En 2007, à Montpellier, l'association des psychiatres régionale m'a invité à faire une conférence sur les conséquences à long terme de l'abus sexuel. Vous pouvez en trouver une retransmission audio:
Conséquences à long terme de l'abus sexuel
Par la suite ce texte a été peaufiné et publié en 2009 par la revue française Perspectives psychiatriques ( 2009, 48-2, 166-175 )
Introduction
Existe-t-il des effets à long terme des abus sexuels commis pendant l'enfance ou l'adolescence (2) des victimes ? Si oui, quels sont-ils ? Nécessairement de la psychopathologie, ou aussi des réorganisations du fonctionnement de la personnalité plus « neutres », voire positifs ? Et peut-on faire des prédictions à ce propos ? Toutes questions aussi pertinentes que complexes !
I. D'abord, le concept d'abus sexuel est un fourre-tout ( Green A, 1993 ) Il regroupe des événements sexuels qui, vus de l'extérieur, constituent bien des agressions d'une victime, mais dont la gravité est variable, du moins statistiquement parlant. Il existe tout un monde entre les « épines sexuelles », fréquentes, n'amenant chez la majorité que des égratignures morales, et les abus les plus sordides et les plus destructeurs.
II. Les faits d'abus prennent place dans des contextes relationnels très variés. La personnalité de base de l'enfant qui les subit est variable, elle aussi : parfois même, elle l'a poussé à se déplacer spontanément sous l'oeil du cyclone, ou aux mains de quelqu'un que lui ne ressentait pas comme un abuseur.
Le patrimoine génétique de cet enfant est très variable, lui aussi, et le prédispose par la suite, conjointement à d'autres facteurs, à des réactions très différentes dans le champ de l'angoisse, de la dépressivité, de 'agressivité, etc. ... L'on sait aujourd'hui que, face à un même abus et en référence aux gènes, il peut se produire des modifications cérébrales durables qui constitueront elles aussi des facteurs opérants de tout ce qui va suivre.
Enfin, la réaction sociale qui suit l'éventuelle découverte des faits est également des plus variables ... :
La réaction sociale ? En Iran, en 2008, on a encore pendu des mineurs pour seul fait d'homosexualité
Ce sont tous ces éléments qui, finalement, vont provoquer les éventuelles modifications de la personnalité qui nous occupent ici. Donc, pas de causalité linéaire simple. Nous y reviendrons dans le second paragraphe.
III. Entre ce que l'on peut appeler d'une part la sexualité désirée par l'enfant ( ou consentie, agie par lui en sa qualité d'agent responsable ), et d'autre part la sexualité contrainte ( ou subie ), il existe un monde de l'entre-deux : l'enfant veut et ne veut pas à la fois.
Evidemment, si celui qui sollicite l'enfant est un adulte (3) , on reste toujours dans le champ de l'abus, même lorsque l'enfant en veut aussi : le solliciteur garde toute la responsabilité de sa demande, qu'il sait hors normes. Mais il s'agit de mineurs entre eux, on ne devrait pas réduire ipso facto ce qui se passe sous l'étiquette « abus ». Ce qui ne veut pas dire non plus que ces situations « mixtes » ne peuvent pas laisser de trace à long terme chez celles et ceux qui y sont impliqués.
IV. Enfin, chaque évolution humaine conserve une part d'imprévisible : ce n'est pas à des réactions chimiques entre ingrédients bien connus que nous avons à faire ! On peut donc décrire des facteurs de gravité ou de protection qui ont bien des chances d'alourdir ou d'alléger l'impact d'un même fait sexuel, mais il faut se souvenir avec prudence que l'on ne parle que de probabilités. Nos prédictions ne sont jamais à coup sûr, et c'est très bien ainsi : peut-être certaines variables avaient-elles échappé à nos analyses ; peut-être des hasards, des événements de vie heureux ou malheureux ont-ils influencé le cours des remaniements psychologiques ultérieurs. Et puis, il reste cette ultime réalité bien opérante qu'est notre liberté intérieure.
les choix imprévisibles de notre liberté ...
Même si son essence reste quelque peu mystérieuse, elle est bien là, vivante et mouvante au fil du temps. Elle faisait écrire au poète Louis Aragon « Rien n'est jamais acquis à l'homme, ni sa force, ni sa faiblesse, ni son cœur ... ». En référence à cette ultime implication de sa liberté de penser, de choisir et de faire des projets, l'ex-victime a un pouvoir certain et limité d'autocréation. Jusqu'à un certain point, elle peut modifier la représentation mentale qu'elle se fait de ce qui lui est arrivé. Elle peut relativiser, dramatiser, travailler sous son angoisse ou sa colère ... Ni complètement déterminés par ce qui nous est arrivé, ni complètement déterminés par nos vibrations génétiques, notre histoire de vie ou notre environnement social, ni complètement libres de créer une pensée totalement autonome, ainsi sommes-nous ...
