I. Le choc
Dans une école maternelle et primaire rurale bien peuplée et voisine de mon domicile, un instituteur se suicide de façon tout à fait imprévue : on le trouve pendu un samedi matin à une poutre de son garage. Sa classe, c’était les tout petits, (trois ans) dont il s’occupait avec gentillesse et efficacité depuis plusieurs années. Beaucoup d’enfants l’aimaient et en grandissant continuaient à parler occasionnellement avec lui et les filles de fin de primaire adoraient venir l’aider pour le repas de ses petits. Homme à la fois discret – ne parlant jamais de lui ! – et très actif, multipliant les réalisations tant à son domicile qu’à l’école, Simon était apprécié de tous ses collègues, sans vraiment se mêler à leurs groupes. Jamais un congé de maladie, pas d’état dépressif manifeste qui aurait préparé le terrain, pas de drame conjugal connu ; il aurait bien dit à une collègue qu’il se sentait fatigué depuis un mois, qu’il en avait parfois assez et qu’il n’enseignerait pas jusqu’à sa retraite … Quelque sombre secret auquel il aurait voulu échapper ? Pas impossible, mais peu probable. Près de son corps, un très bref mot pour sa famille « Je vous demande pardon. »
Le directeur de l’école me contacte le dimanche, et nous mettons au point ensemble les premières grandes lignes des interventions à mener :
◊ - Les parents des petits de la classe de M. Simon sont avertis le dimanche même. Ils sont invités à informer les enfants, en faisant attention à ce qu’ils exprimeraient de leurs émotions du moment : en effet les tout petits sont davantage bouleversés et déstabilisés par les émotions des proches qui leur parlent que par le contenu de ce qu’ils entendent. Quant au contenu, on leur recommande de s’inspirer de : « Il y a une mauvaise nouvelle. Monsieur Simon est mort. Donc, il ne viendra plus s’occuper de vous. Nous sommes tristes. C’est triste. Et demain, c’est Zoé qui s’occupera de vous. » (2) Puis vérifier ce que le tout petit a compris et lui permettre de réagir.
◊ - Nous prévoyons des interventions dans chaque classe, de la sixième primaire (3) à la troisième maternelle. Information et dialogue à mener d’abord avec chaque instituteur puis, dans un second temps, à reprendre avec la classe, l’instit et un psy. Je suis disponible tous les avant-midi de cette semaine-là, et la psychologue scolaire l’est le lundi ; Nous répartissons donc les tâches.
Pour ce qui est des première et deuxième maternelle, dont les classes sont matériellement proches, c’est la psychologue scolaire qui passera le temps nécessaire pour être là informellement, écouter, observer si des enfants semblent en crise, leur parler et les soutenir.
Je prévois aussi des moments le lundi et mardi où je serai accessible pour parler avec les instituteurs qui rencontreraient des difficultés particulières avec tel ou tel élève, ou pour parler avec tout adulte qui le souhaiterait (4),
Plus formellement, au moment de la pause de midi, nous prévoyons un moment de rencontre libre avec les enseignants et autres travailleurs de l’école qui le souhaiteraient.
◊ - La rumeur se propageant habituellement à grande vitesse, nous supputons que beaucoup d’enfants et de parents seraient informés en arrivant à l’école le lendemain. On a donc placardé dans le sas d’entrée une photo de Simon, l’annonce de sa mort (sans parler de la manière), des remerciements pour tout ce qu’il avait fait pour la communauté et un grand crêpe noir. Par ailleurs, le directeur et un instituteur « cool et tranquille » se chargent d’accueillir les parents qui le souhaiteraient, mais avec un message bref et visant la mise à distance des potins : « C’est exact (qu’il est mort et, si c’est énoncé ou demandé par le parent, qu’il s’est suicidé) Nous sommes tous consternés. Par respect pour lui, nous ne désirons pas parler de détails. Nous avons fait tout ce qu’il faut pour bien rencontrer le chagrin de vos enfants et un pédopsychiatre et la psychologue scolaire sont présents pour les aider. »
Nous n’anticipons pas davantage le dimanche dans la préparation du lundi. Il y aura encore beaucoup de choses à improviser et à régler, mais il faut maintenant se laisser vivre un peu. En cours de semaine, l’équipe s’adaptera aux circonstances et organisera des rites d’au revoir(5).
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II. Les interventions proprement dites : Déroulement général
Les interventions ont pu se dérouler selon le schéma prévu. J’ai passé en quatre jours une heure dans chaque classe avec l’instituteur (6) et parfois le directeur, en m’appuyant le plus souvent sur les échanges et travaux que les enfants avaient déjà faits (dessins, textes, dialogues …) et en leur demandant de me raconter.
Il n’ a existé nulle part un tabou sur la parole, entre autres, je pense, parce que les adultes avaient autant que les enfants besoin de comprendre, et de se lâcher par la procuration de la parole et des émotions de ceux-ci.
