Il ne consultera que quelques fois, le temps de chercher à m’épater et à bien me montrer qui il est, puis il disparaîtra sans au revoir.
Il me dit, quasi mot pour mot, que ce qui le motive, ce sont les décharges d’adrénaline qui explosent dans son corps quand il fait des choses qu’il est seul à oser faire. Ce n’est pas frimer qu’il cherche, me jure-t-il, car bien souvent il le fait seul et personne ne le sait ; ce n’est pas non plus essentiellement transgresser l’interdit, c’est se sentir éprouver ce que son corps ressent. Type d’ennui social, alors ? Quand il plonge tout habillé d’un pont assez haut, dans le fleuve dont l’eau est à douze degrés, et qu’il regagne la rive à la nage, des témoins ont déjà appelé les pompiers ! Il me prétend qu’il était persuadé d’être seul et qu’il n’a nulle envie de mourir.
Tout petit déjà, il aimait grimper bien haut dans les arbres et sauter de branche en branche. « Mais ce que j’aimais surtout, c’est quand, parfois, une branche cassait et que je ne savais pas tout de suite ce qui allait m’arriver … ces trois secondes-là, c’était vraiment super fort. »
Thierry m’ajoute encore que, dans ces moments-là, les autres n’existent pas. Ce n’est pas qu’il veut les détruire, mais l’anticipation – puis la réalité – de la montée d’adrénaline les effacent de sa mémoire vivante et de son champ de perception : belle définition de l’auto-érotisme qu’il me donne là, à sa manière, non ? D’ailleurs ajoute-t-il encore : « Je n’ai aucun respect pour moi non plus ». Du moins quand son besoin d’action extrême le réenvahit.
Un dépendant d’un type original, en fait, Thierry. Reste à espérer que l’arrivée de l’âge adulte socialisera quelque peu ses décharges anarchiques – simple jeu du vieillissement et parfois de l’amour pour une femme – et qu’on le retrouvera « seulement » cascadeur, couvreur de toits de cathédrales, ou monteur d’échafaudages acrobatiques.
§ II. « C’est moi qui commande à ma bite, et pas … »
Ainsi s’exprimait en psychothérapie, un adolescent de quinze ans au langage un peu rude, confiant en moi et à peine provoquant, et bien à l’aise avec une sexualité qui l’intéressait beaucoup. Je lui rétorquai du tac au tac « Super, t’as tout compris, pépère ». Si ce fut très spontané de ma part, je persiste à penser que c’était bien envoyé. En effet, je lui ai dit :
« Super ! » et les adolescents, même s’ils ne le montrent pas, apprécient grandement les valorisations très brèves et authentiques.
« Pépère ». En effet, quelqu’un qui parle ainsi véhicule en lui son propre Père Intérieur. Il pilote sa vie sur des chemins socialisés, sans avoir besoin de conseils externes.
« T’as tout compris » Mais oui, car un des très grands défis de nos vies, c’est d’en goûter les plaisirs, tout en restant aux commandes. De demeurer libres de décider quand nous y entrons et quand nous en sortons.
Il est rare que nous y réussissions complètement : quasi chez tous, de ci de là, il y a bien un petit ou un gros plaisir, avoué ou non, qui a eu notre peau psychique, c’est-à-dire dont nous sommes plus esclaves que décideurs. Ce n’est pas figé une fois pour toutes, il y a des fluctuations, des combats intérieurs, mais nous devons bien admettre que nous perdons quelques batailles. Chez une minorité c’est pire, leur vie intellectuelle, sociale, quotidienne est empoisonnée par leur esclavage au plaisir : ils en sont conscients, telle l’adolescente qui en a assez de s’isoler à répétition dans les toilettes de l’école pour tirer sur ses cheveux ; ou ils le nient ou en font une évaluation fluctuante, comme le font les pervers sexuels, les gros consommateurs de cannabis ou les jeunes que leurs habitudes alimentaires ont rendu très obèses. Néanmoins, il n’y a rien à faire, pour nous regarder avec fierté dans le miroir, sans faire la politique de l’autruche, il faut arriver à commander au plaisir, comme le disait tantôt mon jeune client.