Facteurs de gravité ou de protection
I. Considérations générales
A. Beaucoup d'abus s'inscrivent logiquement dans des prédispositions somatiques et dans un « système relationnel » dont des composantes intrinsèques étaient occupées depuis bien avant à déstructurer la personnalité de l'enfant ; l'abus et son contexte immédiat, ici, ne constituent que des coups de boutoir supplémentaires qui vont dans le même sens.
Par exemple, un enfant vit dans un contexte d'indifférence et d'absence de protection. Un de ses parents est particulièrement violent, à de nombreuses occasions ; un beau jour, pour exercer sa puissance, il franchit la frontière de l'abus, y prend goût et persévère. Mais le contexte avait déjà forgé chez l'enfant une personnalité triste et soumise. Il va donc se laisser faire passivement, puis, même si l'abus s'arrête, en vivre les conséquences de façon particulièrement vulnérable. Sa désorganisation est donc l'effet de l'ensemble, en ce inclus de possibles désorganisations cérébrales ultérieures, et pas seulement de l'acte-abus.
B. D'autres abus sont de malheureux hasards totalement inattendus : enfants pris par surprise par des pédophiles ; enfants cibles d'un dérapage imprévisible d'un adulte proche Mais même alors, le système relationnel existant, le soma et la constitution du moment de la personnalité de l'enfant ont toute leur importance : certains sont forts, et vivent dans des familles qui prédisposent à l'optimisme et à la communication. Pour d'autres, c'est l'inverse ...
Vulnérabilité de la solitude ...
C. C'est donc fondamentalement à ces ensembles dynamiques, qui incluent l'abus mais ne s'y réduisent pas, qu'il faut attribuer la responsabilité de tout ce qui s'en suivra. Pour nous simplifier la vie, je vais néanmoins évoquer un à un les facteurs de plus grande gravité, c'est à dire le pôle le plus défavorable d'un gradient. Je laisse au lecteur le soin de la transposition en miroir de ce que pourraient être les facteurs de protection ( Hayez, 2004 )
II. Enumération de facteurs de gravité
A. La nature des actes commis et leurs qualifications les plus immédiates
- Effractions dans le corps, surtout si elles sont brutales, non prévues ou non connues par l'enfant ( l'inverse, ici, n'est pas vrai : de simples attouchements, de simples conversations obscènes peuvent déjà, s'avérer bien délétères )
- Douleur corporelle ressentie ; complications somatiques, souvent gérées en secret ( infections, blessures, avortements, ...)
- Contexte « partouzeur » ( auteurs multiples, etc. ...)
- Exigences perverses tout à fait inconnues de l'enfant ( le lier ; uriner sur lui, etc. ...)
- Répétition des actes ; irrégularité et imprévisibilité du moment de leur retour
- Récidives inattendues ( par exemple, lors d'un placement en institution )
- Absence de contrôle de la victime sur les actes ( ici, ce n'est pas l'enfant qui décide d'aller « dire bonjour » le mercredi après-midi à « son copain »)
B. Personnalité et statut de l'auteur
- Le plus déstructurant, c'est qu'il soit un parent ( ou un grand parent ) de sang, donc censé être un protecteur naturel. Viennent ensuite d'autres membres « de sang » de la famille ( une grande sœur presque adulte ; un oncle, ...)
Viennent ensuite tous les « grands », sur qui l'enfant se sent d'autant moins de capacité de résistance qu'il est plus jeune ou que leur statut leur donne une autorité morale sur lui ( un beau-père ; un professionnel de l'enfance ; tous les adultes ... mais déjà, pour l'enfant de cinq ans, l'adolescent de quatorze, quinze ans )
L'Eglise Catholique demande enfin pardon pour tous ces prêtres pédophiles : sentiment sincère ou opportunisme face à l'inévitable ?
- Un comportement brutal, effrayant, sadique ; les dimensions angoissantes ou culpabilisantes introduites pour que l'enfant garde le secret sur les faits ( Beitchman et coll., 1992 )
- L'absence d'amour, de tendresse ( même immature ) dans les actes commis et dans la « relation » menée avec l'enfant.
- Des mensonges actifs à propos de ce qui se passe, qui dissimulent un égoïsme jouisseur plus qu'une vraie disposition à l'affection (« C'est normal que les pères initient leur fille ; c'est une superbe façon de nous aimer ») : l'enfant est vaguement dupe quelque temps et, en vieillissant, il constate qu'on l'a trompé et qu'il n'était qu'un objet, et il ne pardonne pas.
