Allégations d’abus sexuel faites par l’enfant d’âge préscolaire
Remake juillet 2022.
Ce texte est un témoignage clinique. Il a été publié dans la revue "Journal du droit des jeunes" (2019-385, pp 6-12). Il a été également publié dans l'ouvrage collectif « L'hébergement de l'enfant, réflexions pluridisciplinaires », sous la dir. du jeune barreau de Mons, éd. Juridiques Anthémis, Wavre, 2019
Il fait la synthèse de mes lectures, échanges entre collègues et d'une expérience belge de 40 ans dans le champ de la lutte contre l'abus sexuel envers les enfants. Il est dédié aux tout-petits, les moins de 6 ans, dont j'ai écrit et je persiste à écrire que, dans ce domaine, ils sont les plus mal aidés du monde, balayés comme des petites feuilles mortes au vent des institutions.
I. L’enfant en âge préscolaire est-il susceptible d’être abusé ?
Objet désirable pour des pervers susceptibles de s’en approcher doucereusement, sans lui faire peur (grand père, mari de la gardienne…) : perversion donc, de forme plus ou moins dégradante, depuis l’opportuniste qui attouche, jusqu’à quelques cas abominables de viols de bébés ou de rites sataniques.
Quelques ados timides découvrent l’autre sexe à travers le tout-petit, et n’ont d’ailleurs qu’un geste ou l’autre de voyeurisme ou de toucher « délicat », parfois même portant sur un enfant endormi (p.ex., quelques baby-sitters ados, filles ou garçons).
Après séparation du couple, il n’est pas tout à fait impossible que le père veuille prolonger quelque chose du passé, salir la mère, et vivre quelque chose de sexuel à travers le tout-petit. Nous nous limiterons à cette application plus fréquente où c’est le père qui est concerné, mais, plus rarement ce peut être la mère.
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II. Le tout-petit parle-t-il d’expériences sexuelles vécues ?
Commençons par nous placer dans un contexte où personne n’avait le moindre soupçon jusqu’alors et où l’enfant n’était donc soumis à aucune pression capable de mettre à mal sa suggestibilité !
A. S ‘il est traumatisé, effrayé, si son corps a eu mal : manifestations d’angoisse assez intenses (ciblées, par ex. lors du déshabillage, ou mal-être diffus…stress aigu) et évitements très rapides : il ne veut plus s’approcher de ce qui évoque l’expérience négative, avec oppositions et émotions très vives…
B. A supposer qu’il n’ait pas été traumatisé, mais plutôt séduit et trompé par un adulte (ou un « grand » ado) qui a su s’y prendre sur un mode soft?
Il est quasi-inévitable que le tout-petit évoque spontanément ce qu’il a vécu, souvent de manière inattendue, indirecte et pourtant claire, et ceci, même s’il a reçu des consignes de silence. Ceci se passe souvent de façon différée dans le temps (quelques jours jusqu’à quelques semaines…)
Le tout-petit se remémore et a besoin d’évoquer des expériences faites qui sortent de l’ordinaire, l’ont intrigué et ont mobilisé ses affects (peur ou plaisir). Il le fait pour exorciser un peu d’angoisse, vérifier l’acceptabilité de ce qui s’est passé et pour dominer l’expérience vécue en sortant de la passivité…
Face à un tiers proche et en qui il a confiance, il le fait alors² spontanément, parce qu’un stimulus évocateur l’active : par exemple le fait d’être à moitié ou totalement nu au moment du coucher « réveille » le souvenir ou/et le désir de touchers à la fois agréables et « hors du commun » qu’on lui a faits, et il en parle ou en redemande ( Dès deux ans et demi, trois ans, il peut même nommer l’auteur sans se tromper, si c’est un familier (E : « Tu mets aussi ton doigt dans ma quiquine ? R. de la maman : Aaaa, qui fait ça avec toi ? E : Tonton Daniel, » etc. )
Il évoque également parfois une expérience faite dans ses jeux symboliques et figurés, là aussi parce qu’il veut mieux comprendre et avoir la maîtrise intellectuelle dessus. Par exemple, avec ses jouets favoris (poupées ; personnages Playmobil ; petits animaux en plastic…), il rejoue spontanément un événement hors du commun, traumatique ou non, pour exorciser ses émotions et pour en maîtriser psychiquement les mystères[1] … et il se peut que sa maman, son papa ou un parent proche passe par hasard, l’entende, puis l’interroge.