Pouvons-nous aider nos enfants et nos adolescents à atteindre ce noble objectif ? Oui, bien sûr, d’abord et avant tout par notre témoignage de vie ; la jeune génération s’y imprègne inévitablement de la manière dont nous, nous vivons le plaisir, nous l’intégrons ou non dans l’ensemble de notre projet existentiel, nous décidons ou nous en sommes dépendants. Mais voilà, bien le hic, car en référence à cette imprégnation opérée spontanément par les jeunes, nous devrions parfois nous mettre en question et changer nos habitudes. Et j’en ai rencontré des parents plutôt braves gens, mais, incapables d’arrêter de fumer ou d’élever des pigeons malgré la présence d’un asthme allergique chez leur enfant pourtant chéri !
Et l’éducation plus directe ? Nous pouvons par exemple reconnaître positivement la découverte et la culture spontanées des petits plaisirs par l’enfant ; voire lui apprendre à en goûter quelques neufs. A la triple condition que l’enfant leur commande, qu’ils ne soient jamais antisociaux, et que l’enfant sache en négocier l’utilisation de manière à ne pas trop incommoder les autres – c’est par exemple la question du volume de la musique sortant de la chambre de l’ado – Mieux encore, de partager à l’occasion le plaisir avec<eux : c’est tellement mieux, notamment dans le champ de la sexualité. J’ajouterais volontiers une quatrième condition, mais elle exprime davantage ma subjectivité et mes valeurs personnelles : c’est qu’il en modère l’usage : hédoniste, oui, mais à temps partiel ; il y a tant d’autres beaux projets à poursuivre dans une vie humaine !
Les parents peuvent encore participer explicitement au discours social de prévention qui s’efforce de dissuader tout le monde de recourir à des plaisirs toxiques ( le tabac ; les drogues ) et d’amener chacun à une gestion du plaisir qui soit socialement responsable ( la contraception ; le préservatif ; l’abstinence d’alcool au volant ). Il faut se rappeler que c’est vers la fin de l’école primaire que les enfants sont le plus réceptifs à des discussions de ce type et à en intégrer quelque chose en mémoire.
Actuellement, un des moments d’éducation les plus sensibles devrait se situer lorsque les enfants commencent à s’adonner aux jeux vidéo et à Internet. Pour un certain nombre, ces multimédia se transforment vite en perfides sirènes ; alors, si l’enfant n’a pas spontanément un bon contrôle sur le temps qu’il y consacre, il faut lui imposer un cadre solide. Pas chiche, mais très ferme : cette catégorie de divertissement ne devrait jamais mordre sur la qualité des tâches scolaires, ni sur les heures de sommeil, ni sur quelques rites familiaux minimum ( par exemple les repas ), ni sur un certain temps d’insertion dans la vie réelle. Croyez-moi, ça laisse encore beaucoup de temps pour chatter avec le petit copain de la maison d’en face ou pour se défouler sur Counter Strike, et il est beaucoup plus facile de maintenir de bonnes habitudes en commençant à dix-onze ans que de récupérer un vieil accro de dix-sept ans qui se drogue cinquante heures par semaine face à l’écran. ( Consulter le dossier thématique Internet et les écrans chez l'enfant et l'adolescent )
§ III. Et quand ça échoue ? Conduites addictives chez l’enfant et chez l’adolescent
I. Les critères
Ces conduites sont plus nombreuses et plus diversifiées que ce que l’on s’en représente habituellement et existent même chez des enfants très jeunes.