- Une volonté de posséder et de téléguider toute la vie de l'enfant (« Pense comme moi ; demain, mets tels vêtements et sous-vêtements ( sous-entendu : parce que tu es ma chose ...»))
- Dans un ordre d'idée différent, de grands hédonistes, souvent pervers, ont un réel art de l'initiation érotique « en douce » et peuvent « allumer » définitivement un enfant ou un adolescent, qu'ils prennent vraiment comme partenaires de leurs investissements et découvertes érotiques ou/et comme un terreau vierge à initier au plaisir.
C. Inconsistance ou défection de l'entourage non abuseur
Ce facteur est bien connu et je n'en dirai pas grand chose. Le plus grave, c'est évidemment quand l'enfant constate que les paroles qu'il lance pour parler de l'abus ne sont pas reçues. C'est quand il se sent seul, abandonné de tous ( ses frères savent, mais ne font rien pour lui ) Ou encore, quand il a l'impression, vraie ou fausse, d'être sacrifié en tout ou en partie dans l'aventure, pour le confort psychologique de son entourage (4)
D. Facteurs propres à l'enfant
- Le patrimoine génétique est à même de créer de la vulnérabilité psychique et de fortes blessures morales au moment même de l'abus et par après. Inversement, il peut induire aussi une prédisposition à la résilience ... ou à l'hédonisme.
- Au delà des apparences, la préadolescence et le début de l'adolescence constituent des moments très défavorables pour vivre l'abus ; celui-ci peut semer un certain nombre d'inquiétudes ou de confusions autour de la valeur de soi et de l'identité sexuée. (« Pourquoi est-ce à moi qu'il s'en est pris ? Qu'a-t-il repéré de différent chez moi ? J'ai eu du plaisir : suis-je normal ? J'ai ( un peu ... beaucoup ) envie de le revoir, suis-je normal ?) Inversement en cas d'abus soft, le très jeune âge peut être un facteur de protection, sauf si le petit enfant remarque que la révélation et ce qui s'en suit bouleversent son entourage.
- Certains facteurs affectifs individuels défavorables sont assez évidents : une propension à l'anxiété, à la mauvaise image de soi, à la culpabilité ( Coffey P, 1996 ) Une passivité habituelle, qui contribuera à ce que l'enfant se soumette longuement. Une carence affective, qui lui fera mendier de l'amour en offrant son corps. Une tendance à l'hédonisme, qui le poussera vers des expériences sexuelles en faisant feu de tout bois ...
Ces prédispositions affectives sont liées à l'expression phénotypique du génome, comme signalé plus haut, ou constituent des pures réalités « spirituelles ». Cet article ne tranche évidemment pas la question très complexe des rapports entre le corps et l'esprit. - Pour certains enfants, c'est encore plus compliqué. En décrivant le monde de l'entre-deux, j'ai évoqué l'ambivalence : les enfants ambivalents ne sont pas clairs : ils subissent et en redemandent à la fois, sans jamais être vraiment ni contents ni mécontents d'eux-mêmes. Cette incertitude douloureuse sur la valeur de ce qu'ils ont fait et donc de ce qu'ils sont, peut les poursuivre très longuement ...
E. Les facteurs chronologiquement secondaires : traumatisation ou renforcement positifs
---- La réalité et l'impact de la traumatisation secondaire sont bien connus des professionnels : l'ensemble des facteurs qu'elle est susceptible d'inclure peut être plus désorganisateurs que l'abus lui-même. En résumé, ici, l'enfant se sent ignoré, non protégé et parfois même condamné par les attitudes de la communauté à propos des abus qu'il a subi. Découverte douloureuse, inattendue, injuste qui le persuadent plus ou moins définitivement qu'il ne vaut rien ou qu'il n'y a rien à attendre des autres. C'est d'autant plus cruel que, assez souvent, c'est lui qui avait fini par demander de l'aide, sur base des promesses sociales entendues. Je n'en dirai pas plus sur cette traumatisation, dont les composantes possibles sont très variées.
- Institutions d'aide psychosociale bureaucratiques, clivées, où il faut tout le temps recommencer à tout expliquer et où c'est toujours « le suivant » qui va bien t'aider.
- Justice pénale très lente, qui n'assure pas de protection immédiate et qui absout assez souvent l'abuseur.
- Entourage familial qui prend le parti de l'abuseur. Dans le film Festen (T. Vinterberg, 1998), le fils aîné, qui a accusé son père d'abus sexuels, se fait d'abord jeter dehors par toute la famille ...
- Fiancé qui condamne et/ou s'enfuit lorsque telle jeune fille se hasarde enfin à lui raconter ce qu'elle a subi.
