Les jeunes, Internet et les jeux vidéo, et la société civile |
Jean-Yves HAYEZ (1)
Voici un rapport, sur un sujet très contemporain, présenté à Paris ce 2 mars 2005, à la délégation interministérielle à la famille du gouvernement français ( Groupe de travail Internet et la protection des enfants ) .
Aujourd'hui, les moins de dix-huit ans sont de friands consommateurs d'Internet et de jeux vidéo ; pour Internet, c'est de plus en plus précoce, à partir de huit ans et demi ... neuf ans. Ces multimédias sont susceptibles de constituer pour leurs utilisateurs soit la meilleure, soit la pire des choses, soit encore, la majorité du temps, une activité récréative ou de remplissage de la vie quotidienne ni bonne, ni mauvaise.
§ I. L'état de fait : richesses et risques des multimédias |
I. Examinons d'abord ce qui est potentiellement positif.
Ici, l'utilisation des multimédias constitue un ressourcement pour l'intelligence : de l'information pratique sur le monde et sur la vie sociale est engrangée par les jeunes (2) , bien au-delà de tout esprit de clocher ; autant pour l'information à visée scolaire, dans une moindre mesure ; des aptitudes cognitives y sont apprises et intégrées, par exemple dans le registre de la coordination et de la planification mentale de l'action. Le jeune trouve à y satisfaire sa curiosité, sa créativité, son affirmation originale de soi, son besoin de procéder à des transgressions mineures pour grandir. Il peut entrer en relation avec beaucoup d'êtres humains médiatés qu'il choisit et apprivoise à son rythme. Il se distrait, dans des mondes chatoyants où il est invité à être actif. Il peut éventer son trop-plein de pulsions agressives, souvent anormalement exacerbées par les frustrations de sa vie concrète. Il peut également s'exercer à pratiquer sa sexualité, en gardant largement le contrôle sur ce qui advient. Il eut encore mettre, à l'épreuve de l'autre, différentes facettes de son identité, en sélectionnant par essais et erreurs celles avec lesquelles il se sent le plus à l'aise.
Enfin, quand il ne va pas bien, il peut recevoir et donner dans les chats et les forums d'Internet et même dans ses jeux vidéos multiplayers beaucoup de camaraderie ou même parfois d'amitié, de la solidarité et de l'aide psychologique, même si elles ne déclarent pas clairement leur nom - pas plus que du temps de Molière, on ne sait pas toujours qu'on fait de la prose quand on en fait -. Sans l'aide de quiconque, il peut trouver en de nombreux endroits du Web des éléments de réponse à ses petites et grandes questions existentielles.
II. Angélique, mon point de vue ? Certes pas ! Toutes ces potentialités positives sont susceptibles de se retourner en leur contraire.
Chaque application d'Internet peut se comparer à une piste ébauchée. Celui qui s'y hasarde peut suivre une branche qui reste dans la plaine, une autre qui s'élève vers de nobles valeurs humaines, ou une troisième, qui descend dans des gouffres de médiocrité ou de turpitude. Entendons-nous bien, Internet ne constitue qu'une offre instrumentale. C'est en fonction de ses prédispositions, de son histoire de vie et de son contexte social du moment que tel jeune, à tel moment donné, choisira la branche sur laquelle il s'engage et sur laquelle il ne restera jamais cloué pour l'éternité.
Et plus précisément, en quoi consistent les ramifications de la branche négative ? En allant du simplement désolant au plus grave, on va constater que :
• Le jeune peut gaspiller beaucoup de son temps et de ses talents à des consommations faciles, tout au plus du niveau La ferme des célébrités. Ces habitudes de consommation abondante et passive de plaisirs médiocres ne sont pas rares chez les adolescents, surtout dans les familles pauvres en vie spirituelle et relationnelle (3) . Néanmoins, cette gourmandise spécifique s'atténue ou disparaît chez beaucoup avec l'âge adulte et l'arrivée des enjeux sérieux de la vie ...
• Sur le plan cognitif, le jeune, plutôt que de se constituer progressivement un savoir bien intégré et en partie transmis hiérarchiquement, peut se contenter d'accumuler des fichiers entièrement sucés de son pouce et dont il connaît parfois à peine le contenu, sans capacité de critique ni de synthèse.
• Etre vissé à l'ordinateur permet à certains jeunes de s'isoler carrément de toute rencontre avec les autres ou, au mieux de ne se servir des rencontres médiatées on-line que comme un refuge, et non comme un tremplin vers le monde incarné.
• D'autres acquièrent ou amplifient de graves habitudes perverses ou antisociales via Internet, bien au-delà des petits piratages ou téléchargements illégaux à usage domestique que l'on peut encore considérer comme constitutifs d'une adolescence normale.