Rappelons-en les composantes :
- activité de recherche de plaisir « gratuite » ou en compensation d’un manque ;
- l’enfant apprend à reproduire la plaisir éprouvé, avec une voix Intérieure de plus en plus contraignante qui l’y pousse. Il perd la commande. Il devient dépendant ;
- en cas de conduite compensatoire, l’activité va donc se poursuivre, même si le problème initial a disparu ( l’enfant continue à sucer son pouce, non plus parce qu’il se sent triste, mais « par habitude ») ; évidemment, les fois où il se sent quand même triste, la conduite redouble d’intensité ;
- dans certains cas, à un moment donné, le plaisir vécu s’émousse, voire devient insignifiant, mais la conduite peut se poursuivre au titre d’habitude ( contraignante ) acquise ;
- dans d’autres cas ( minoritaires ), l’enfant décide tout seul de faire les efforts de volonté nécessaires pour stopper son habitude, parce qu’il a perdu l’estime de soi ou que d’autres se moquent de lui ( Peu d’ados, finalement, continuent à sucer leur pouce … )
II. Description clinique
Par définition, ces conduites peuvent être décrites avec précision ( ce sont des comportements mettant en jeu la musculature volontaire, même si le rôle de la volonté pour décider pleinement est entravé ). Elles sont répétitives sur de longues durées.
L’enfant s’y abandonne avec une certaine volupté d’autant qu’il est plus jeune. En vieillissant, et surtout s’il a honte de lui ou qu’on lui fait des reproches à propos de sa conduite, il peut en dissimuler l’existence ou nier qu’elle lui apporte le moindre plaisir.
Ce n’est pas la conduite en soi qui signe l’addiction, c’est une répétition plus ou moins contraignante, c’est à dire la perte de liberté. Mais cette perte de liberté, l’enfant ne l’admet pas volontiers non plus.
Par exemple : un certain nombre de suceurs du pouce goûtent tout simplement de bons petits moments de plaisir un peu régressif qu’ils contrôlent bien. Mais des fois, ça lui échappe, il le fait n’importe où, comme un automatisme contraignant.
Par exemple : plus de cinquante pour cent des utilisateurs de cannabis sont des consommateurs occasionnels, récréatifs, qui fument moins de dix « joints » par mois(2), fumés dans des circonstances sociales, avec des copains. Mais dix à quinze pour cent deviennent de « gros » consommateurs, qui fument de plus en plus, quotidiennement et en solitaire, avec une perte de liberté intérieure insidieuse, et de toute façon déniée …petit à petit leur efficacité sociale et scolaire s’invalide…
Voici quelques catégories de champs comportementaux souvent marqués par les addictions. Celles-ci constituent à elles seules la cause qui rend compte de la répétition contraignante du comportement observé, ou se mélangent à d’autres facteurs somatiques ou affectifs:
----Habitudes nerveuses ( DSM : Trouble « mouvements stéréotypés » ) :
- Rouler la tête de gauche à droite avant de s’endormir ; se la frapper répétitivement contre la paroi du lit ; se balancer le tronc d’avant en arrière ; se frotter les yeux ou les cuisses à répétition ; se gratter à des endroits variables du corps ; se pincer, parfois jusqu’au sang.
- Le trichotillomanie ; le bruxisme ; l’onychophagie …
- Et beaucoup de mouvements musculaires élémentaires qui passent à tort pour des tics.
----Fonctions psycho-physiologiques qui dévient de leur but naturel:
- Autour de l’alimentation : succion du pouce ou des doigts ; dimension opérante dans nombre d’anorexies ; l’alimentation gourmande, jusqu’à la boulimie.
- Autour de l’excrétion : dimension-plaisir d’un certain nombre d’encoprésies.
- Autour de la sexualité : manipulations génitales ou masturbations très répétitives ; perversions sexuelles.