Son sexe ou son derrière – ou ceux des grands – peuvent encore constituer des constituants très « naturels » de la vie, et il en parle simplement, ainsi que de la miction et de la défécation, sans la pudeur typique des aînés : si ces zones ont été l’objet de manipulations « extraordinaires » mais qui ne l’ont pas terrorisé, il n’a pas difficile à le raconter.
Même lorsqu’ils sont pleins d’imagination, les enfants d‘âge préscolaire gardent à distance respectueuse les vrais adultes de la vie réelle, évitant de les incriminer spontanément de manœuvres spéciales sur leur corps dans le décours d’un récit qui serait alors une pure fabulation (autosuggestion), si pas un franc mensonge. Et donc, le simple fait qu’ils parlent spontanément d’une expérience sexuelle – étrange, hors du commun -, mais dont ils n’ont pas encore intégré la nature sacrilège, en l’attribuant à quelqu’un de précis, constitue un important indicateur de fiabilité .
C. Toutes les fois où le premier interlocuteur reste suffisamment maître de soi et accueille « gentiment » ce que le petit a commencé à dire, celui-ci s’exprime innocemment, sans honte ni angoisse, et il peut produire une évocation de qualité, déjà concrète et précise, mais dont il est fréquent qu’elle ne porte que sur l’action centrale ; sa capacité d’évoquer des détails, notamment de temps ou d’espace inconnus[2], est beaucoup plus erratique si pas nulle. Dans une minorité de cas, il s’en suit une prise en charge efficace
D. Mais on assiste hélas bien plus souvent à un bouleversement émotionnel chez l’interlocuteur qui, très vite, fait naître une grande angoisse chez l’enfant, comme s’il venait de dire quelque chose de très mal et de très dangereux, dont il se sent coupable et menacé.
Tout aussi souvent, ce bouleversement émotionnel s’accompagne de « consultations » diverses et, paradoxalement, rien de concret ne se passe…l’angoisse du tout-petit monte encore, le suggestionne (pour « rattraper la sauce », comment ne pas déplaire ?) et introduit de la confusion dans ses souvenirs et ses idées : alors, il se pétrifie et ne dit plus rien ou il transforme son propre discours et le calque sur ce qu’il croit que son interlocuteur du moment attend
Des investigations judiciaires peuvent se mettre en route mais, en ce qui concerne l’audition de l’enfant jeune, le processus reste assez souvent trop lent, trop bureaucratique (parfois, sans vraie rationalité). Il en va de même d’ailleurs de nombre d’investigations psychosociales.
Dans nombre de cas, le suspect d’abus, souvent soutenu par des proches, et bien sûr par ses avocats dans la suite du processus, proteste avec véhémence : « Il est trop petit ; il fabule ; c’est avec un autre que ça s’est passé ; c’est sa mère qui est aliénante ».
Si la personne suspecte n’avoue rien, et s’il ne persiste comme élément de preuve que la parole d’un petit de quatre ans, ou plutôt ce qu’il en reste trois mois après, le dossier est bien mince. Il suffit alors que l’avocat du suspect murmure « Outreau » au vent des prétoires pour que l’allégation soit définitivement enterrée. Il arrive même ensuite que, peut-être pour se convaincre et se donner bonne conscience, certains juges saisis en procédure civile en remettent une couche et ordonnent une reprise de contact entre l’enfant et celui qui l’a agressé, dans les cas où existe une séparation du couple parental. Et il n’est pas rare que cela s’envenime pour la mère !
Scénario catastrophe ? Demandez aux travailleurs de terrain s’ils ne l’ont pas déjà rencontré n fois, pour une où la seule parole du tout-petit est prise au sérieux et où l’enfant est efficacement protégé par la coordination des institutions à l’œuvre.
