Quelques principes.
Ce n’est pas après la mort d’un être cher que doit commencer l’accompagnement susceptible de favoriser un deuil normal ; il importe qu’une ambiance relationnelle positive existe depuis toujours, en partie improvisée et spontanée, en partie fruit des réflexions des parents autour de leur fonction d’éducateurs. Prévention primaire [10] , serait-on tenté de dire, encore que les objectifs poursuivis ne soient pas vraiment de prévenir le malheur, mais plutôt de bien vivre, tout simplement, dans le respect les uns des autres.
Parmi les éléments de cette ambiance relationnelle les plus potentiellement aptes à faciliter les deuils, lorsque ceux-ci devront avoir lieu, nous pensons plus particulièrement à :
- un investissement de l’enfant abondant, partagé par plusieurs, à l’intérieur duquel l’acquisition de sa confiance en soi et de son autonomie est encouragée ;
- une disponibilité aux questions de l’enfant ; une capacité des adultes à échanger des informations et à exprimer simplement leurs idées personnelles et leurs émotions ;
- une confrontation « naturelle » de l’enfant à la mort, celle des végétaux, des animaux et des humains, au hasard de l’existence [5] ; une écoute de ses réactions, en expliquant ce que, d’aventure, il ne comprendrait pas.
B. L’aide que l’entourage peut prodiguer à l’enfant en deuil est largement fonction de sa disponibilité émotionnelle. Comme cet entourage proche du disparu est lui-même en souffrance, du moins au début, on devine l’intérêt qu’il y a à favoriser sa restauration psychologique. Y contribuent notamment des soutiens sociaux de qualité, des réunions de personnes endeuillées de statut analogue [13] , voire des psychothérapies.
Par ailleurs, comme on ne peut pas demander l’impossible à cet entourage au moment où sa souffrance est le plus forte, une sollicitude plus active pourrait s’adresser à l’enfant, émanant de la communauté élargie [22] . Des psychothérapeutes d’enfants ou de famille pourraient également parler directement à l’enfant, précédant parfois un peu la parole des proches, momentanément trop inhibés pour le faire. Des séances conjointes réunissant l’enfant et les adultes survivants de la famille, et où l’on s’adresse au moins autant à celui-là qu’à ceux-ci, peuvent avoir une grande valeur de debriefing pour tous.
Prévention primaire et secondaire après le décès.
Avant tout, il nous semble important de conforter l’enfant dans son droit de faire le chemin de son deuil comme il l’entend, en nous méfiant des idées standard à ce sujet, et en acceptant qu’une grande variété d’aménagements puisse exister, et que du temps est nécessaire pour comprendre puis pour se rééquilibrer [1] .
Le pire serait que l’enfant pressente que sa manière de souffrir aujourd’hui n’est pas celle qui est attendue. Le mieux, c’est d’être là, près de lui, indéfectiblement présent, dans l’accueil et la discrétion, et en partageant avec lui idées et émotions, comme nous le détaillerons tout de suite.
Que faire alors, lorsque l’on est préoccupé par certains signes qu’il présente, comme le silence, le déni ou la régression spectaculaire ?
Prendre patience ; ne pas le critiquer ; avoir en soi l’espérance que la vie refera lentement son chemin chez lui et lui en faire part ; éventuellement, lui proposer délicatement d’autres façons d’être, qui dépassent un peu sa stagnation présente, mais sans lui faire violence s’il ne les adopte pas tout de suite : on peut penser alors à se révéler soi-même dans ce que l’on ressent, mais discrètement, face à l’enfant qui ne parle plus ... ; on peut aussi lui proposer l’une ou l’autre « distraction », au sens commun du terme, s’il est inactif et vide d’intérêts, ...