- Etc. ...
Dans le film Festen (T. Vinterberg, 1998), le fils aîné, qui a accusé son père d'abus sexuels, se fait d'abord jeter dehors par toute la famille ...
---- Et les renforcements positifs ? Je veux parler ici des renforcements positifs d'une sexualité sans retenue qui s'est installée chez des enfants bien « allumés » par les initiatives perverses de leur abuseur. Ces renforcements existent occasionnellement : ici, ces enfants ne trouvent pas dans la suite de leur vie de bons modèles ou de bons contacts sociaux qui restituent à leur sexualité des dimensions certes toujours agréables, mais davantage sociables, modérées et liés à la vie affective.
Réorganisations et atteintes ultérieures de la personnalité
- J'en distingue cinq catégories, qu'il faut considérer comme les pointes d'une pyramide tétraédrique. Ce ne sont que des pôles, décrits comme tels pour simplifier la réflexion. En réalités, les personnalités se situent bien plus souvent sur les côtés, la surface ou le volume intérieur de la pyramide.
- Sur l'échelle du temps, un certain nombre de ces remaniements sont transitoires ; d'autres sont plus constants, stables ou avec une certaine aggravation ou un certain allègement lent et progressif, spontané ou lié à de nouvelles circonstances de la vie. Quelques-uns n'apparaissent même que de façon différée.
- Enfin, l'intensité de l'atteinte est variable, un peu comme les variations sismiques sur l'échelle de Richter : à l'extrémité la plus favorable, moments de légers malaises ( ou d'excitation sexuelle anormale ) occasionnels. A l'autre, invalidation de la vie ( ou hypersexualité compulsive ), voire suicide.
I. Au sommet de la pyramide : maintien de l'intégrité ou cicatrisation
Bien que nous ne disposions pas d'études épidémiologiques fiables, mon expérience clinique, mes lectures, ma fréquentation de forums Internet ciblés sur l'abus, tout cela me fait penser que ce premier pôle constitue l'issue la plus fréquente de l'abus. C'est surtout le cas lorsque les critères décrits au paragraphe précédent ne sont pas très lourds, ou lorsque le système relationnel où vit l'ex-victime est de qualité. C'est encore le cas s'il n'y a pas eu traumatisation secondaire.
Il faut se souvenir enfin qu'un abus isolé (5) , même entouré de nombre de critères de gravité, n'imprègne souvent le psychisme que transitoirement.
A. Surtout dans ces contextes, nombre d'enfants et d'adolescents ne subissent aucune altération significative de leur personnalité. Ils peuvent intégrer quasi- immédiatement ce qui leur est arrivé comme un accident, un incident, un événement regrettable, bizarre ou amusant, mais qui n'altérera pas ce qu'ils vont devenir.
B. Après un abus soft et érogène, certains voient leur appétit sexuel transitoirement exacerbé quelques semaines, deux, trois mois ... Les actes sexuels sans retenue qu'ils posent alors sont soit secrets, soit « à ciel ouvert », d'autant plus qu'ils sont jeunes. Il leur arrive même d'avoir vis-à-vis de leur partenaire une insistance déplacée, jusqu'à être eux-mêmes abusifs. Mais ici, leur environnement naturel est de qualité ; en outre un heureux hasard fait en sorte qu'ils ne reçoivent pas de renforcements naturels ... et tout rentre assez vite « dans l'ordre ».
C. D'autres sont déjà davantage psycho-traumatisés : leur personnalité se situe plus bas dans la pyramide, en direction des pôles deux, trois et quatre que je décrirai tout de suite. Il existe une cicatrisation plus imparfaite. Ca peut se réveiller de faire mal de temps en temps, apparemment sans raison ou lors de moments évocateurs.
Et au delà cette seule douleur morale occasionnelle, c'est chez ces personnes également que l'on rencontre inconstamment une des deux expressions plus préoccupantes de vulnérabilité que voici :
-- La probabilité que ces personnes recourent elles-mêmes à l'abus est plus élevée que chez les adultes tout venants. Sans qu'il s'agisse vraiment des décharges brutales post-traumatiques que je décrirai au pôle 2, on assiste chez quelques-uns au type de processus que voici : tel adulte ex-victime reste porteur de quelques souvenirs pénibles, chargés d'angoisse, voire de mauvaise image de soi. Lors d'une mauvaise passe de sa vie ( par exemple, une mésentente conjugale ), le voici confronté quotidiennement à sa fille de douze ans, jolie, en début d'adolescence. Les « traces » pénibles en lui se réveillent confusément. Sa fille le met sous tension pénible et l'excite érotiquement. Il peut passer à l'acte, tant pour soulager sa tension que pour chercher de l'affection, et satisfaire sa sexualité. Souvent c'est temporaire et il regrette bien vite. Mais pas toujours : si l'expérience est très plaisante et que la fille se montre soumise ou ayant l'air d'apprécier, il peut s'y fixer et en devenir dépendant.