Pendant les espaces interstitiels, l’un ou l’autre adulte m’accoste, pour me parler de la réaction jugée étrange d’un enfant (« Paul (sept ans) a parlé de pays où l’on pendait des enfants » « Mathilde (huit ans) pleure depuis une heure sans pouvoir se reprendre. » « John (dix ans) a dit qu’il fallait casser la gueule à tous ceux qui se suicident et que c’est des lâches. ») Parfois, mine de rien, brièvement, cet adulte me parle de lui, d’abord pour s’excuser d’avoir eu devant moi une réaction émotive[7], mais c’est l’occasion d’aborder la relation qu’il avait avec le collègue défunt, sa propre incompréhension face au mystère de la liberté humaine, son éventuelle culpabilité de n’avoir rien vu venir, etc.
Les réunions plus structurées que je tiendrai avec les adultes se déroulent d’ailleurs dans la même ambiance. Ils sont sous le choc, mais, à part l’un ou l’autre qui sanglote, ils retiennent davantage leurs émotions entre eux que devant leurs élèves ! Je partage moi aussi, dans un silence recueilli, ce lourd moment de deuil traumatique. Et je les encourage quand-même un peu à parler, en me servant notamment du biais de réactions d’enfants qui les auraient interpellés (Dr H. : « Tel enfant ne comprend pas que … Et vous ? Il m’a dit que … et vous qu’en pensez-vous ? ») Quand je les quitte, je redis encore ma disponibilité la suite de la semaine.
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III. Mes interactions avec les groupes d’enfants
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Les émotions à l’état brut
Première classe visitée, le lundi vers dix heures, une sixième primaire. Les enfants ont juste eu le temps d’un premier échange avec leur institutrice, qui leur a demandé ensuite de faire un texte sur ce qu’ils ressentent. Je m’assieds par terre dans le cercle qu’ils ont formé.
Groupe où se trouvent quelques pré ados, qui commencent à perdre les belles certitudes de leur enfance et notamment des grandes filles, peut-être vaguement amoureuses de Monsieur Simon qu’elles allaient aider…Plus de la moitié de la classe pleure silencieusement à chaudes larmes. Larmes qui nous viennent aussi, contagion aidant, et que nous partageons avec eux dans une ambiance recueillie, l’institutrice et moi.
Je me tais suffisamment longuement, je laisse venir, reconnaissant à leur groupe de m’accueillir et de me permettre de partager ce temps fort avec lui. De loin en loin je hasarde un commentaire sobre, pour mettre quelques mots sur ce torrent d’émotions : « Vous êtes tous tristes, parce que vous avez perdu un grand ami. » ; « Vos larmes, c’est un cadeau que vous faites à M. Simon, pour lui dire que vous l’aimez bien » ( la-dessus, redoublement de larmes mais bon, pourquoi pas ? J’ai tendance à penser que c’est la moitié du chemin d’une libération intérieure, si les mots suivent. ) Et en effet, petit à petit, après dix-quinze minutes de partage recueilli de ce grand chagrin, l’institutrice et moi, nous essuyons nos yeux et commençons à faire parler les enfants qui le peuvent pendant que d’autres écoutent, toujours noyés dans leur chagrin : Ces derniers ne seront pas forcés de parler mais recevront de notre part un sourire, un clin d’œil, un petit signe chaleureux. Et donc sans faire pression, nous demandons : « Qui peut parler de son chagrin ? Qui peut expliquer pourquoi il se sent si triste ? Qui accepte de lire le texte qu’il vient d’écrire ? »
Et je vous livre maintenant ce que les enfants m’ont dit et ce que je leur ai répondu, dans un ordre qui me semble davantage logique que chronologique.
Ecouter et faire se déployer
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Ecouter ce que les enfants savent
Ils savent tous (8) que M. Simon est mort et je leur fais donc décrire ce qu’est la mort, ce qu’ils en connaissent déjà. Je reçois beaucoup de réponses « relationnelles » ( mort d’un grand-parent, par exemple, avec quelques commentaires à ce sujet ) et d’autres très concrètes ( l’observation d’un animal mort, surtout chez les plus petits ) Ils peuvent m’expliquer les composants et paramètres de la mort : ne plus bouger ; ne plus respirer ; aller dans la terre ; être froid ; pour toujours. Au passage, c’est l’occasion de lever la confusion dangereuse mort-sommeil.
Plus d’un enfant par classe exprime spontanément comment il est mort et nous n’avons donc pas le choix : il faut en faire un savoir collectif. Circulent donc des mots comme suicide, se pendre ou encore, chez les plus âgés, ne plus vouloir vivre.