Pour mieux assurer cette autorisation morale, l’adulte peut certainement s’autoobserver, si tant est que son propre cheminement le lui permette et réfléchir aux questions que voici :
- Fait-il une place, en lui et en dehors de lui, à la souffrance possible de l’enfant ? Imagine-t-il que l’enfant puisse être endeuillé, lui aussi, ou qu’il est décidément trop petit pour comprendre ? Accepte-t-il d’interagir avec l’enfant comme avec le partenaire d’un travail à faire ensemble, au sein de la famille survivante, en se soutenant l’un l’autre, ou laisse- t-il s’installer un clivage où chacun souffre dans sa solitude ? Par exemple, a-t-il invité l’enfant - invité, sans plus - à participer aux rites funéraires, souvent tellement apaisants, tellement importants pour se dire au revoir, voire pour faire la paix avec celui qui s’en va ? (7)
- N’assigne-t-il pas un rôle trop étroit, trop rigide à l’enfant ? Rôle du consolateur [13] , du faible menacé qu’il faut toujours protéger; rôle du remplaçant mais qui n’en sera jamais qu’un ersatz ; rôle de celui qui a eu tort de rester en vie et qui est un peu de trop ... Peut-être doit-il réapprendre à laisser l’enfant être lui-même ... à le différencier de celui qui est mort en reconnaissant à chacun ses qualités et défauts propres et en coupant court au jeu cruel des comparaisons ...
Essentiel alors est le partage des idées et des émotions. Schématiquement, on peut en distinguer trois aspects : l’adulte s’exprime personnellement, il écoute l’enfant et, en résonance aux questions et préoccupations de celui-ci, il l’informe.
1) S’exprimer en présence de l’enfant ou/et en le prenant comme interlocuteur peut aider celui-ci à remettre ses propres idées et sentiments en place. A travers le chagrin, la colère et le cheminement des pensées de l’adulte, l’enfant peut comprendre combien le deuil est une réalité « naturelle », que chacun gère avec ses ressources propres. L’adulte peut trouver les mots qui aident l’enfant à se refaire une idée un peu différente de l’existence, où la mort a sa place. La parole de l’adulte peut apparaître à l’enfant comme une invitation à s’ouvrir, à se libérer, à exprimer son propre chagrin, à le partager, à recevoir et à donner du soutien.
Aux tout petits qui ne comprennent pas encore le fait de la mort, cette expression de soi par les adultes survivants, conjuguée aux explications qu’ils donnent, permet justement à ces enfants de réaliser progressivement et d’intégrer ce qu’est la perte. Ils y arrivent en écoutant, en calquant tant soit peu leur conduite sur celle du parent survivant, en se rendant au cimetière avec lui, et en s’ouvrant, toujours à travers lui, à ce que peut être une relation spirituelle prolongée avec celui qui est mort.
Mais cette expression de soi par l’adulte n’est pas nécessairement bénéfique à l’enfant. Si elle se transforme en deuil interminable, si toute la maisonnée est amenée à vivre définitivement et intensément sous le régime du deuil, le disparu idéalisé devient un fantôme étouffant, voire secrètement haï. Il incombe donc au parent survivant de mettre une sourdine à l’expression de ses propres sentiments et à porter son attention sur autre chose que sur le culte du mort, en espérant de surcroît récolter pour lui-même, en quiétude intérieure, le fruit de son effort.
2) Deuxième volet du partage des idées et des émotions, on devrait savoir écouter l’enfant [5] : écouter ce qui se crie ou se balbutie spontanément, et aussi - ce qui est également important - provoquer délicatement l’expression d’une question, d’un affect, d’une idée. Parfois, un échange verbal direct pourra avoir lieu à ce propos ; d’autres fois, parce que l’inhibition est plus forte ou que l’intelligence des choses se fait davantage via l’imaginaire, c’est dans des dessins, des jeux, des histoires qu’on lui raconte ou que l’on construit ensemble, que l’enfant livrera par petits personnages interposés ses sentiments, ses questions et conflits les plus difficiles ! ... Il ne faut pas obligatoirement être thérapeute pour recueillir ces productions, qui disent l’imaginaire de l’enfant et sa vérité ; il suffit, surtout, d’y être empathiques ; ensuite, s’il le faut mais pas trop vite, on pourra proposer d’autres « versions de la vie » que celle qu’incarnent spontanément les petits personnages des histoires qu’il met en scène ... si d’aventure ils se fourvoient dans leur intelligence des choses de la vie.