-- Eventualité plus fréquente : des phénomènes de projection ou de semi projection. Telle femme a été abusée significativement par un oncle, entre ses neuf et treize ans. Elle en a cicatrisé imparfaitement la trace. Son mariage est un échec, entre autres parce qu'elle n'a pas beaucoup d'envie ni de plaisir sexuel, ce qui frustre passablement son mari. De leur union naît quand même une petite fille. Puis le couple va de plus en plus mal et se sépare. Les visites de l'enfant chez le père se mettent en place péniblement. Bien vite, sur base d'une rougeur vulvaire à un retour de visite, la mère est folle d'inquiétude quant à de possibles attouchements de la part du père. Toute émotionnée, elle interroge maladroitement la fillette ... et vous devinez la suite.
II. Second pôle : Les angoisses post-traumatiques et leur destin
Ici, l'abus et la relation avec l'abuseur correspondent aux critères du traumatisme psychique au sens technico-nosographique du terme : événement brutal, effrayant, déclenchant une sensation immédiate de très grande menace pour la vie et un vécu d'impuissance ( Beitchman and coll, 1992 ) Cette source externe d'effroi devient alors tout de suite un traumatisme psychique qui fait effraction dans le monde intérieur de l'enfant. Pour que ce traumatisme psychique continue à « clignoter », à produire ses effets de façon durable, il faut souvent que les événements externes se répètent suffisamment avec les mêmes caractéristiques effrayantes. Un viol isolé dans un endroit désert, par exemple, produit le plus souvent un fort traumatisme psychique, mais transitoire : après quelques mois, un an, ce sera la cicatrisation. On constate aussi fréquemment que les traumatismes externes à l'œuvre consistent non seulement en abus, mais en une ambiance de vie très violente où mille images s'abattent sur ou autour de l'enfant : alors, le vécu anxieux qui s'en suit peut être intense et interminable.
Des mois après un abus sexuel répété et effrayant ce garçon de onze ans fantasme encore sur l'agression et la mutilation de son corps ... dans le coin supérieur droit de son dessin, il introduit même ma tête, inquiétante ( ik ben dr aîer = je suis le dr hayez, en néerlandais )
Aussi longtemps que le traumatisme psychique est opérant, le maître symptôme, c'est l'angoisse. Mais pis encore, lorsque l'abus continue et que l'enfant est terrorisé pour en garder le secret, il ne peut même pas montrer clairement qu'il est anxieux. Son angoisse s'exprime alors par des signes très indirects ( troubles somatiques, troubles sphinctériens, troubles du sommeil, grande distractibilité à l'école ) Après cessation des faits, son angoisse peut exploser et s'exprimer plus librement et les signes ne manquent pas : troubles de l'endormissement, cauchemars, dépendance à un parent jusqu'au collage, refus de se montrer nu, crises de panique inexpliquées, etc. ...
Au fil du temps, les angoisses les plus crues et les plus irrationnelles se résorbent mais il s'installe de tenaces conduites d'évitement ( Brière J.N., Elliot D.M., 1994 ) Evitement par anticipation de toute exposition à ce type de danger : par exemple, la personne a peur des garçons, puis des hommes et ne veut plus les fréquenter ; elle est solitaire ou célibataire ; elle a peur des relations sexuelles et s'arrange pour ne pas en avoir, elle a peur de l'intimité avec son conjoint ( Godbout N., 2007 ) etc. ...
- Si l'imprégnation par de la violence traumatique reste très forte, si la personne n'a jamais pu se soulager en parlant à un tiers des souffrances et des agressions subies, il existe un autre type de risque, commun à tous les cas de « syndrome de stress post-traumatique » ( Kiser, 1991 ; Zlotnick C., 1996 ) C'est celui du renversement soudain et brutal de rôle et de la décharge impulsive du comportement qui a été celui de l'abuseur : la personne exorcise sa terreur intérieure en faisant subir à un autre, souvent faible et innocent, ce qu'on lui a fait à elle-même. Ce risque est loin d'être inéluctable : tous ne s'extériorisent pas de la sorte, loin de là. Ceux qui le font, ne le font que très occasionnellement, avec une répétitivité faible, et le plus souvent à l'époque où c'est encore très chaud et douloureux en eux, c'est à dire pendant l'adolescence et au début de l'âge adulte.
...