III. Erreurs d’appréciation des tout-petits
Ces tout-petits sont-ils susceptibles d’erreurs de bonne foi ?
A. Par exemple, peuvent-ils attribuer à un geste de nursing, d’hygiène une signification indument érotisée par eux ? Pas tout à fait impossible chez les plus jeunes (2,3 ans), mais, quand on y réfléchit, peu probable : ils ne se plaignent pas chaque fois qu’on manipule leurs parties intimes pour les soigner ! Ils ont plus probablement eu l’intuition d’un doigt qui s’insinuait et s’attardait trop dans leur derrière….
Autre erreur pas tout à fait impossible : « Il a vu mon pénis, mais par hasard à la toilette » (Mais la grande majorité des enfants ne fait aucun cas de la vue d’un pénis « normal », même occupé à uriner…la grande majorité des hommes le cache discrètement, sans faire d’histoires parce qu’il a été entrevu)
B. Sont-ils suggestibles, facilement déstabilisables par un parent suspicieux qui « crée en quelque sorte l’événement ? Hélas oui ![3]
Les révélations des tout-petits non fiables n’ont pas la même qualité que celles des enfants fiables. Ils claironnent comme une leçon apprise toujours la même généralité. Appelés à parler en présence du parent accusateur, ils ne peuvent pas quitter des yeux l’approbation par celui-ci.
Enfant peu fiable -Contexte relationnel entre adultes tendu depuis la séparation parentale -discours très figé, répétitif…leçon apprise ,-si la mère est présente, l’enfant est collé à son regard -identité de termes mère-enfant
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C. la dernière catégorie, celle de petits enfants devenus non-fiables ne devrait pas exister ! Ce sont ceux qui, au commencement, étaient tout à fait fiables, mais qu’on n’a pas aidés efficacement, qui ont été soumis à trop de tempêtes émotionnelles ou qui ont été sur-interrogés sans résultats tangibles. Nous venons de le dire :après quelques semaines, ils sont tout à fait bloqués ou ont perdu les pédales…et les défenseurs du suspect qui persiste à nier vont se servir de ce triste aboutissement pour tenter de tout invalider !
IV. Comment gérer les allégations spontanées et inattendues?
A. Là où l’allégation est spontanée chez un enfant « tout-venant », l’adulte qui reçoit la confidence devrait maîtriser ses émotions d’incrédulité, d’angoisse et de colère et se discipliner pour bien écouter…
Cet adulte devrait encourager l’enfant à parler, à « bien raconter…bien expliquer…Et y-a-t-il encore autre chose qui s’est passé ? et as-tu encore vu quelque chose ? Et tonton Daniel, est-ce qu’il t’a dit quelque chose ou rien ? Etc. »
Encourager, stimuler, en montrant un intérêt bienveillant…en ne posant pas de questions inductrices (comme p.ex. : Et il t’a montré son zizi, tonton Daniel ?) , en laissant venir ce qui vient spontanément, avec juste un peu d’encouragement à parler…en restant discret, sans envahir l’enfant de commentaires personnels…
Les premières déclarations de l’enfant, et les premières interactions avec lui, sont très importantes. Celui qui reçoit la confidence devrait les consigner par écrit, au mot à mot, en notant même les éventuels gestes spécifiques de l’enfant (document 1, rédigé par lui dans les 24h de l’allégation)
Par contre, les membres de la famille premiers confidents doivent strictement s’abstenir de faire répéter l’enfant, en l’enregistrant en audio ou en vidéo ; ce type d’enregistrement est toujours réalisé de façon maladroite, pleine d’émotions plus ou moins contenues, avec des questions-suggestions, et, dans la suite de la procédure, il se produit l’ inverse de l’effet escompté : le document se retourne contre l’enfant, suspect d’être suggestionné et donc fabulateur !!!
B. Si besoin est, il faut protéger sur le champ le tout-petit de tout contact avec l’adulte suspect, en trouvant un prétexte, donc sans confronter tout de suite cet adulte à ce qu’il a probablement fait.