On m’a raconté à ce sujet, récemment, le cas de Johan ( cinq ans ), très dépressif et irritable depuis la mort accidentelle de sa petite sœur, au sujet de laquelle il se faisait probablement des reproches en secret. Il avait été spectaculairement libéré de ceux-ci pour avoir regardé avec sa mère - heureusement disponible - le « Roi- Lion » et avoir entendu celle-ci manifester son empathie à Simba, le fils-lion, cause bien involontaire de la mort de son père, s’exilant alors pour vivre des années de dépression et de dénégation.
La maman de Johan avait su se montrer tendre pour le petit Simba, dire le droit qu’il avait à toujours être aimé, et l’erreur qu’il faisait à se sentir coupable ... Johan en avait tiré tout seul la leçon.
Ce qu’il faut essayer d’écouter sobrement, c’est souvent ce que l’enfant a le plus de mal à exprimer : pas seulement la tristesse du manque ... pas seulement les thèmes anxieux variés ... mais aussi l’agressivité que l’enfant ressent, par exemple pour le mort qui l’a lâché, agressivité dont il se sent aussitôt coupable [22] ... ou encore la faute qu’il s’attribue et qui a été à l’origine du décès ... ou son angoisse de trop ressembler à celui qui est mort.
3) Le troisième volet du partage des idées et des émotions, ce sont les informations que l’on propose à l’enfant. Ce chapitre est souvent mal géré, soit que les adultes survivants se sentent inhibés ou trop prudes à l’idée d’informer, soit qu’ils n’imaginent pas que l’enfant en ait besoin, soit au contraire, qu’ils réduisent le partage avec l’enfant à cette dimension d’information, alors trop abondante et, en même temps, trop peu adaptée au contexte réel. Or, si quelques informations importantes devront lui être données, en rapport direct avec l’événement et en dehors de toute demande, d’autres seront utilement suggérées en réponse à des questions de l’enfant ... ou à ses silences : elles viendront confirmer ce qu’il pense déjà ou, si nécessaire, l’inviter à voir les choses quelque peu autrement : à l’adulte à les soutenir tranquillement, avec conviction, comme des vérités pour lui, sans faire violence à l’enfant. En outre, toute information importante proposée à l’enfant devrait faire l’objet de vérifications : l’enfant la comprend-t-il ? Comment y réagit-il ?
Il n’est pas possible de passer en revue tous les thèmes qui méritent d’être abordés avec l’enfant. En voici quelques-uns parmi les plus importants [2] - [23] :
- Le caractère inéluctable de la mort, terme irréversible de la vie pour tous les vivants terrestres, survenant naturellement ou violemment, mais indépendamment des éventuels souhaits de l’enfant. Deux remarques à ce propos :
* Surtout quand l’enfant est très jeune, certaines explications à visée consolatrice ne lui permettent pas de comprendre l’inéluctabilité de la coupure ; on y déclare en termes vagues que le disparu s’est endormi pour toujours, quand il n’est pas simplement « parti faire dodo » ou « qu’il est au Paradis » Et l’enfant d’attendre en vain son retour.
Certes, ce n’est pas ici le lieu de prendre position sur les croyances religieuses, leur bienfondé aux yeux de beaucoup, et les consolations qu’elles sont censées apporter. Nous voulons simplement faire remarquer que, lorsqu’on s’y réfère, ce ne devrait pas être pour éviter la confrontation de l’enfant - et de soi - à l’inéluctabilité et la douleur d’une absence, celle du disparu dans sa corporéité. Maintenir une relation spirituelle avec le souvenir d’un mort, ou avec l’être d’un Mort survivant dans quelque au-delà mystérieux, n’empêche pas d’avoir à assumer cette coupure.
* Il ne suffit évidemment pas de dire que « la mort est la mort » Beaucoup d’enfants se posent des questions plus précises qui expriment leur désir de connaissance de l’être humain et du sens de la vie, au-delà du biologique : Pourquoi meurt-on ? Que sent-on et à quoi pense-t-on quand on meurt ? Souffre-t-on ? etc ... Quand on les laisse exprimer tout ce qu’ils imaginent à ce sujet, on est parfois stupéfait des idées qu’ils construisent pour humaniser et apprivoiser la mort.