- Il existe une issue encore plus rare mais encore plus catastrophique, et qui est propre à des personnes qui glissent précocement du deuxième pôle ici décrit jusqu'au quatrième, celui de l'agressivité et de la haine élevée en système. On voit cela par exemple, lorsque l'on étudie la biographie de certains serial killers (6) Au début de leur « carrière », il s'agit d'enfants qui vivent dans des ambiances très violentes et ont été eux-mêmes très violentés. Ici, tôt dans l'enfance, vers neuf, dix ans, ils éteignent ou réfutent de façon très bétonnée les traces anxieuses et, un peu par identification, un peu par rage de protestation, ils « concoctent » une agressivité haineuse, envahissante et souvent très bien contrôlée. Ils sont souvent très solitaires. Leurs fantasmes peuvent être effrayants ; leur appétence pour les images de meurtre et de torture aussi ; on les voit très cruels avec des animaux et petit à petit, c'est aux humains qu'ils s'en prennent. Ils ciblent entre autres ceux qui, par un signe ou l'autre de leur personnalité, peuvent évoquer les carences ou les violences qu'ils ont subies. Dans le livre que j'ai consacré à la destructivite chez l'enfant-et-l'adolescent( Dunod, 2e édition, 2007 ), je situerais leur personnalité en comorbidité « Psychopathie – perversité »
III. Troisième pôle : tristesse, honte et culpabilité
Echelle du temps : il peut s'agir d'une pathologie transitoire, qui s'étend dans les mois qui suivent la cessation de l'abus, ou d'une pathologie plus chronique. Elle peut même commencer à s'installer de façon différée, lorsque des événements typiques de la traumatisation secondaire plongent l'ex-victime qui ne s'y attendait pas dans l'incrédulité, l'indignation et le désespoir.
Se retrouvent ici en proportions variables des vécus plus ou moins irréductibles de :
- Tristesse : avoir un destin malheureux, différent des autres ; être privé d'un bon parent ( l'abuseur ) ; mais parfois de deux ( l'autre ne protège pas la victime, ne la croit pas, le condamne activement )
- Désespoir ; perte de confiance dans les autres : aucune aide à attendre de personne.
- Honte : impression d'une tache sur la famille ou sur soi, que les autres ont repérée et montrent du doigt.
- Culpabilité : ses sources peuvent être multiples, complètement ou partiellement irrationnelles : s'être laissé faire et avoir été inefficace ; avoir amené des ennuis dans la famille ou une tache honteuse ; avoir été ambivalent et se reprocher la part de plaisir ou de satisfaction affective que l'on a connu, etc.
Deux ans après cessation d'abus commis par son père, cette fille de douze ans, mal dans sa peau, devenue solitaire et porteuse de plaintes psychosomatiques, dessine une fillette, porteuse de taches noires qui la font rejeter par les autres, et qui éclosent chaque fois qu'elle commet une faute
- Et donc, il s'en suit une chute plus ou moins prononcée de l'estime de soi, jusqu'au vécu franchement dépressif (« Je ne vaux rien et personne ne m'aimera jamais ») ( Bushnell et coll., 1992 ; Mullen et coll., 1996 ) Ici encore, les interactions avec la génétique et avec des modifications cérébrales déjà évoquées, peuvent être très opérantes.
Tous ces vécus pénibles entraînent des comportements quotidiens qui extériorisent la perte de la joie de vivre et de la confiance en soi. Ces personnes communiquent peu, se replient sur elle-même, ne savent pas dire du bien d'elles-mêmes, réussissent peu de projets. .Elles sont également candidates à des troubles psychosomatiques, par exemple des douleurs pelviennes chez les femmes ( Rapkin et coll., 1990 )
Elles aussi peuvent rester célibataires ou rater leurs liens sentimentaux et leur vie sexuelle, plus par manque de confiance en soi et par honte que par angoisse. D'autres iront se mettre sous la coupe d'un partenaire irrespectueux, qui leur fait subir diverses violences, en ce inclus dans le domaine sexuel ( re-victimisation tardive ) Quelques femmes se réorientent vers l'homosexualité, par dégoût et haine des hommes, et pour trouver quand même chez l'autre des signes d'affection plus fiables ( Polusny et Follette, 1995 ; Roberts et Sorensen, 1999 )
Il arrive que ces vécus pénibles deviennent tout à fait insupportables pour la personne : c'est à l'origine de quelques anorexies mentales de forme quasi-mélancolique, à la fin de l'adolescence, de quelques tentatives de suicide ou suicides réussis, ou encore d'évasion dans la consommation addictive de drogues fortes.