2. Ecouter ce que les enfants vivent
Beaucoup parlent de leur tristesse. Chez les plus jeunes ( cinq ans ) où nous travaillons à partir de dessins effectués, beaucoup représentent de grands cœurs rouges intacts, brisés, pleurant ou entourant le personnage de Monsieur Simon. Pourquoi sont-ils tristes ? « Parce qu’on l’aimait bien, parce qu’il nous aimait bien, parce qu’on ne le verra plus »Certains aînés se sentent tristes « pour sa femme et ses enfants » qu’il a abandonnés.
Mais un certain nombre exprime aussi être fâché soit spontanément, soit en réponse à une question que je pose. Et ils disent clairement pourquoi : « Il a abandonné sa femme et ses enfants. Il ne viendra plus nous voir. C’est facile ça. On ne pourra plus lui dire nos problèmes. Il l’a choisi, on ne peut pas, c’est pas bien »
3. Ecouter ce que les enfants pensent
Dès la seconde primaire, fuse de partout cette question tellement typique de l’intelligence humaine qui cherche à comprendre : « Pourquoi ? » Question universelle, mais qui se réavive particulièrement face à l’expérience traumatique : « Pourquoi est-ce arrivé ? » couplée à : « Comment est-ce arrivé ? Moi, je souhaite le savoir dans les détails » Question qui se transforme vite en : « Pourquoi un être humain peut-il se suicider ? » puisque, pour M. Simon en particulier, nous convenons ensemble que nous ne le saurons jamais précisément. Les éléments d’information qui y répondent, à l’origine de synthèses personnelles chez chaque enfant, lui permettent d’apaiser ses angoisses face à la menace traumatique et à sa récidive, parce qu’il a maintenant le pouvoir du savoir et qu’il croit davantage qu’il pourra dominer une possible menace de récidive.
« Pourquoi … et comment il a fait ça ? » Je ne réponds pas moi-même tout de suite, bien sûr : je stimule d’abord l’expression de leur imagination et de leurs hypothèses, et j’écris simplement des mots-clé au tableau noir, en manifestant mon empathie en reflétant ce qu’ils viennent de dire.
« Pourquoi il a fait ça ? »
En les écoutant et en écrivant au tableau, je les aide à catégoriser trois composantes de la réponse, celles qui me semblent les plus probables dans le cas présent A noter qu’ils ont évoqué la liste à peu près exhaustive de tous les motifs de suicide : suicide agressif, suicide pour fuir la honte ou un secret ; suicide parce qu’on ne supporte plus de vieillir…jusqu’au suicide altruiste. J’ai écouté et commenté chaque fois un peu, puis j’ai fait des sélections et mes hypothèses principales ont été :
----L’existence d’une souffrance peu tolérable.Beaucoup pensent que M. Simon était sans doute très malheureux ; Mais ils ne savent pas pourquoi ou alors invoquent d’hypothétiques soucis de couple ou de famille, à l’école ou à propos de l’argent.
Quelques-uns uns parlent d’une grosse dispute avec sa femme : ici, je me différencie et je les fais réfléchir : Eux aussi ont parfois de grosses disputes avec leurs parents. Que font-ils alors ? Plutôt que de chercher à mourir, tempêter, claquer la porte, s’enfermer dans leur chambre et je commente qu’ils ont bien raison de ne réagir que comme ça ! J’ajoute aussi qu’une grosse dispute conjugale ne devrait indirectement pousser vers la mort que si l’on se sent déjà très malheureux avant. Un peu comme la dernière goutte d’eau qui fait déborder un vase. Sinon, ce serait un chantage affectif très injuste pour celui qui reste !
---- L’existence d’une difficulté à communiquer. Peu d’enfants relatent spontanément cette composante. Ce sont probablement ceux qui ont communiqué sur l’événement à la maison avec leurs parents (9) « Il gardait ses secrets … il n’en parlait pas … il ne le montrait pas … il aurait dû demander de l’aide, etc. »
Je les encourage tous à approfondir leur réflexion sur ce thème : Est-ce qu’il n’aurait pas pu faire quelque chose, s’il était malheureux ? Que faites-vous, vous, quand vous avez du chagrin ? Ils trouvent tout seuls qu’ils tiennent à parler à quelqu’un en qui ils ont confiance lorsqu’ils ont un gros souci ou un gros chagrin.
Je souligne avec un rien d’emphase que c’est vraiment une bonne idée ! Et eux alors d’évoquer tous leurs interlocuteurs potentiels depuis l’ami, la sœur, la maîtresse d’école, les parents et grands-parents … jusqu’au chien, à l’ami imaginaire, au parrain décédé et au journal de bord. Incroyable et merveilleuse diversité humaine à accueillir toujours et à aider à mieux évaluer parfois !