Ainsi, en Belgique, après les kidnappings, viols et assassinats d’enfants qui ont marqué le mois d’août 1996, l’un de nous a été amené à faire une psychothérapie de groupe télévisée à intention de debriefing avec quelques enfants de huit à dix ans. En évoquant Julie et Mélissa, les fillettes assassinées, ces enfants ont trouvé, tout seuls, que, tout au long de leur interminable agonie, dans la cave où elles étaient séquestrées, Julie et Mélissa se racontaient peut-être des histoires, jouaient aux cartes ou se chantaient des comptines. Ils ont trouvé aussi que, quand on venait les agresser, peut-être seul leur corps était prisonnier, tandis que leur esprit s’envolait comme un petit oiseau, pour venir les réhabiter après coup.
Julie et Mélissa, violées, séquestrées et laissées mourir de faim par Marc dutroux et Michèle Martin
- La nature de la maladie ou du processus qui a conduit à la mort ; la nature de la maladie ou du processus qui a amené la mort ; il est particulièrement important d’échanger des idées à ce sujet lorsque celui-ci pourrait être source de honte et d’angoisse, l’enfant ayant peur que ça lui tombe dessus aussi. Il arrive qu’on doive le préparer à répondre aux camarades qui se moqueraient de lui.
- La « normalité » de l’expérience du deuil chez les petits comme chez les grands, deuil que chacun vit avec ses particularités propres, et qui s’apaise progressivement, sans pourtant que s’éteigne la relation spirituelle avec le disparu.
Ici, encore, le concept peut sembler difficile à expliquer et à faire intégrer par l’enfant, mais, quand on part plutôt de sa créativité à lui, il est à même, tout seul, de raconter avec ses mots à lui, ce que peut être le deuil : « On y pense toujours ... mais moins souvent ... et sans être triste » trouve spontanément Martin ( dix ans ), dans la psychothérapie de groupe dont nous venons de parler. Simplement suffit- il de reconnaître la valeur de ce qu’il pense ...
- La non-responsabilité de l’enfant dans la survenue de la mort. Il peut arriver qu’il en ait été la cause involontaire, par exemple lors d’un accident mortel. Il s’agit alors de l’aider à ne pas confondre causalité et intentionnalité. Dans la majorité des cas, en effet, il n’y est pour rien du tout : nous incluons ici les cas où sa rivalité avec le mort ou/et son désir de mort a pu s’exercer : déjà ici, il faut pouvoir deviner et lui parler de l’universalité de l’ambivalence et des désirs de mort, et de leur non toute-puissance. Dans une minorité plus petite encore de situations, on peut se demander si une forte rivalité avec un autre enfant n’a pas été à l’origine d’un acte manqué dramatique ... voire, surtout chez les aînés, si leur comportement intentionnellement négatif n’a pas pesé lourdement sur la santé déjà fragile d’un adulte : ici aussi, et plus que jamais, il faut non pas nier la part de faute, l’importance de la reconnaître et d’obtenir le pardon, mais surtout aider l’enfant à faire confiance à nouveau à son potentiel positif.
- Le fait que la vie de l’enfant ne soit pas spécialement menacée, à quelques exceptions près : la mort n’est pas contagieuse (8), même si l’enfant le pense parfois, soit par pure angoisse et pensée magique, soit aussi et surtout quand il éprouve une certaine culpabilité. Dans ce contexte, on devra parfois rappeler à l’enfant les différences fondamentales entre sa personne et celle du mort : explication délicate encore, puisqu’elle doit rendre compte de ce qu’est la filiation, l’identification aux parents, et l’originalité de chaque être; explication particulièrement importante lorsque la mort a été associée à une maladie mentale ou/et à un suicide.
A un petit enfant, on devra redire aussi que les survivants - et lui-même - sont forts, et non disposés à se laisser emporter par de nouvelles agressions.
