Entretien avec Luc Ruidant, Paru dans le Journal du médecin, section Journal du psychiatre (vendredi 14 octobre 2011) 

 « La meilleure prévention, c’est encore la sollicitude sociale »

Les suicides des enfants sont plus nombreux que nous ne le pensons. C'est en substance la synthèse du rapport que vient de remettre le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, à Jeannette Bougrab, secrétaire d'État française à la jeunesse. Ce rapport a déjà été longuement commenté dans la presse française par de nombreux intervenants. Pédopsychiatre et professeur émérite à l'Université catholique de Louvain, Jean-Yves Hayez a accepté, lui aussi, de livrer son point de vue sur ce phénomène particulièrement douloureux et sur les pistes préconisées par Boris Cyrulnik. 

Le journal du médecin : A l'instar de Boris Cyrulnik, pensez-vous qu'il y a sans doute davantage de suicides d'enfants que les statistiques le lais­sent penser et que certains décès, considérés comme accidentels, s'as­similent à une forme de suicide ? 

Pr Jean-Yves Hayez : Les statistiques françaises sont en effet une sous-esti­mation. Elles concernent les cas offi­ciellement recensés mais il ne faut pas perdre de vue que certains suicides sont dissimulés par les familles. Sur le plan émotionnel, certains parents sont incapables d'assumer le fait que leur enfant ou leur jeune adolescent a mis fin à ses jours, et ce même si le jeune avait annoncé son acte et si l'on savait qu'il était mal en point. Il y a des dénis de bonne foi. Par ailleurs, il y a aussi des suicides qui peuvent passer pour un accident, par exemple quand un enfant traverse la route sans regar­der ou quand il plonge dans l'eau alors qu'il ne sait pas nager. Ce sont des moyens qu'il utilise parce qu'il n'en connaît pas d'autres. Parfois, il s'agit clairement d'un suicide. Parfois, c'est une activité à très hauts risques, tout de même proche du suicide parce que l'enfant sait très bien qu'il joue avec la mort. Il s'en remet alors au destin, chargé de confirmer s'il est oui ou non un être sans valeur, tout juste bon pour mourir. 

Le journal du médecin : Le phénomène serait-il en hausse? 

Pr Jean-Yves Hayez : Compte tenu de ce que je viens de dire, je pense que les chiffres de recen­sement peuvent être multipliés par deux ou trois, ce qui ne signifie pas que les suicides d'enfants sont plus nombreux aujourd'hui. Il faut se garder d'alimenter le besoin de sensationnalisme du public avec des statistiques. je ne pense pas que l'on puisse parler d'une hausse. Par contre, les moyens d'observation ont considérablement évolué, ce qui per­met d'améliorer le repérage des vrais suicides. 

Le journal du médecin : qu'en est-il de la situation en Belgique sur ce sujet? Avez-vous déjà été confronté à ce genre de drame ?

Pr Jean-Yves Hayez : je ne connais pas les statistiques mais j'imagine qu'à l'échelle du pays, elles doivent être similaires à celles de la France, ce qui signifierait, par année, quatre à cinq suicides d'enfants et pré-adolescents et probablement deux à trois fois plus dans la réalité. Ces chiffres correspondent à mon impres­sion clinique. Durant ma carrière, j'ai été confronté à un tel malheur à deux ou trois reprises.

Dr Hayez : « Je conseille au médecin de famille d’apprendre à accepter qu’un enfant puisse souffrir cruellement au point de mijoter une idée de suicide. »

 

Le journal du médecin : Comment concevoir que des enfants puissent arriver à se  donner la mort ? 

Pr Jean-Yves Hayez : J'ai l'impression qu'il s'agit d'une accumulation de coups de poing qu'ils reçoivent en pleine face, une succession d'expériences négatives, de sources de tristesse et de désespoir. Sensibles, ils se sentent ignorés, humiliés, disquali­fiés, rejetés par rapport à des frères et sœurs. Ils ne sont pas bien considérés au sein de leur famille et pas davantage à l'école dont les exigences de rende­ment sont en moyenne trop fortes et qui les empêchent de suivre le train. 