---- L’existence de la liberté intérieure, d’un choixqui constitue en même temps une erreur cognitive. A partir de la quatrième primaire, ces concepts sont assez souvent évoqués : « Il n’était pas obligé … il a voulu mourir … il a décidé »
Je nuance un peu ( ce n’est probablement pas tant le choix actif de la mort qui a existé que celui d’échapper à des souffrances. ) Je fais réfléchir aussi les enfants sur le concept d’erreur, que j’écris en grandes lettres au tableau. Etait-ce un bon choix dans le sens d’un choix intelligent ? A mon sens, non, car les problèmes de vie auraient pu se solutionner autrement. M. Simon aurait pu recevoir de l’aide et ne l’a pas fait ; Maintenant c’est trop tard, il ne pourra plus jamais revenir en arrière. Donc M. Simon s’est trompé et a fait une bêtise.
Les enfants approuvent et certains – les fâchés – passent rapidement de la notion de mauvais choix cognitif à celle de mauvais choix moral Pas vraiment parce que notre vie ne nous appartient pas, mais parce qu’il en fait souffrir d’autres : « Il a abandonné sa famille … il ne veut plus de nous … on aurait pu l’aider … c’est trop facile » Je nuance quelque peu l’intransigeance de leur jugement en rappelant la probable souffrance intérieure de leur instituteur, mais je ne l’invalide pas complètement ( Il n’a pas voulu activement faire souffrir ses proches, mais l’idée de cette souffrance ne l’a pas arrêté non plus. Peut-être bien en effet que ça, c’est mal … mais avons-nous le droit de juger, nous qui commettons aussi notre part de fautes ? )
« Comment il a fait ça ? »
Ici encore, il est important pour les enfants d’exprimer ce qu’ils savent et imaginent à ce propos et du coup, de se libérer en tout ou en partie de l’aspect traumatique de leur savoir.
◊ - Il y a eu pendaison, il faut donc les écouter l’énoncer et préciser avec eux en quoi cela consiste et pourquoi cela conduit à la mort ; J’en profite pour calmer quelques débordements de l’imagination : le sac de plastic sur la tête, le sang couvrant tout le corps, voire le cœur arraché du corps. Quelques autres associent autour des pendus qu’on voit à la TV, des exécutions publiques voire, pour l’un d’entre eux, des enfants que l’on pendait au Moyen-Age.
◊ - Certains enfants s’intéressent aussi au déroulement du scénario. Je me donne pour tâche de les écouter l’esquisser comme ils se le représentent, mais aussi de couper gentiment court aux exagérations type « potins de village » ou « construction d’un cinéma » Pas facile néanmoins de mettre la limite entre d’une part l’information utile à une domination psychique de ce qui s’est passé, et d’autre part ce qui serait une excitation morbide, cancanière ou indécente de leur imagination En effet, j’ai dû gérer quelques « frimeurs », désirant s’affirmer via un savoir exclusif et quelque peu sensationnaliste. A les entendre, ils connaissaient des détails croustillants ou horribles sur le couple de M. Simon ou sur sa mort, détails obtenus ou extorqués de leurs parents, eux-mêmes soi-disant dans la confidence. Bon, eux aussi il fallait les écouter sans m’énerver ni les disqualifier tout de suite, ni non plus me laisser fasciner ou accepter leur commérage. Je me suis donc efforcé de les recadrer, en leur indiquant qu’au-delà d’une certaine limite il fallait respecter le privé de la famille concernée.
Dans cette ambiance, on reconstruit ensemble le scénario probable que voici, parfois dans son entièreté, parfois incomplètement dans certaines classes : « Monsieur Simon quitte la maison au petit matin ; il écrit vite une lettre à sa famille pour demander pardon. Il va vers le garage, lie une corde à une poutre, puis autour de son cou, puis saute d’une petite chaise pour s’étrangler. Il meurt tout de suite d’asphyxie. Quand elle s’éveille, sa femme ne le voit pas près d’elle. Elle le cherche, s’inquiète et appelle la police. La police cherche et trouve son corps dans le garage. On met son corps sur un lit spécial, pour les morts. Sa femme et ses enfants pleurent beaucoup et se demandent : « Pourquoi as-tu fait ça ? »Ils trouvent la lettre qui les console un petit peu, mais ils restent quand-même tristes et fâchés.