- Dans la mesure où c’est vrai - et ce l’est fréquemment - on peut lui rappeler qu’il est toujours aimé et que ses besoins seront autant satisfaits qu’avant. Cette reverbalisation ne doit cependant pas être « plaquée », travestissant mensongèrement une réalité défaillante. Avant de s’engager par la parole, le premier devoir des adultes est donc de vérifier ce qu’il en est sur le terrain et, le cas échéant d’améliorer ce qu’ils peuvent. Si la situation est appelée à rester moins favorable, plutôt que de nier les différences, en parler clairement permet davantage à l’enfant de faire le deuil du paradis perdu et d’utiliser sa résilience pour s’adapter à son présent.
Ce n’est néanmoins pas toujours facile !
Que dire à ce propos par exemple, à Vanessa ( quatorze ans ), fille unique, gâtée et capricieuse d’une maman célibataire, décédée d’un cancer après une longue épreuve ? La grand-mère maternelle, chez qui le couple mère-fille s’était réfugié, se dit trop vieille pour gérer l’adolescente. Aucun des oncles et tantes n’en veut pour la vie quotidienne. Voici donc Vanessa en internat scolaire, passant de l’un à l’autre pour les vacances. Que lui dire, sinon que c’est son comportement exigeant et difficile qui fait peur ... qu’elle doit y regarder à deux fois avant de compromettre le crédit qui lui reste par protestations surajoutées ..., qu’elle est à même, si elle y met le prix en comportement sociable, de regagner de l’amour, chez des jeunes de son âge par exemple ... et que c’est elle qui peut veiller le plus sûrement sur ses propres intérêts !
En prolongement direct de ce que nous venons de dire, évoquons donc toute l’importance du soin à apporter à l’environnement matériel et affectif de l’enfant.
Au delà des mots qu’on lui destine, l’enfant en deuil a plus de chance de se réparer lorsque l’intendance aussi est assurée c’est-à-dire lorsque :
- l’entourage survivant est affectivement proche de l’enfant et stable [15] ;
- les besoins matériels de l’enfant, la qualité de la vie quotidienne continuent à être assurés; l’ambiance de vie n’est pas trop chargée de soucis, notamment ceux qui pourraient résulter du non-accomplissement des fonctions qu’exerçait le disparu ;
- l’enfant peut continuer à vivre dans son univers habituel ou du moins n’en est pas déplacé à la légère ; si cependant il faut passer par cette seconde solution, que ce soit plutôt vers un environnement de type familial substitutif, bien stable et capable de délicatesse et de sobriété, pour ne pas provoquer chez l’enfant des conflits intérieurs de loyauté.
Conclusions
En guise de conclusion, nous ferons deux remarques :
1. Nous avons laissé ouverte l’importante question de savoir si les accompagnements que nous proposons, et surtout ceux qui sont centrés sur l’échange de paroles, relèvent des dialogues de la vie quotidienne, de la psychothérapie ou des deux. Sans pouvoir y répondre ici d’une façon détaillée, disons seulement que les professionnels ne devraient jamais accepter que l’ambiance de la vie quotidienne soit et reste faite de silence inhibé et douloureux. En rencontrant les adultes endeuillés, en les écoutant et en les encourageant, ils devraient vérifier ou faire en sorte que ce soient ceux-ci qui parlent aux enfants dont ils ont la charge, au moins pour une part importante de ce qu’il y a à dire. Sans nécessairement demander tout de go aux plus accablés d’assurer un dialogue fluide, mais en jouant sur les ressources de la famille élargie et d’autres familiers [20] , il nous semble préférable que les témoignages et les réponses à l’enfant émanent, pour le principal, des compagnons de sa vie quotidienne. Si seuls les psychothérapeutes s’occupaient des paroles importantes, ils n’échapperaient que difficilement au double message : la mort, il faut en parler, mais c’est non représentable et non dicible avec naturel ... Le rôle des psychothérapeutes est donc d’abord de faciliter la communication dans la famille ; dans cette perspective, grande est la valeur de séances familiales, où les professionnels aident les adultes survivants à s’exprimer, voire les précèdent un peu pour faire eux-mêmes les propositions verbales les plus délicates ; si, par la suite, l’enfant reste prisonnier de ses conflits ou de ses affects les plus pénibles, une psychothérapie lui sera également et personnellement proposée : mais, même si on s’adresse plus précisément à lui, il n’est pas nécessaire d’exiger tout de suite qu’il y vienne seul : beaucoup ont besoin, temporairement, de la présence d’un familier à leur côté, qui les protégera et les rassurera contre un sentiment de trahison envers le défunt (9).