C. Vu la fragilité de la mémoire du tout-petit, on va alors essayer d’obtenir rapidement un document plus officiel, réalisé par un professionnel indépendant, qui servira de référence importante, voire tout à fait légale dans la suite du processus (document 2, ici, si possible, audio ou vidéo)
Rapidement ? La mémoire d’un tout-petit (moins de 4 ans) risque bien de s’effriter ou de se bloquer endéans les 3-4 jours…à 5-6ans, c’est endéans les 10 jours….
Où obtenir ce document quasi en urgence ?
-Si l’on décide de déposer plainte,l’ on peut s’efforcer d’obtenir une garantie à ce propos auprès de la police…mais pas si sûr que l’on soit effectivement entendu, ni, tout simplement, que ce soit vraiment réalisable.
-L’on peut aussi s’adresser à des intervenants psycho-sociaux spécialisés (par exemple les équipes SOS-Enfants en Belgique francophone), mais pas sûr non plus qu’ils soient disponibles en urgence…
-Alors, si cela ne s’arrange pas avec ces partenaires privilégiés, pourquoi ne pas s’adresser en urgence à un professionnel de première ligne, indépendant mais plus proche, et en mesure de faire fonctionner discrètement son téléphone portable : le médecin généraliste, le pédiatre, un psychologue ou un travailleur social locaux…l’idée est neuve et probablement déconcertante, même pour eux, mais au fond, pourquoi pas ? Installé en sécurité sur les genoux de sa maman qui se tait, le tout-petit, invité délicatement à répéter ce qu’il a allégué une première fois, pourrait se livrer à l’exercice sans être pour autant suggestionné.
D. Dans les cas où une plainte a été déposée, il existe toujours une audition officielle vidéo-filmée de l’enfant, réalisée le plus souvent par des policiers spécialisés compétents. Ce document constitue pour le Parquet « la » référence officielle. Si l’on a pu obtenir une audition vidéo-filmée très rapide, c’est l’idéal : pas besoin d’un autre document 2 ! Malheureusement, ce n’est pas souvent le cas, et, quand ce document officiel (alors, le n°3) est enregistré des semaines après la première allégation, il y a bien des chances qu’il soit de qualité médiocre, pour les raisons déjà invoquées, et ceci, quel que soit l’art des interviewers. D’où l’intérêt du document 2, précoce, pas officiel, mais que le Parquet n’ignorera quand-même pas.,
E. Dans nombre de ces situations, il ne devrait quasiment pas y avoir de doute : la fiabilité de l’allégation est forte ! Et pourtant, il se développe fréquemment une angoisse des Instances judiciaires à se référer à la parole d’un toutpetit en lui accordant de la puissance. Ils devraient pourtant se donner du courage ensemble et se convaincre à raison qu’il n’y a pas doute et agir.
E1. Parfois, en tout cas en Belgique, on prend la responsabilité d’agir « à l’amiable », càd avec les seuls intervenants psycho-sociaux et la collaboration de la famille.
Dans le livre La pédophilie[4] ,nous en donnons deux illustrations, l’une à propos d’un grand-père autoritaire et rigide (p. 44 et sq.), et l’autre à propos d’une baby-sitter (p. 48 et sq.). Dans les deux cas, il y a eu protection de l’enfant et échange de paroles avec lui, aide donnée à sa famille et confrontation du (très) suspect à ses actes, ce dernier point avec des succès divers. Ce choix nous avait paru le moins mauvais !
E2. Agir en en passant par un signalement judiciaire constitue un chemin plus fréquemment emprunté. Soit, pour peu que :
-le tout-petit soit bien protégé tout de suite. Agir signifie à tout le moins protéger l’enfant de contacts avec son agresser et donc, suspendre tout hébergement chez celui-ci pour une durée indéterminée si c’est un parent.
-L’aide psycho-sociale à lui et à sa famille se poursuive sans suspension pendant le travail de l’institution judiciaire.