Tout en mettant en place les éléments de ce scénario, je m’enquiers régulièrement : Chacun comprend-il bien ce qui se dit ? Y a-t-il des questions à poser ? Des sentiments ou des idées à partager ? . C’est dans cette ambiance que prennent place par bribes et morceaux ce que j’appelle :
Approfondissements scientifiques et philosophiques
Pêle-mêle, ils portent sur :
A. L’au-delà de la mort. Que devient le corps ? ( In fine, non pas néant mais poussière fertile qui participe au cycle de la vie ) ; Qu’est-ce que l’esprit ? ( que certains enfants appelleront âme … mais est-ce vraiment la même Instance? ) Survit-il après la mort ? Si oui, où va-t-il ? Cette discussion est lancée dès la troisième maternelle, j’y reviendrai tantôt. Je nuance leurs réponses, en mentionnant notre droit à l’imaginaire ( nous pouvons rêver, nous raconter des histoires qui nous font du bien ), celui à nos convictions religieuses ou laïques ( certains enfants disent croire en une survie de l’esprit, au surnaturel, en Dieu - jusqu’à mentionner les prières qu’ils viennent de faire -, et d’autres pas ) mais aussi notre ignorance scientifique ( in fine, nous ne savons pas )
Interventions délicates, où je dois à la fois respecter le droit des enfants à l’expression et me distancer de leurs certitudes. Où je dois commencer à leur faire comprendre des réalités abstraites ou rejoindre et améliorer celles qu’ils soupçonnent ou intègrent déjà.
B Autre thème délicat, celui de la conservation spirituelle. Nous pouvons rester en relation avec une personne après sa mort. Si nous le voulons, nous pouvons continuer à penser à elle, l’aimer, lui parler … Ce n’est pas vraiment la même idée que de se représenter que le mort – son esprit (son âme ?) – veille sur nous depuis quelque lieu mystérieux symbolisé par le ciel !
Ce thème de la conservation est paradoxalement plus facile à intégrer par les tout petits car ils l’acceptent intuitivement ( « On va continuer à aimer Monsieur Simon, comme avant ») et ils n’en demandent pas plus. Chez les aînés par contre, chez qui l’intelligence opératoire concrète fonctionne à plein, des angoisses s’expriment autour des revenants, des squelettes sous le lit, voire de l’expression « garder présent en nous » ( Moitié en rigolant, une fillette de huit ans s’exclame : « Il va tout manger notre cœur » Un autre raconte un film où l’on rapetisse la taille des savants (10) pour qu’ils aillent voyager dans un corps vivant et endormi ) Donc, bien délicat aussi de sensibiliser les plus grands à ce qu’une relation peut continuer avec quelqu’un dont la matérialité n’existe plus, et que ça n’a rien à voir avec le retour imprévisible d’un « esprit » au sens des fantômes. Heureusement, certains se souviennent d’un proche décédé avec qui ils sont toujours en relation et l’expriment par des illustrations concrètes.
C Des réalités encore plus abstraites
---- Certains enfants doutent que Monsieur Simon ait pu être malheureux,car il ne laissait paraître que sourires et disponibilité. Pour leur faire comprendre la complexité des états d’âme humains, je m’appuie une fois encore sur leurs vécus à eux : « Et vous ? Est-ce que ça peut arriver qu’on ne voit pas certaines choses que vous vivez ? »Donc, réflexion sur la possibilité de dissimuler des états d’âme et sur le droit au jardin secret.
---- « Pourquoi il n’a rien dit de ce qui n’allait pas ? »Je leur relance la question : « Pourquoi, d’après vous ? » Et certains psy en culottes courtes émettent des hypothèses pertinentes ( Ne pas vouloir avoir l’air con ; avoir peur des indiscrétions ; peur qu’on ne l’aime plus ; peur que cela ne serve à rien … )
Comme ça reste merveilleux, la richesse de la pensée sensible des enfants ! Est-ce bien utile que j’aie fait toutes ces années d’étude, quand j’entends s’exprimer mes tous jeunes collègues ? Quoi qu’il en soit, c’est l’occasion de parler de la timidité, de la pudeur, des secrets et une fois encore, de l’importance de communiquer.
---- « Est-il possible d’aimer quelqu’un et d’être fâché sur lui en même temps ? »Ici aussi, la référence aux disputes que les enfants ont parfois avec leurs parents ou leurs ami(e)s les aide à comprendre le statut de l’ambivalence : Il est possible d’aimer quelqu’un sans approuver tout ce qu’il fait.
Mais au-delà, quelques-uns uns vont jusqu’à dire : « Moi, je suis très fâché, je ne l’aime plus » ou « Moi, ça m’est égal » : Face à eux aussi, il est important – je dirais même essentiel- de reconnaître le droit à vivre des sentiments très différents de la majorité.
---- Enfin l’un ou l’autre fait l’hypothèse que si M. Simon s’est pendu, c’est parce qu’un de ses enfants avait été trop difficile. Nouvelle idée délicate à commenter ! Je suis persuadé qu’elle émane d’enfants qui ont été méchamment culpabilisés via des menaces affectives ou d’abandon. Mais je n’ai pas envie de provoquer trop d’expression personnelle à ce propos. Je fais donc réfléchir tout le groupe : « Est-ce possible, ça ? » La tendance est plutôt à dire oui que non !!!! Je me différencie donc de leur pessimisme, fruit d’une culture éducative qui reste davantage négative que positive : Etre difficile à certains moments, ça fait partie de la vie. Les parents disent parfois des choses exagérées et même méchantes pour faire face à leurs enfants difficiles. C’est dommage parce qu’alors les enfants sont trop troublés ; ils pensent que c’est vrai qu’on peut ne plus les aimer, qu’on peut se tuer à cause d’eux ou encore que le couple parental peut se séparer …
Une nuit agitée
Le mardi matin, je travaille avec les classes de troisième et quatrième primaire. Il me vient une idée pour lancer la conversation : « Y en a-t-il qui ont mal dormi cette nuit ? » D’assez nombreux doigts se lèvent.