• Quelques-uns, habituellement ceux dont la personnalité était déjà fragile, sont déstabilisés par les déchaînements sexuels et violents - surtout les violents pervers - qu'ils trouvent sur Internet. Les images qu'ils y rencontrent catalysent des passages à l'acte dans la vie réelle, effectués dans un mélange de dédoublement de la personnalité et d'illusion momentanée de toute puissance.
• Quant à la vraie cyberdépendance, elle a toutes les caractéristiques des autres addictions, et notamment le désinvestissement massif de la vraie vie et la grande difficulté de s'en débarrasser ; elle existe, bien sûr, mais elle est rare avant le début de l'âge adulte, et elle touche surtout des personnalités fragiles et esseulées.
§ II. Le rôle des institutions de la société civile |
Face à ce mélange touffu de richesses et de risques, qu'est-ce que les institutions de nos sociétés civiles peuvent mettre en place pour accompagner positivement les jeunes et de leur famille ? Voici mes principaux souhaits à ce sujet :
I. Il faut investir beaucoup d'énergie dans des campagnes d'information et de sensibilisation des parents et des éducateurs à propos d'Internet et des autres multimédias. En quoi consistent ces nouvelles techniques ? Qu'est-ce que les jeunes vont y faire ? Quels en sont les richesses potentielles et les risques ? En quoi pourrait consister leur fonction éducative dans ce domaine ? Etc.
II. Leurs fonctions essentielles, ici comme partout dans l'éducation, c'est d'assurer un témoignage de vie et un dialogue intergénérationnel quotidien qui soient de qualité !
• Le témoignage de vie, bien sûr ! Par exemple, leur attitude d'adultes face aux soi-disant valeurs du néo-libéralisme et de la société de consommation ; la manière spontanée dont les parents occupent leurs loisirs ; leur self-control ou leur laisser-aller face au plaisir ; leur repli sur soi ou leur ouverture au monde ; la susceptibilité ou l'égocentrisme qui régit leurs rapports aux autres ; le rapport qu'ils entretiennent eux-mêmes avec la violence ou la pornographie ... Tout cela finira par imprégner davantage les jeunes face à l'ordinateur que je ne sais quelles injonctions qui ne tiennent pas souvent la route.
• Et le dialogue quotidien ? Mille échanges potentiellement fructueux sont susceptibles d'avoir lieu à propos des multimédias et des enjeux de vie plus larges dans lesquels ils s'inscrivent : communiquer, s'informer, se distraire, occuper valablement son temps de vie, les moments d'indépendance et de réunion de chaque génération, la place des règles dans la famille, etc. On peut échanger aussi à propos des contenus découverts et des expériences faites sur le Net. Rappelons à ce propos que les adultes ne devraient jamais gronder un jeune qui raconterait une expérience négative faite sur le Net fût-ce dans le décours d'une transgression, mais plutôt l'encourager à le faire et, s'il s'y hasarde, le remercier de sa confiance et l'aider à assumer ce qu'il a vécu. Les mêmes adultes sont invités aussi à faire preuve d'écoute et d'ouverture face aux transformations que les jeunes apportent dans le style de fonctionnement et les valeurs d'une société. Enfin ils sont également invités à faire preuve d'authenticité : par exemple, on peut partager avec un adolescent l'idée que la modération, si pas l'abstention, face à la pornographie, ce n'est pas que son affaire à lui : nous sommes tous des êtres de chair et d'esprit.
III. D'autres dimensions de la fonction éducative appliquée à l'usage juvénile des multimédias concernent l'attractivité dont les parents savent ou ne savent pas imprégner la vie familiale et sociale Irl (4) , attractivité qui pourrait faire répartir autrement les proportions de temps que le jeune consacre aux écrans ou à la vie incarnée. Corollairement, les adultes doivent bien penser à la quantité et à la qualité de présence qu'ils offrent à la maison : les jeunes qui font des cyber-bêtises ou des cyber-addictions sont plus souvent qu'à leur tour des jeunes laissés trop seuls, et dont le calme est éventuellement acheté par une multitude d'appareils sophistiqués accumulés ... dans le lointain de leur chambre.
IV. Quant aux injonctions ou aux interdits, je leur vois au moins quatre champs importants de cyber-application :
• Il est de la responsabilité des parents qu'existe précocement - dès les premiers usages - un contrôle sur la quantité de temps consacré aux multimédias. Pas chiche, non, mais au moins après que les tâches scolaires aient été bien faites et sans jamais mordre sur les besoins en sommeil réparateur. Bonnes habitudes plus faciles à installer à dix ans, puis à surveiller, que commencer à se battre à ce propos contre un presque accro de dix-sept ans !
• Il revient également aux parents de garantir une justice dans la répartition du temps réservé à chaque membre de la fratrie, si ceux-ci, laissés à eux-mêmes, ne parviennent à faire régner que la loi du plus fort.