V. Et lorsque le doute s’installe malgré tout au niveau judiciaire
Je traiterai de cette question : -à partir d’une seule application, la plus difficile : l’adulte suspect est un parent. S’il y avait séparation parentale, celle-ci était non-conflictuelle jusqu’alors et les séjours de l’enfant chez ce parent se passaient jusqu’alors sans histoires…. - en vous invitant à l’appliquer créativement au besoin à tous les mineurs d’âge, et pas seulement pour les moins de six ans au cœur de ce texte ! |
A. Lorsqu’arrive sur la scène socio-judiciaire l'allégation d'un enfant portant sur un ou des abus sexuels commis par un parent, on investigue la situation avec sérieux, bien sûr, mais pour peu qu’il n’y ait ni preuve matérielle ni aveu du suspect, il est relativement fréquent que l’on en arrive à une situation de doute dissocié :
- Le parent témoin, les psy et autres responsables d’audition qui sont intervenus sont persuadés de la forte probabilité des faits : ils se fondent sur leur expérience de la psychologie des enfants et sur des questionnaires spécialisés et validés scientifiquement.
- Mais les magistrats eux, n’y croient pas ou ont des doutes, surtout vu qu’ils n’ont à leur disposition que « la parole rapportée », d'un petit enfant (moins de 6 ans), semblant une petite flamme vacillante et fragile, avec les déductions qu’en tirent les psys. Ils invoquent alors de façon trop prudente la présomption d'innocence, avec l’adage populaire, non-scientifique « C’est la parole de l’enfant contre celle de l’adulte ».
Une tentation commode, alors est de faire comme si les allégations n'avaient aucun poids, de classer le dossier ou d'acquitter purement et simplement un prévenu. S’ensuivent classiquement de dures contrattaques du suspect devant les juridictions civiles, au moins elles !
B. Nous proposons une autre philosophie de travail et une autre méthodologie, en fonctionnant de la façon que voici :
----Tous les professionnels impliqués dans l’évaluation et la gestion ultérieure de la problématique devraient acter clairement et officiellement, chacun pour soi et en le communiquant aux autres, qu’il s’agit d’une situation de doute, probablement à long terme ; ils devraient le déclarer à toutes les personnes concernées (l’enfant[5], sa famille, la personne que l’on dénonce … les institutions), en ajoutant que cela ne paralysera pas leur action ;
----Les autorités judiciaires peuvent appliquer le principe de précaution :
- Le Parquet peut garder ouvert le dossier du suspect, avec une surveillance effective …
- Si l’on va jusqu’au jugement et que le magistrat ne se permet pas de condamner, il peut prononcer un acquittement au bénéfice du doute
Au bénéfice du doute ? Eventualité désagréable ? Oui, très, et à bien y réfléchir, elle pèse sur toutes nos têtes et un peu plus sur la tête de ceux qui s’occupent d’enfants. Mais en termes de moindre mal, et en mesurant bien la signification des mots, elle est moins injuste qu’un acquittement pur et simple comme si l’enfant, source de l’incertitude, était insignifiant et ipso facto non fiable : penser cela, ne serait-ce pas une attitude « corporatiste » d’adultes qui se protègent mutuellement ?
- Le Parquet peut faire appel simultanément à un juge de la jeunesse[6] chargé de la protection des enfants en situation de danger avéré ou de risque significatif, ne fut-ce que pour apaiser un stress très fréquent, lié à tout ce qui s’est passé….
- ----Les fois minoritaires où l’enfant ne souffre apparemment pas de ce stress lorsqu’il est en présence de la personne suspectée, sa situation est néanmoins à risque et il faut donc que ses contacts avec elle soient strictement supervisés. Et ceci, aussi longtemps que l’on n’est pas sûr que le suspect ne représente plus de danger, ou/et aussi longtemps que l’enfant n’est pas en mesure de bien se protéger tout seul. Capacité à l’autoprotection qui ne s’acquiert pas avant 9,10 ans chez un enfant « standard », normalement confiant en soi….