Quelques enfants parlent spontanément de leurs rêves, Ils racontent ainsi des petits cauchemars post-traumatiques ( la tête d’un pendu grimaçant qui les poursuit, par exemple ) J’écoute et je leur explique très sommairement comment l’on fonctionne après un traumatisme ( en quelques jours, ces résurgences s’espaceront et disparaîtront )
D’autres ont fait des rêves de dénégation ( « Il n’est pas encore mort…il joue avec nous » ) Occasion de leur demander ce qu’ils auraient dit ou fait s’ils avaient rencontré M. Simon peu avant sa mort ( cfr infra, VII, rendre les enfants actifs ) Une fillette de sept ans raconte un beau rêve symbolique : « Je suis sur un grand bateau sur la mer. Puis le bateau se retourne et coule, et je suis morte » Belle évocation de son sentiment d’abandon par celui que certains enfants appellent « le Papa de l’école, qui est parti » mais qui me fait davantage penser à une Bonne Mère, apparemment si tranquille, qui a coulé corps et biens…
D’autres encore racontent qu’ils ont eu davantage peur avant de s’endormir, peur qu’un inconnu entre dans la maison pour les attaquer et, pour l’un ou l’autre, peur d’un fantôme ou d’un squelette. Je les aide à comprendre que, derrière le fantôme, il y a leur désir que M. Simon soit toujours en vie. Et c’est l’occasion de parler avec le groupe de toutes les peurs d’endormissement et des stratégies pour les dénouer.
Discussion inachevée, que je leur propose de continuer avec leurs instituteurs, mais où j’ai quand-même l’occasion de parler de mes trucs à moi : Crier très fort dans sa tête : « Non, c’est mon imagination » et penser à quelque chose de très gai. Mais surtout, je leur livre une formule magique que je suis seul à connaître et qui fait fuir radicalement tous les ennemis de la nuit. Il faut crier : « Bilou bilou bouf bouf [(11) » Je leur fais répéter la formule en chœur deux ou trois fois. Tout le monde rit aux éclats, et ce moment de rêve et de puissance magique improvisé me paraît très important pour leur montrer que la vie continue.
Quelques situations particulières
Quelques-unes unes, parmi tant d’autres :
---- Un garçon de neuf ans raconte qu’il a perdu sa maman il y a deux ans ; un autre, son papa il y a quatre mois ; un troisième a été informé de deux suicides relativement proches en deux ans. Quand on évoque la possible dispute de Monsieur Simon et de son épouse, quelques enfants parlent des disputes de leurs parents, plus ou moins bruyantes, plus ou moins anxiogènes. Et ça, c’est pour ceux qui s’expriment car j’imagine bien d’autres « vibrations personnelles » qui sont restées secrètes.
Face à ces enfants qui commencent à exprimer spontanément leurs expériences personnelles douloureuses, mon attitude a été : les faire parler un peu plus, leur demander quelques détails sur leur expérience à eux et sur leurs sentiments, une minute, deux minutes et terminer en les assurant que j’aurai une pensée particulière pour eux et qu’ils peuvent encore mieux comprendre que d’autres tout ce qui se vit autour de Monsieur Simon.
---- Un enfant réputé sans problème a posé beaucoup de questions sur les techniques de suicide, la souffrance, la possibilité de se rater et a demandé si les enfants aussi pouvaient se suicider. Simple curiosité d’un esprit « scientifique » vif et capable de beaucoup d’associations … ou enfant dépressif et tenté par le suicide ? Va savoir. J’ai écouté et répondu pour tout le groupe, en insistant une fois encore sur l’importance de partager ses peines et soucis. J’ai demandé aussi aux adultes de l’avoir un peu plus à l’œil …
---- Quelques enfants associent la pendaison de M. Simon et le jeu du foulard, sans doute après mise en garde par les parents, opportuniste et maladroite ! Il me faut donc en dire quelques mots, plutôt brefs, car je trouve que ça n’a rien à voir, que les enfants qui en parlent - ce sont les plus jeunes - ne sont pas vraiment concernés et que ce n’est pas le moment.