----Actes à tonalité antisociale:
- Certains vols répétitifs ( kleptomanie )
- Les jeux de casino ( gembling )
- Collection de pornographie
- Consommation addictive d’alcool, de médicaments, de drogues étiquetées comme telles ; sniffage de produits volatils ( c’est le « substance abuse » des nosographies nord-américaines )
----Varia
- Dépendance à Internet ou/et aux jeux vidéo
- Nombre de comportements quotidiens répétitifs et non-fonctionnels : par exemple besoin de dormir à côté de ses parents, etc …
- Dimension opérante dans les mutismes psychogènes
Les parents jouent assez souvent un certain rôle pour entretenir ces addictions. Ils le font via deux catégories d’interventions inverses :
- Se focaliser sur le problème ; tenter de le réprimer avec violence ; crisper et culpabiliser l’enfant : ils obtiennent alors tout juste un redoublement d’intensité ( rébellion de l’enfant ; volonté inconsciente de punir l’entourage ; attention de l’enfant trop centrée sur le problème, donc sur le « besoin » de le reproduire)
- Excès d’indulgence, jusqu’à la complicité
Voici encore une illustration originale d’une problématique à forte dimension de dépendance :
ILL : Laurent ( dix ans ), enfant intelligent, motivé scolairement, est élevé par sa mère seule qui vit chez ses parents. Son père a déserté la famille dès avant sa naissance ; Laurent ne le connaît pas, ne porte pas son nom et, de temps en temps, se dit très fâché de son absence. Il est sociable et charmant 75% de son temps. 20 % du temps, il se conduit comme un enfant unique gâté, mais dans des proportions encore banales et prévisibles dans un tel système familial. Mais les 5 % restant, soit lui et sa mère sont trop réciproquement sensuels ( ce que Françoise Dolto appelait « le pelotage des enfants »), soit, à partir d’une petite frustration, Laurent se déchaîne agressivement contre elle – et seulement contre elle – au point qu’elle collecte plaies et bosses et que c’est le généraliste, alarmé, qui me les a envoyés. La mère se conduit en mère suffisamment bonne 95 % de son temps – au point de l’avoir mis en internat en semaine – mais les 5 % restants, c’est plus mystérieux : je pense qu’elle le provoque, puis qu’elle s’en plaint. Un long travail de psychothérapie et de guidance a été mis en place, assortis de sanctions assez conséquentes dans la réalité.
Je souhaite seulement attirer votre attention sur trois points dans ce traitement. Quand j’ai demandé à Laurent, au début, pourquoi il faisait ça, il m’a répondu spontanément, avec un sourire carnassier, les yeux dans les yeux pour bien me défier, « Ça m’amuse ». Et je pense qu’il énonçait là, de façon très profonde et authentique, un rapport à un plaisir bien chevillé en lui. Puis, en thérapie, il m’a assez souvent parlé de sorcières ; il les a dessinées, avec des seins plantureux – il faut dire que la maman est assez corpulente - ; et plus précisément, il a souvent fait référence à l’histoire de Kirikou et de Karaba : puissance de David contre Goliath au féminin (3).
Enfin, le travail avec cette famille se bloque pour le moment, parce que je demande avec insistance aux adultes de prendre des engagements, et de les signer sur un pacte écrit pour l’honneur, où ils montrent aussi à Laurent qu’ils dominent leur rapport au plaisir : pour la mère, ne plus fumer, ce que son fils, préoccupé pour sa santé, lui demande avec insistance depuis le début. Pour tous, ne plus peloter le corps de Laurent, mais se contenter d’une saine tendresse plus discrète. Eh bien, ils sont incapables de s’y engager et très fâchés sur moi que je leur ai demandé. Le plaisir peut être chevillé au corps à tous les âges de la vie.
III. Comment se libère-t-on d’une dépendance ?
Je vous invite à relire la seconde parie de l'article les addictions des enfants
Voici quelques considérations plus générales:
A. Quant à celles qui affectent les adolescents et les adultes, tous les témoins et travailleurs de terrain sont unanimes : il faut le vouloir ! Il faut que la personne concernée admette que la dépendance conduit au fond d’un puits et désire en sortir. Même si au fur et à mesure de la remontée, des sirènes intérieures lui chantonnent : « Comme c’était gai … ce que tu faisais, abandonne-toi de nouveau ! ».Il faut se donner le courage et lesmoyens de faire taire ces voix.