2. Même s’il ressort de cet exposé que nous devons être sensibles à la détresse de l’enfant, gardons-nous d’étiqueter celui-ci de façon trop stricte comme le poussin blessé, pitoyable et nécessitant un support perpétuel : il pourrait d’ailleurs en remettre pour maintenir le surcroît d’attention qu’il gagnerait de la sorte. A nous de savoir être parfois un peu absents de sa vie, voire un peu durs et exigeants !
Plus fondamentalement, nous sommes invités à faire confiance à la résilience de nos enfants. Elle est démontrée chaque jour de par le monde par tant d’enfants qui passent par l’horreur, en réchappent puis se remettent à croire dans la vie : résilience des petits Ruandais et de tant d’autres enfants de la guerre, résilience des enfants rescapés des maisons de passe d’Asie et d’ailleurs, résilience de tous ces anonymes, proches de nous, dont l’insouciance s’est soudain brisée contre le malheur, et qui ont dû prendre en main leur destin et parfois celui de leurs jeunes frères et sœurs, voire du parent survivant.
Tous ces enfants courageux nous crient que l’espérance n’est pas une illusion et nous invitent à donner à leur côté le meilleur de nous-mêmes.
- Notes. -
Bibliographie-
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3. PIRARD-VAN DIEREN E. - « D’un deuil particulier chez les enfants » In STEICHEN R. et DE NEUTER P. - « Les familles recomposées et leurs enfants » 245-250. Academia-Erasme, 1995.
4. GHAZIUDDIN M., ALESSI N., GREDEN J.F. - « Life events and depression in children with pervasive developmental disorders » J Autim Dev Disord 25 (5): 495-502, 1995.
5. FURMAN R. - « Aptitude de l’enfant au deuil » In ANTHONY E.J., KOUPERNIK C. - « L’enfant dans la famille » Tome 2, 182-186. Masson, Paris 1974.
6. DIATKINE G. - « Deuil et inhibition intellectuelle chez le jeune enfant » Bull Psychol 38: 491-494, 1986.
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8. GAENSBAUER TH., CHATOOR I., DRELL M., SIEGEL D., ZEANAH C.H. - « Traumatic loss in a one-year-old girl » J Am Acad Child Adolesc Psychiatry 34 (4): 520-528, 1995.
9. PFEFFER C.R., MARTINS P., MANN J., SUNKENBERG M., ICE A., DAMORE J.P. Jr, GALLO C., KARPENOS I., JIANG H. - « Child survivors of suicide : psychosocial characteristics » J Am Acad Child Adolesc Psychiatry 36- 1: 65-74, 1997.
10. BLACK D. « Childhood bereavement » (editorial) BMJ 312 (7045): 1496, 1996.
11. MICHALELI M. - « Les aspects psychosociaux de la mort subite du nourrisson » Rev Prat 42 (14): 1758-1761, 1992.
12. WOLFENSTEIN M. - « How is mourning possible ? » Psychoanal Study Child 21: 93-123, 1996.
13. LECAVELIER-DES-ETANGS N., LAURAS B., SIBERTINBLANC D. - « La mort subite inexpliquée du nourrisson: le destin de l’enfant précédent » Neuropsychiatr Enfance Adolesc 42 (8-9): 627-652, 1994.
14. CHRIST G.H., SIEGEL K. - « Parental death : a preventive intervention. Recent Results » Cancer Res 121: 426-431, 1991.
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18. ELIZUR E., KAFFMAN M. - « Factors influencing the severity of childhood bereavement reactions » Am J Orthopsychiatry 53 (4): 668-676, 1983.
19. KISSANE D.W., BLOCH S., DOWE D.L., SNYDER R.D., ONGHENA P., MCKENZIE D.P., WALLACE C.S. - « The Melbourne family grief study, I: Perceptions of family functioning in bereavement » Am J Psychiatry 153 (5): 650-658, 1996.