---- Quelques mots enfin sur les petits de troisième maternelle. J’avais veillé à ce que ils préparent un dessin avant mon arrivée pour m’appuyer sur un point de départ concret. Ils viennent donc près de moimontrer leurs dessins aux autres et les commenter : beaucoup de cœurs rouges de toutes les dimensions, certains pleurant ou déchirés ; Nombre de représentations aussi de M. Simon debout et souriant ; Quelques-uns uns l’ont représenté dans la terre, l’un ou l’autre dans son garage, la corde au cou.
S’il me faut m’en tenir à quelques concepts-clé, simplifier le langage et vérifier plus que jamais ce que mes petits interlocuteurs comprennent, ils sont quand-même très conscients de quelques réalités essentielles : Un HP bien déterminé prend tout de suite le leadership intellectuel et fait un exposé sur la dissociation corps-esprit « M. Simon, il est mort ; ça veut dire que son corps va devenir de la poussière et que son esprit est parti ailleurs. » Pour ses petits condisciples, c’est plus mystérieux : ils accèdent bien au concept de la mort, beaucoup me parlant de petits animaux qu’ils ont vu morts ou d’un membre âgé de la famille décédé. Mais pour ce qui est de l’esprit, c’est plus ardu. J’essaie de leur dire que notre esprit, ce n’est pas notre corps, c’est nous quand nous parlons, quand nous pensons, quand nous rêvons … c’est nous, mais nous ne le voyons pas, etc.(12) Après que l’un ou l’autre me commente que l’esprit va au ciel ou qu’il devient une petite étoile (13) nous en restons là, et je me centre davantage sur les sentiments ( Nous pouvons toujours aimer M. Simon, même s’il est mort, et lui nous aime toujours aussi. )
Même si jeune, l’un ou l’autre enfant évoque spontanément la pendaison et il me faut donc y faire écho. Beaucoup n’en savent quasi-rien, sauf qu’ils imaginent que le mort est plein de sang ( leur représentation imaginaire spontanée de la mort brutale ) Au moins deux enfants m’affirment que son cœur est crevé. Sans bien pouvoir montrer sur leur dessin ce que cela veut dire. A mon sens, c’est une illustration de ce que ces petits prennent souvent les métaphores sur le corps au premier degré. Ici, ils ont dû entendre récemment que la mort d’un être cher (voire de M. Simon) « ça crève le cœur »
Beaucoup expriment aussi spontanément une confusion entre se pendre et se suspendre … et de m’expliquer donc que M. Simon est mort en faisant les pirouettes acrobatiques de suspension que eux font pour jouer. Confusion que je cherche à lever ! Leurs prouesses physiques sont si précieuses pour leur développement ! Par contre, ayant évoqué la corde autour du cou, je trouve important qu’ils ne se livrent pas à des expériences dans ce domaine (14). Nous les mettons donc en garde plutôt sévèrement, l’institutrice et moi, sur le danger qu’il y a à se mettre autour du cou une corde ( ou un foulard qu’on serre ), et puis c’est absolument interdit.
Au moment de les quitter, je leur demande à tous de fermer les yeux, puis de répéter ensemble une phrase que je leur communique à haute voix, segment pas segment. J’y reviendrai tout de suite.
Rendre aux enfants une fonction d’ acteurs
Dans le décours d’une expérience traumatique, le fait de se sentir ( à nouveau ) acteurs, dans un domaine qui répare les dégâts traumatiques ou y apporte « seulement » une réparation symbolique, ce fait donc contribue au retour de la confiance en soi et de l’optimisme chez les victimes. J’ai donc régulièrement visé à rendre un rôle d’acteurs aux enfants, sans forcer leur rythme ni leurs sentiments.
---- Fondamentalement, mes rencontres avec eux y contribuent déjà en soi : au lieu d’être les témoins impuissants du drame, ils ont l’occasion de s’exprimer sans qu’aucun thème ne soit tabou et en vivant que leur pensée est respectée.
Et ceci qu’il s’agisse d’une prise de parole active, d’un dessin, d’un texte, voire d’une manière d’être davantage introvertie et silencieuse par laquelle ils prennent leur place originale dans le groupe.
+---- Acteurs, je les invite encore à l’être quand je leur dis que, s’ils le souhaitent, ils peuvent continuer à être en relation avec M. Simon au-delà de sa mort : continuer à l’aimer, être fâché sur lui, lui parler dans le secret de leur cœur …
---- Plus concrètement maintenant :
◊ J’ai eu l’occasion de leur demander, à l’occasion d’une de leurs productions qui s’y prêtait : « Qu’auriez-vous fait si » ou « Que feriez-vous si » : Qu’auriez-vous dit et fait si vous aviez rencontré M. Simon au petit matin où il s’est tué ? Que feriez-vous si votre ami(e) vous disait qu’il veut se tuer ? Que feriez-vous, vous, si vous vous sentiez très triste ? Si vous vous disputiez très fort avec … ? Et j’ai souligné positivement toutes les réponses qui me venaient, très variées mais dont aucune ne prônait le laisser-aller.