Pas très fréquemment, l'on peut voir s'installer aussi des conduites négativistes extrêmes surtout à l'adolescence et au début de l'âge adulte. Difficile alors parfois de déceler le pôle de souffrance morale lié aux violences subies, bien caché derrière des troubles du comportement où l'adolescent n'arrête pas de se détruire en détruisant les autres : par exemple, filles en rupture de liens sociaux, avec des conduites sexuelles à risque, jusqu'à la prostitution ( Widom C.P., Ames M.A., 1994 ; Stewart L. and coll., 1996 )
IV. Quatrième pôle : colère et victimisation
Il est possible que le vécu de colère soit immédiat et perdurant : quelques victimes, surtout avant l'adolescence, osent réagir avec une indignation immédiate ; elles obtiennent alors souvent cessation des faits et réparation, et leur colère s'éteint progressivement.
Plus souvent, c'est un vécu différé : l'ex-victime découvre qu'elle a été baratinée, trompée ou que l'abuseur reste impuni, parfois triomphant, parfois s'en prenant à d'autres, et sa rage va croissant. Ou alors, ses premiers comportements de victimisation sont renforcés positivement et l'invitent à en remettre.
A. Formalisations les plus usuelles : colère dirigée contre la personne qui a abusé mais se limitant à être exprimée à des tiers ; colère s'adressant directement à l'abuseur, et s'exprimant par des actes divers ( plainte judiciaire ) ; colère portant également contre tous ceux qui ont été passifs et n'ont pas bien aidé ; non désir perdurant de pardonner.
Dans le film Festen évoqué plus haut, le fils aîné fait définitivement voler la fête en éclats en accusant son père des abus sexuels répétés qu'il a fait subir à sa sœur et à lui durant leur enfance
---- La victimisation existe souvent en couplage avec la colère manifeste, et plus rarement indépendamment. Elle ne consiste pas qu'en un comportement de dépendance ostensible. Elle a aussi la dimension d'un agression indirecte, parfois incessante, contre la famille et la société qui n'ont pas su aider efficacement en temps et heure : l'ex-victime leur signale ostensiblement tout son vécu douloureux et l'invalidation de sa vie sans faire d'efforts suffisants pour se prendre directement en charge et en demandant mille réparations à la société. C'est aussi bien sûr une agression en retour de l'abuseur, pointé du doigt comme le monstre qui a fait tant de choses horribles et poussé à payer dans tous les sens du terme. Assez souvent, la victimisation se joue sur la place publique ( médias, livres ...) et tous les renforçants que la personne reçoit l'enferment dans ce rôle qu'elle a commencé à jouer.
N.B. Pour mémoire relire la variante « psychopathie-perversité » décrite avec le second pôle.
V. Le cinquième pôle : modifications du projet affectif et sexuel dans le sens de l'initiation par l'abuseur
Tous les abus ne sont pas effrayants, rappelons-nous en. Certains sont vécus par l'enfant comme une initiation et un apprentissage d'un savoir érotique qui lui plaît bien. Les mêmes, ou d'autres encore, peuvent être vécus comme un moment de rencontre, si pas de privilège affectif : parfois, l'enfant se trompe à ce propos, car son abuseur est bien occupé à l'embrouiller. Mais parfois pas : même s'il commet un abus, l'adulte donne aussi son affectivité, tout immature qu'elle soit.
Que peut-il s'en suivre ?
A. Un attachement sincère à la personne qui abuse. Attachement le plus souvent transitoire car l'enfant vieillit et l'adulte va chercher une autre fontaine de Jouvence. Ou alors, la société met le holà, de façon brutale : moment douloureux pour l'enfant, qui s'en remet le plus souvent en cicatrisant si pas en oubliant (7)
De très loin en très loin, une exception pour des cas dont le début est à la limite de la pédophilie et d'autre chose, plus acceptable : adolescents jeunes ( quatorze, quinze ans ) qui restent longuement attachés à l'adulte, leur amant, comme n'importe quel couple.
B. Plus fréquent : enfant allumé sexuellement précocement et qui continue à vivre une vie sexuelle sans beaucoup de retenue ( Yale, 1982 ) Sélection de la sexualité « partie de plaisir » (8) plutôt que de la sexualité liée à l'affectivité. Pendant l'adolescence, il continue à « chercher » d'autres adultes, éventuellement en se faisant « un peu de blé ». A noter qu'il ne se transforme pas spécifiquement en abuseur, mais plutôt en hédoniste partouzeur ( Browning et Lauman, 1997 )
C. Plus rare : enfant qui adopte les perversions de celui qui l'a abusé, par goût acquis. Dans la suite de sa vie, il peut donc reproduire à son tour des comportements pédophiliques. Il n'est néanmoins pas dénué de responsabilité à leur propos. Il ne s'agit pas ici de décharges irrépressibles.