Par exemple, si le couple parental est séparé, les contacts avec le parent suspect devraient être épisodiques et placés sous la surveillance effective d’un tiers fiable, comme un centre « Espace-Rencontres ».
----Aussi longtemps que l’enfant est traumatisé, il est éthique de suspendre les contacts avec le suspect et ceci pour une durée indéterminée. Donc, ne pas céder à la tentation d’une violence institutionnelle stérile qui exige une reprise de contacts, comme si l’enfant était nécessairement un menteur et comme si le parent confident, porteur de ses préoccupations sur l’abus, était ipso facto un être tout-puissant, refusant le partage de la parentalité : on se trouve dans l’incertitude, ni plus ni moins, rappelons-le !
----Il nous revient encore de parler clairement de l’incertitude existante avec la personne suspecte : si elle n’a rien fait de mal, c’est involontairement injuste et désagréable pour elle, mais on veille d’abord au moindre mal de l’enfant. Si elle ment, elle le sait dans son for intérieur.
On doit écouter son ressentiment, feint ou réel, mais il est très rare qu’elle puisse apporter de vrais éléments objectifs, susceptibles de lever l’état d’incertitude ; on lui demande aussi quelles dispositions elle pourrait prendre pour mieux rassurer son entourage et les professionnels quant à la qualité de ses relations avec l’enfant. On lui recommande enfin de se montrer particulièrement prudente, car, pendant tout un temps, elle fera l’objet d’une vigilance particulière.
----On peut encore parler clairement et dans les mêmes termes aux adultes responsables en ordre principal de l’éducation de l’enfant ; on les invitera à veiller particulièrement sur celui-ci et à installer ou confirmer un climat de vérité dans leurs relations avec lui.
----On doit enfin parler clairement avec l’enfant s’il est suffisamment âgé ; écouter son ressentiment parce qu’on ne lui fait pas totalement confiance ; lui expliquer comment on compte néanmoins le protéger effectivement ; réfléchir avec lui aux moyens de s’auto-protéger de possibles agressions à venir et l’entraîner à le faire ; continuer à attirer son attention sur sa part de responsabilité dans le compte-rendu d’expériences faites, sur l’importance de la vérité et de la sociabilité. Même des bien jeunes peuvent bénéficier de ce type de dialogue, avec des simplifications et des mots adaptés à leur âge.
----Reste à procéder à des réévaluations régulières de la situation. Par exemple, de trois en trois mois au début, puis de six en six mois
VI. Discussion
Des collègues expérimentés m’ont déjà rétorqué que la méthodologie développée ci-dessus est lourde et de longue durée. J’en conviens. Ils ajoutent qu’elle peut priver à l’avenir l’enfant de toute relation à son père, alors que la faute de celui-ci est somme toute assez légère.
A. Priver l’enfant de son père ? Ce n’est ni un résultat systématique, ni impossible : à chacun d’apprécier où réside le moindre mal, par rapport à un homme qui n’a rien reconnu, n’a pas exprimé ses regrets, mais n’a peut-être eu qu’un moment d’égarement. Il faut prendre en compte plusieurs critères, comme les qualités éducatives usuelles du père et de la mère, l’existence ou non d’une figure paternelle de substitution investie par l’enfant, le sentiment de manque, l’indifférence ou la persistance d’un vécu négatif chez l’enfant par rapport à son père, l’isolement social ou la reconstitution d’un couple ou d’une famille par celui-ci, etc.
B. Faute légère ou grave ? Ce que ce père a fait, c’est mal, indéniablement, pas un peu mal, mais full mal !
- Mais, en me plaçant du point de vue de l’auteur, je veux bien admettre qu’il y a des gradations dans l’intention mauvaise. On peut considérer schématiquement trois degrés : .
- Le plus fréquent, le père s’est livré à quelques attouchements. En manque lui-même de sexe, face à un enfant nu qui évoquait lointainement son ex, ou bien encore pour salir l’ex à travers l’enfant et montrer qu’il a encore du pouvoir, ce père a voulu caresser les parties intimes de l’enfant.