• Il leur revient encore d'interdire à leurs enfants de se livrer à des activités dégradantes ou/et antisociales sur Internet, même si l'on sait bien que l'obéissance ne sera probablement pas parfaite. Il n'est pas inutile de rappeler aux jeunes qu'un délit commis on-line a le même poids qu'un délit dans la vie incarnée, même si ça à l'air plus lointain, plus irréel, et même si une multitude d'internautes s'y adonne.
• On peut également chercher à protéger les plus jeunes ou les plus sensibles de certains sites ou jeux estimés traumatisants, en leur en interdisant l'accès. Mais alors, il faut faire attention aux termes que l'on emploie. On ne leur interdit pas « parce qu'ils sont trop petits » - ce qui constitue une parole blessante et provocante -, mais bien pour garantir leur paix intérieure et donc leur envie de continuer à grandir.
V. Tout en se félicitant des initiatives que les jeunes prennent en matière de collecte et de gestion de l'information, il faut veiller à continuer à éduquer leur intelligence et leur lucidité à ce propos. En ce sens, je suis très réservé face à l'idée d'un enseignement à distance non contrôlé, dont les logiciels seraient aux mains de firmes commerciales. Dans les écoles, l'ordinateur ne peut constituer qu'un instrument d'appoint : le rôle de guide, stimulant et non étouffoir, mais guide quand même, dévolu aux enseignants reste premier. Enfin, tout comme il existe une critique littéraire ou musicale, il devrait se partager avec les jeunes une critique constructive de l'informatique, d'Internet et des jeux vidéo, qui sensibilise ceux-ci aux ouvertures sociales, mais aussi aux innombrables chausse- trappes commerciales qui y pullulent. Il faut aussi les aider à comprendre l'idéologie ultra néo libérale qui s'infiltre dans le Net et les moyens d'y résister si on le désire (5)
.
VI. Je n'attribue aucune valeur profonde et une bien pauvre efficacité aux logiciels de filtrage, qui donnent une illusion de sécurité et provoquent les mineurs à transgresser. Il est bien plus payant que les parents accompagnent particulièrement les premiers pas des plus jeunes sur Internet, par exemple sur les chats et que l'on sensibilise les aînés à la vulnérabilité psychologique de leurs petits frères et sœurs, pour qu'ils ne les laissent pas regarder n'importe quoi. En matière de jeux vidéo, je ne crois guère aux vertus de la signalétique, même couplée à une réglementation de la vente en référence à l'âge des acheteurs. On devrait plutôt se centrer sur l'interdiction de la fabrication de jeux pervers, ceux par exemple qui associent violence et jouissance.
VII. Les polices internationales doivent lutter plus efficacement contre la criminalité sur Internet, qu'elle émane de sites privés ou de réseaux mafieux. Je pense notamment à la criminalité via photos et vidéos ( pédophilie, sadisme, cannibalisme, viols, automutilations ) etc. Il est stupéfiant de constater qu'on est en train de parler de tolérance zéro et de frapper les petits pirates qui téléchargent sans droits d'auteurs de la musique ou des films, parce que les intérêts économiques de grandes compagnies sont en jeu, et que l'on se prétend impuissants à manifester la même intolérance pour tous les criminels du Net, voire pour les serveurs qui les abritent.
je serais très heureux de dialoguer avec vous à ce propos :
- Notes. -
(1). Psychiatre infanto-juvénile, docteur en psychologie, professeur ordinaire à la Faculté de Médecine de l'Université Catholique de Louvain, directeur de l'Unité de Pédopsychiatrie des Cliniques Universitaires St Luc.
Courriel :
Site d'articles : http://www.jeanyveshayez.net/
(2). Dans ce texte, « jeunes »et « mineurs d'âge » sont synonymes ; de facto cependant les considérations émises ici concernent surtout les préadolescents et les adolescents.
(3). Il semble même que les différences de classes sociales fonctionnent encore à ce niveau et que les jeunes de famille aisée puissent s'offrir des jeux vidéo plus élaborés et plus créatifs ( cfr en France, les travaux très documentés de Tony Fortin sur les jeux vidéo et son site http://www.planetjeux.net/).
Vous avez la possibilité de voir une sauvegarde brute de ce site avec images. ici
(4). Irl = in the real life, terme bien connu des internautes pour désigner ce qui se passe dans le monde incarné, immédiat ( c'est-à-dire sans l'intermédiaire de médias pour vivre ensemble ).
(5). Cfr. par exemple : l'excellent petit ouvrage de J. Blampain et L. Palut, Résistance sur Internet, Paris, L'harmattan, 2003, qui pourrait faire l'objet de séminaires dans les classes supérieures des écoles secondaires ...
Pour retourner à l'endroit dont je viens de partir.