D. Plus rare : orientation homosexuelle par goût ( pas par dégoût de l'autre sexe, comme ce qui a été évoqué précédemment ) ( Liak, 1994 ) Ici des expériences homosexuelles vécues comme positives et vécues surtout à partir de la préadolescence constituent un fort facteur déclenchant ( mélange de satisfaction affective et sexuelle ) On peut se demander néanmoins si elles ne constituaient déjà pas d'emblée un maillon dans un ensemble logico-affectif, c'est à dire si l'enfant n'était pas déjà prédisposé à aller se jeter dans les bras de son vieil ami homo.
Conclusions
J'espère avoir pu montrer combien peut être diversifié ce qui se vit dans le décours d'un ou d'une série d'abus sexuels matériellement arrêtés.
Mouvance dans la durée. Diversité d'intensité, de la cicatrice un peu douloureuse par moments à l'invalidation de la vie quotidienne, si pas au suicide. Diversification de forme aussi, la moindre d'entre elles n'étant pas le retour à la normale ou quasi.
L'analyse des raisons d'être de ces conséquences doit être multimodale : l'abus est un phénomène qui s'intègre parfois très logiquement – très naturellement, me hasarderais-je à dire -, dans un ensemble de causalités qui va de la génétique à l'ambiance sexuelle générale, en passant par l'histoire de vie de l'enfant, la dynamique de ses relations proches et la construction progressive de sa personnalité. Et l'on peut raisonner de la même manière pour les conséquences. Il ne faudrait donc pas parler de conséquences de l'abus sexuel, mais de celle de tout un système de « forces opérantes » où l'abus a occupé une place. Et il n'est pas si rare que l'on fasse l'erreur reprise dans l'adage « Post hoc, ergo propter hoc ».
Certes, il existe des victimes meurtries à vie, les survivors de la littérature nord- américaine. Mais il existe bien davantage de gens qui essaient de se remettre debout, de « faire avec » un souvenir, des traces inscrites dans la mémoire, même lorsque ce qui s'était passé au moment des faits étaient cauchemardesque. Et il en existe aussi qui ont vraiment tourné la page de cette partie de leur itinéraire de vie.
Nous avons vu que la reproduction transgénérationnelle existait parfois mais, ici aussi, l'analyse de ses raisons d'être doit être très prudente. Le rapport est parfois de simple contingence temporelle, et pas de causalité. Et même quand il est de causalité, il ne s'agit la grande majorité des fois que d'une causalité partielle : la personne peut être poussée de l'intérieur, prédisposée par de la souffrance morale ... même si cela peut sembler paradoxal que de la souffrance morale pousse à refaire ce qui pourtant a fait souffrir. Elle peut être poussée aussi par un éveil excessif et un ciblage nouveau de ses appétits sexuels. Les recherches contemporaines nous montrent même peut-être qu'il s'est mis en place des modifications cérébrales constituant des poussées d'intensité modérée, qui ne suppriment pas l'existence de la liberté, du choix, de la liberté et de la responsabilité.
Les fois où la reproduction transgénérationnelle est le fait d'une impulsion irrésistible ou quasi son infiniment plus rares, quasi toujours liées à la très grande violence qui a marqué la jeunesse de l'abuseur de seconde génération. Enfin, il est juste de rappeler que la grande majorité des personnes qui ont été victimes d'abus n'ont vraiment jamais l'idée d'en commettre à leur tour !
Notes
- 2. Désormais, dans ce texte, les termes « enfants, jeunes ou mineurs d'âge » seront employés de façon équivalente. Quand il faudra faire des spécifications liées à l'âge, elles seront clairement indiquées.
3. Et même si c'est un mineur, mais avec des différences d'âge très importantes : par exemple, sollicitation d'un petit, d'âge scolaire, par un grand adolescent normalement intelligent ...
4. S'il n'est sacrifié que pour des raisons économiques, la gravité vécue peut être moins lourde. Par exemple, dans le Tiers Monde, un certain nombre de mères très pauvres savent que leur fille de treize ans est sacrifiée aux exigences sexuelles du beau-père, source unique des maigres ressources économiques de la famille. Et la fille sait que la mère le sait. Mais elle se soumet pour survivre.
5. ou une séquence de brève durée.
6. J'ai appris également que certains gènes pouvaient prédisposer à ces issues très grossières.
7. J'ai connu cependant un cas de suicide violent chez un jeune adolescent qui ne supportait pas cette rupture. Et il y a du y en avoir quelques autres, bien dissimulés par les parents et l'entourage ...
8. Lire ce qui concerne « les enfants sans retenue » in J.-Y. Hayez,la sexualité des enfants O.Jacob, 2004, p. 94 et sq. et p. 248 et sq.