B.On finit par assister à la levée d’une telle motivation chez une minorité d’enfants et d’adolescents plus jeunes concernés, victimes d’une dépendance puérile qui les encombre et leur fait honte. Alors, des psychothérapies bien ciblées peuvent les aider puissamment, avec le soutien de leur famille.
C’est eux que des techniques cognitivo-behavioristes peuvent aider puissamment à dominer leur symptôme addictif qui est le plus souvent bien précis. Si en outre, ce symptôme venait aussi compenser des problèmes affectifs ( par exemple doute sur l’intégrité sexuelle et masturbations compulsives ), on peut y ajouter des thérapies davantage centrées sur l’introspection, ou joindre dans la même thérapie un moment introspectif et un moment behavioriste.
C. Mais d’autres fois, enfants et adolescents sont passifs, indifférents, très ambivalents à l’idée de modifier leur comportement addictif. Que faire alors ? Je raisonnerai en référence à la dimension socialement neutre ou anti-sociale du comportement concerné.
1. Supposons un comportement socialement « neutre » ( succion du pouce, trichotillomanie, … )
---- Approche non-directive :
- Convaincre les parents d’attendre, en manifestant le plus d’indifférence qu’ils peuvent, éventuellement en demandant à l’enfant de ne pas les agacer ( qu’il aille sucer son pouce dans sa chambre, peut-on lui dire sur un mode neutre quand il « étale » son comportement en société) ;
- Rencontrer l’enfant dans une psychothérapie, parler avec lui de sa vie, de ses problèmes ; faire alliance ; soulager ce que l’on peut dans ses soucis ; se réjouir de ses ressources.
Evoquer son addiction comme une caractéristique de sa vie ni plus ni moins importante que les autres ; lui faire remarquer qu’il la dépassera si et quand lui aura vraiment décidé que c’est important de la dépasser et qu’alors, s’il en a besoin, on l’aidera …
Y revenir de temps en temps, en faisant avec lui le point sur les avantages et les inconvénients qu’elle lui apporte. Lui dire qu’on reste à l’écoute de sa volonté.
---- Approche directive :
Chez les plus jeunes ( avant la pleine adolescence ) des parents déterminés peuvent parfois obtenir la correction de certains types de comportements addictifs gênants en imposant l’obéissance : une fois une première cessation obtenue, l’enfant se sent mieux et n’a plus envie de rechuter dans son addiction.
Mieux vaut cependant que les parents se concertent préalablement avec un psy expérimenté pour évaluer le réalisme de leur projet, ainsi que le chemin à suivre. L’idée générale alors est de tenir bon fermement, sans faire machine arrière, sans cependant s’énerver, se crisper, entrer en escalade de violence. Rendra service aussi un bon maniement des récompenses, car on demande beaucoup d’efforts à l’enfant. Il faudra aussi discuter avec lui du fait qu’on insiste parce qu’on l’aime bien et que l’on désire être fier de lui, et pas parce qu’on le déteste tel qu’il est aujourd’hui. Il faut également l’aider dans la mise au point de gestes alternatifs ( par exemple, lors de certaines encoprésies, création de nouvelles habitudes de la défécation ).
Quelques applications susceptibles d’être efficaces : casser une dépendance à Internet, ou des habitudes sociales tyranniques ( dormir avec les parents )
Notes
2. Limite quelque peu arbitraire, je le concède volontiers
3. Et le conte se termine à l’inverse de l’histoire d’Œdipe : parce que Kirikou lui a enlevé l’épine dans le dos qui la rendait enragée, Karaba devient belle et gentille, et Kirikou se transforme en super guerrier adulte, bien viril, qui l’épouse. Ça, c’est pour les déterminants plus inconscients du plaisir, que je ne nie pas, tout en disant que quand il est fort, le plaisir est aussi recherché pour soi, comme détaché de ses racines inconscientes.