◊ Il y a aussi l’idée que j’ai improvisée pour venir à bout des ennemis de la nuit, la formule magique : « Bilou bilou bouf bouf » Je la leur ai fait répéter en chœur pour leur plus grand plaisir, jusqu’à la quatrième primaire incluse, en leur assurant que c’était secret et en leur faisant jurer qu’ils ne le raconteraient à aucun autre enfant.
---- Enfin, jusque la quatrième primaire aussi, mon intervention s’est terminée par un rite de promesse de groupe. Elle vaut ce qu’elle vaut, cette promesse et je ne me fais pas d’illusion sur le fait qu’ils la tiennent vraiment. Mon but était plutôt de les souder autour d’un geste potentiellement actif, pour réparer le sentiment d’impuissance et de culpabilité que beaucoup éprouvaient [15].
Je demande donc à tout le monde de se relaxer, de fermer les yeux, de penser beaucoup à M. Simon et de répéter ensemble après moi, segment par segment, une phrase que je scande de la sorte : « M. Simon / je vous aime beaucoup / et donc je vous fais une promesse / Je vous promets que / si je suis triste et malheureux / j’en parlerai à quelqu’un / que j’aime bien. » Et dans la meilleure tradition des Télélubbies, je fais répéter la phrase deux fois. Histoire que la mort de M. Simon serve à quelque chose, que diable !
A la fin de la première semaine, le vendredi en fin de cours, les enfants font un grand lâcher de ballons multicolores dans la cour pour monsieur Simon. Ensemble avec leurs instituteurs et le personnel de l’école. Je reviens parmi eux pour la circonstance et mon ballon se mêle aux leurs. Quelques enfants viennent me dire un petit mot ou me sourient. Beaucoup d’autres m’ignorent déjà. Une petite fille m’accoste : « J’ai pas oublié, Monsieur, Bilou bilou bouf bouf ! »
Notes
2 Simon était aidé de Zoé, une puéricultrice que les enfants connaissent donc bien et qui, malgré sa peine personnelle, s’est proposée pour « faire classe » le lendemain pour celles et ceux qui s’y présenteraient.
2 En Belgique, il y a six années d’école primaire. La sixième primaire est donc l’équivalent de la première année collège en France.
4 Feront usage de cette opportunité Zoé, qui n’en peut plus d’émotion et doit venir parler de sa relation avec Simon et de tout ce qu’elle ressent ; l ’échevin de l’instruction publique et le président du pouvoir organisateur ; et un instituteur de troisième à qui un enfant avait demandé : « Les enfants peuvent-ils se suicider aussi ? »
5 Par ailleurs, je ne dirai rien dans cet exposé sur la prise en charge directe de la famille de Simon. Je m’en suis enquis, bien sûr, et du soutien et de l’aide leur ont été apportés valablement, mais cela n’a pas été ma responsabilité directe.
6 Instituteur ? Je m’en tiendrai souvent à ce terme générique. De facto, comme majoritairement en Belgique, il y a 80 % de dames pour 20 % de messieurs. Le directeur est un monsieur d’une cinquantaine d’années, solide et tranquille, ayant une connaissance personnelle de tous les enfants.
7 Donc, boys dont cry … Neither adults !
8 Tous ? Au moins la majorité de ceux qui s’expriment ou lèvent le doigt pour confirmer ce qu’ils viennent d’entendre. Parmi les silencieux, il doit bien exister quelques vrais ignorants … mais je n’ai pas cherché à les repérer ni à m’adresser à eux, en pensant qu’ils finiraient bien par profiter du savoir des autres.
9 L’un ou l’autre enfant me dit : « Moi, ma maman, elle est psychologue ; elle m’a dit que… »
10 Ah le transfert ! Moi le docteur inconnu, je ne suis pas si complètement rassurant pour tous les enfants !
11 Et expliquer éventuellement aux parents qui accourraient voir s’ils ne deviennent pas zinzins, que c’est l’idée du docteur pour enfants qu’ils ont eu en classe.
12 Tentez l’exercice : expliquez ce qu’est l’esprit à un enfant de cinq ans qui n’en a aucune idée….
13 Il avait visionné Le roi lion, peut-être..
14 Pour mémoire, après la pendaison de Sadam Hussein, au moins quatre enfants de huit à douze ans sont morts pour avoir voulu jouer au pendu, parfois en présence de camarades impuissants à les sauver.
Je suis désolé pour les autres, ceux qui étaient indifférents ou très fâchés, et que j’ai entraînés aussi dans le rite : Comme nous fermions tous les yeux, moi inclus, il leur était loisible de ne pas ouvrir la bouche et j’espère qu’ils ont profité de l’opportunité !