- Déjà moins fréquent (10 à 15% des cas?) : opportuniste et peu arrêté par la morale, il cherchait plus activement un partenaire très occasionnel pour son plaisir sexuel : la nudité du corps de l’enfant l’a excité, il a sorti son propre sexe, a exhibé son érection ou/et et demandé à l’enfant de le manipuler si pas clairement de le masturber.
- Encore moins fréquent (1% des situations ?), c’est un vrai pédophile amateur de tout jeunes enfants dont les geste sexuels du moment peuvent être très variables.
Et le diagnostic précis n’est pas facile. Un vrai pédophile peut être séducteur et cacher admirablement son jeu. On ne peut jamais être vraiment sûrs de la non récidive dès que l’enfant a vraiment servi à donner à l’adulte du plaisir sexuel spécifique (degrés 2 et 3)
- En me plaçant du point de vue de l’enfant-victime, le traumatisme vécu n’est pas strictement lié aux trois degrés précités : un enfant peut être très inquiet parce que les doigts de l’adulte touchent son corps-jusqu’ où peut-il aller ?- Par contre, dans le cadre d’une invitation subtile, il peut toucher et même masturber un objet extérieur, un pénis , avec curiosité et très peu d’angoisse… même l’éjaculation peut lui être présentée comme « faire pipi »
Conclusion : Il faut y regarder à n fois avant de statuer sur la gravité ou la légèreté de l’acte !
C. Mes collègues arguent aussi que l’éventuel stress post-traumatique de l’enfant est souvent principalement généré par la réaction sociale, bien davantage que par l’acte abusif et la relation avec son auteur. Oui, peut-être, encore que l’enfant ait éprouvé le besoin un peu anxieux d’en parler spontanément. Et puis, de toutes façons, quand le stress est là, il est là ;l’auteur des faits a poussé sur un premier domino qui a fait tomber toute la rangée…
Un stress post-traumatique grave de la petite enfance ne peut se cicatriser que très lentement, si l’enfant est soigné et est sûr que la menace externe a disparu. Une tentative est particulièrement inefficace et même toxique : c’est lorsqu’un psy, mandaté pour rétablir du lien, essaie à la fois de soigner le stress et de vendre l’idée que le père est fréquentable et va revenir bientôt.
D. Au terme de cette discussion incertaine, quelques collègues maintiennent le pari, en leur âme et conscience, qu’il vaut mieux laisser fonctionner le système judiciaire comme il fonctionne maintenant, et que le résultat final ne sera probablement pas pire.
Voici donc les étapes qu’ils prévoient et assument :
- La Justice pénale innocente le très probable abuseur.
- Celui-ci, via la Justice civile, exige une reprise de contacts avec l’enfant, ce qui lui est accordé.
- Alors, dans certains cas sérieux, minoritaires , la montée d’angoisse et d’indignation chez la mère, sa résistance et les tensions avec elle deviennent extrêmes. On la taxe néanmoins plus que jamais « mère aliénante » et on peut lui retirer la garde de l’enfant.
- Dans la majorité des cas, elle finit par se soumettre et par laisser l’enfant retourner chez le père. Au début, son angoisse demeure forte, et souvent celle de l’enfant aussi. Elle va consulter de nouveaux spécialistes, en y amenant éventuellement l’enfant.
- Si ceux-ci se persuadent que le père ne récidivera pas, ils s’efforcent donc de rassurer la mère et y réussissent en partie. Ils travaillent avec l’enfant (parfois même avec le père et l’enfant) pour renforcer celui-ci et exercer une part de surveillance objective.
- Et les choses s’arrangent lentement.
E. Je reconnais que ce point de vue peut être réaliste et pourtant, je n’accepte pas cette procédure :
- D’abord pour des raisons éthiques :
- L’on avalise implicitement que la parole d’un tout petit enfant n’a aucune importance, et on le lui fait comprendre de facto.
- L’on disqualifie et stigmatise injustement une des vraies victimes, c’est à dire la mère !
- L’on entretient inutilement, au moins au début des retrouvailles, sa souffrance anxieuse en espérant que le temps qui passe va arranger les choses.