Ce sont aussi bien souvent des enfants, qui, par tempérament ou en fonction des circonstances de la vie, sont plutôt seuls, désœuvrés, qui ne font pas de sport, et donc ils n'ont pas l'occasion de parler de ce qu'ils vivent et de contrebalancer un peu les moments de tristesse par des moments de joie. Ils entrent dans un cercle vicieux. Ils accumulent, ils ressassent, ils se replient sur eux-mêmes, n'ont pas d'amis et l'idée de la mort comme unique moyen de s'en sortir com­mence à pénétrer en eux, à les ron­ger, et puis, à un certain moment, ils n'ont plus d'espoir et ils passent à l'acte ou, pour un certain nombre d'entre eux, ils traversent une période transitoire au cours de laquelle ils vont jouer avec leur vie, sans qu'il s'agisse d'une volonté suicidaire claire et nette.

Il peut aussi y avoir des suicides qui surviennent peu de temps après une séparation parentale. Un enfant qui était bien calé entre papa et maman, qui se sentait comme un petit prince, comme le centre du monde, peut vivre cette séparation comme la preuve qu'il n'a plus aucune importance, surtout s'il s'agit d'une rupture imprévue. 

Le journal du médecin : Boris Cyrulnik évoque des facteurs génétiques, familiaux, psycholo­giques, culturels et sociaux. Selon vous, un ou plusieurs de ces facteurs vous semblent-ils prépondérants ? 

Pr Jean-Yves Hayez : il est prudent. Il dit par exemple qu'on ne peut pas exclure une influence génétique. Ainsi, par tempérament, cer­tains enfants sont plus solides et ils ne se laissent pas facilement abattre par la vie. S'ils se sentent rejetés, ils vont devenir agressifs et désireux de se venger. D'autres sont plus sensibles et peut-être plus enclins au pessimisme. Ceux-là sont plus à risques car ils vont avoir tendance à dramatiser les petits signes négatifs qu'ils reçoivent. Donc la génétique peut intervenir. 

Mais en réalité c’est effectivement un ensemble de facteurs qui font que l'enfant va lire tout ce qui se passe autour de lui comme une espèce de preuve qu'il encombre et qu'il ne vaut pas grand chose. 

Le journal du médecin : Est-ce une fatalité ? Boris Cyrulnik en appelle à une politique de pré­vention autour des quatre piliers que sont la naissance, l'école, la famille et la culture. Etes-vous du même avis ? que préconisez-vous ? 

Pr Jean-Yves Hayez : je ne crois pas qu'il s'agisse d'une fatalité et je suis assez bien en accord avec le propos de Cyrulnik. Mais cela reste théorique. Sur papier, ses quatre piliers de la sagesse sont de bonnes solu­tions mais il n'y a pas assez de moyens financiers pour les mettre en œuvre. La prévention n'est pas impossible, mais il ne faut pas non plus la mythifier. 

Par ailleurs, nous avons construit une société individualiste et donc il y aura toujours des enfants qui vont échapper aux grands remaniements sociaux. Avant de penser à ce genre de solutions, je pense qu'il convient de nous réhabituer à avoir un peu plus de sollicitude les uns envers les autres. Essayons de repérer les enfants qui sont tristes, qui souffrent, de par­ler avec eux, d'écouter leur peine, de leur redonner de la vie, de les occu­per sainement, tout en sachant que notre disponibilité affective est limi­tée par les obligations de la vie.

Je conseille aussi au médecin de famille d'apprendre à accepter qu'un enfant puisse souffrir cruellement au point de mijoter une idée de suicide, d'en parler aux parents et de leur expliquer qu'une fois ou deux par an, il désire s'entretenir personnellement avec leur enfant. 

Le journal du médecin : N'est-il pas dangereux de média­tiser cette question ? Ne risque-t-on pas d'influencer les plus fragiles ? 

Pr Jean-Yves Hayez : Il en faut plus que cela pour qu'un vrai suicidant passe à l'acte. En tout cas chez les petits enfants. C'est leur souf­france qui les pousse à aller de l'avant. C'est peut-être plus dangereux chez les adolescents parce qu'ils se mettent plus facilement en rivalité les uns avec les autres et qu'ils veulent qu'on parle d'eux aussi fort que de celui qui a eu le « courage » de se tuer. La médiatisation devrait inciter la communauté à avoir une plus grande attention pour la souffrance des enfants.