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21. VAN EERDEWEGH M.M., CLAYTON P.J., VAN EERDEWEGH P. - « The bereaved child: variables influencing early psychopathology » Br J Psychiatry 147: 188-194, 1985.
22. KAFFMAN D., « Bereavement reactions in children : therapeutic implications » Int J Psychiatry 24-12: 65-76, 1987.
23. HANUS M., « Le deuil chez l’enfant » In LEBOVICI S., DIATKINE R. et SOULÉ M. - « Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent » 1463-1476. P.U.F., Paris 1995.
(*) N.B. : Ce texte a fait l’objet d’une communication sous le titre « Le deuil compliqué et pathologique des enfants » lors du Congrès international de l’Association Vivre son deuil qui s’est tenu à Lausanne les 30 et 31 mai 1997 et intitulé « Les deuils dans l’enfance »
(**) Médecin-assistant en pédopsychiatrie.
(***) Pédopsychiatre, Docteur en psychologie, responsable de l’Unité de pédopsychiatrie, Cliniques Universitaires St-Luc, 10, avenue Hippocrate, 1200 Bruxelles.
(1). Dans le cadre de cet exposé, sans autres précisions, le terme « enfant » est générique et renvoie à tous les mineurs d’âge. Lorsque des différenciations seront nécessaires, nous parlerons de jeunes enfants ( avant l’entrée à l’école primaire ), d’enfants en âge de latence ( approximativement entre six et douze ans ), d’enfants avant la puberté ( de zéro à douze ans ) et d’adolescents.
(2). Ce pourrait être le cas, par exemple, de certaines réorganisations familiales douloureuses après un divorce [3] : « Perte » d’un membre de la famille, perte du couple parental, perte d’un lieu investi, etc ...
(3). Le risque est particulièrement grand lorsque l’être aimé est véritablement, et parfois secrètement, surinvesti par un enfant lui-même hypersensible !
(4). Dans de rares cas, même pas : surtout chez les tout petits, le dialogue avec un parent ... un frère imaginaire peut être ostensible, voire entraver les dialogues concrets de la vie familiale. Reste à l’adulte à ne pas s’embarquer avec l’enfant dans son imaginaire, mais à ne pas le violenter non plus ... le recadrer peut-être, dans un espace précis et entendre cette souffrance comme un message, qui dit que la vie avec les vivants qui restent n’est peut-être pas si satisfaisante ... Cet ensemble d’attitudes s’adresse aussi à l’idéalisation, parfois bien dérangeante pour les survivants.
(5). La discussion de ce point dépasse les limites de cet exposé. En résumé, la « simple » existence du désir de mort ne devrait pas être à l’origine d’une culpabilité fondée. Il en va de même de certains passages à l’acte impulsifs ou/et mineurs, à visée défensive, sur le corps d’autrui. Seule, l’actualisation volontaire du désir de mort ( projet, programme et réalisation ) devrait provoquer la culpabilité.
(6). Application plus moderne, on pourrait évoquer aussi ces enfants qui savent ou devinent avoir été conçus - d’où qu’en soit venue la suggestion - pour donner un jour leur moelle à un frère cancéreux, qui n’en est pas moins mort.
(7). L’intelligence de l’enfant est concrète, et opère sur le réel concret. Elle est donc très constructivement alimentée si on lui donne l’occasion de voir, simplement, comment la mort est arrivée ( si c’est possible ), de voir le corps du disparu ( sans faire violence à l’enfant qui serait trop émotionné pour l’accepter ), de voir la mise en place des rites funéraires, puis d’aller rendre visite aux restes corporels du disparu là où ils sont. Monde du voir qui doit s’accompagner du monde du partage des mots et des émotions.
(8). Même dans les cas où l’enfant a été contaminé, par exemple, par le Sida d’un parent, si pas par une hérédité maniaco-dépressive, c’est la maladie qui s’est transmise, et le destin de celle-ci n’est pas ipso-facto celui qui a emporté son parent.
(9). Si d’aventure, ils s’abandonnaient à la relation avec un seul étranger.