- L’on admet enfin qu’une faute peut être oubliée sans être énoncée, sans qu’il soit demandé pardon à son sujet, sans qu’il y ait promesse explicite de non-récidive : l’enfant doit se contenter, comme gage de confiance, du bon comportement ultérieur du père. Ce qui s’est passé de moche auparavant, on n’en parlera jamais.
- Il existe également des raisons cliniques à ma réticence, autour des risques que l’on prend et de la violence que l’on exerce :
-D’abord, le risque de récidive tardive ou visant d’autres enfants, de la famille ou externe, n’est pas nul, surtout si l’auteur s’approche d’une structure pédophilique. Or, dans cette procédure où on lui remet l’enfant, surveillance et vigilance ne sont pas faciles et l’on ne peut pas entretenir une sorte d’ambiance paranoïaque d’interrogatoires auprès de la mère et de l’enfant. Il existe donc des auteurs qui ont échappé au repérage et récidivé.
- De temps en temps, et de façon peu prévisible, on provoque des décompensations anxieuse majeures chez la mère et/ou l’enfant. Etats parfois pas loin de la panique, ou de somatisations aigües graves, avec hospitalisation d’urgence en pédiatrie. Ces symptômes n’arrêtent pourtant guère certains magistrats qui y voient la preuve ultime que la mère est aliénante.
-Rarement il y a eu des soustractions de l’enfant aux visites chez le père avec déplacement de celui-ci ; elles sont-donc qualifiées enlèvements…En règle générale, elles se terminent mal pour la mère et l’enfant car la Justice statue par rapport à la gravité du délit, et ne prend guère en considération le désespoir vécu par la mère…
VII. Au pôle opposé : gestion des allégations énoncées dans un contexte social suspect
-Même si le contexte est suspect, il importe de ne pas avoir d’a priori et investiguer soigneusement. Il n’est pas impossible qu’un vrai abus ait eu lieu, même dans un contexte de grandes tensions conjugales…
- S’il est très probable que les allégations sont non fondées, agir en conséquence en évaluant soigneusement où se trouve le moindre mal (problème posé par l’attachement de l’enfant au parent aliénant)
-Si cela semble plus confus et que le doute s’installe vraiment, face à cette seule parole d’un tout-petit comme élément de preuve, le moindre mal, ici aussi, et de procéder comme ci-dessus (§ V)
Aujourd’hui, ce n’est pas toujours ce qui se passe : on renvoie trop souvent ces touts petits purement et simplement d’où ils viennent ou pire, on oblige des reprises de contact, parfois même non protégées, avec les personnes qu’ils accusent.
NOTES
[1] Autre exemple banal : le tout-petit qui fait des piqûres à son nounours après la visite pour vaccins chez le docteur, ou qui le met au coin après que lui-même ai été puni…
[2] Tout au plus « la maison de Tonton Daniel, ou chez Tonton Daniel », mais déjà là il peut se tromper entre extérieur et intérieur ; ensuite, dire où précisément dans la maison et combien de fois, c’est quasi-impossible : c’est l’acte qui le marque, et pas le contexte….
[3] NB. A à l’inverse, indicateur ++ de fiabilité : le confident « tombe des nues » lors de la première révélation spontanée, alors que jusqu’alors les contacts avec le suspect se déroulaient sans histoires…
[4] , La pédophilie, E. de Becker et J.-Y. Hayez, éditions jésuites, 2018
[5] A partir de 6,7 ans, il faut associer l’enfant au vécu de doute partagé. S’il est plus jeune, inutile de lui faire peur à nouveau et de le culpabiliser en évoquant trop explicitement devant lui le doute des intervenants ; Il suffit qu’il sache que, si l’adulte accusé a fait ce que lui, l’enfant a raconté, cet adulte « n’avait pas le doit, c’était mal de sa part », on va le gronder et le protéger, lui, l’enfant.
[6] Appellation en Belgique du juge pour mineurs dans beaucoup d’autres pays
Bibliographie
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