Interview paru dans Imagine, 15, mars 2000, 40-42. 

Pédopsychiatre, professeur et responsable de la pédopsychiatrie à la faculté de médecine de l'Université catholique de Louvain, Jean-Yves Hayez redonne à la punition ce qu'il estime être sa juste place dans le processus éducatif : la dernière ! Son analyse, relative à l'apprentissage de l'enfant et l'adolescent, mérite de déborder de ce cadre pour alimenter une réflexion plus globale sur l'intégration de la norme et la réponse à la transgression.


Imagine : Quels sont les mécanismes mis en jeu dans l'éducation d'un individu, son intégration des normes et valeurs de la société dans laquelle il est appelé à évoluer ? 
Jean-Yves Hayez : La transmission des valeurs, mais aussi des habitudes de comportement et des règles en vigueur, s'opère pour l'essentiel par l'éducation. II s'agit là d'un concept très large au sein duquel j'identifie deux composants majeurs. II y a d'une part le témoignage de vie des gens de la génération au-dessus, la manière d'être de la communauté adulte. C'est par là que le message de fond va passer, que l'imprégnation la plus fondamentale va s'effectuer. L'autre part revient au dialogue, à l'information. Si on explique en toute honnêteté la raison d'être des diverses règles, si on laisse un travail de réflexion et de réaction s'opérer, si on fait appel à l'intelligence, on arrive tout naturellement à une certaine adhésion. Il n'est jamais malin d'imposer une chose à un gosse ou à un adolescent. Il faut lui expliquer le sens de cette chose et si ce sens est réel, la majorité finira par y adhérer.
Mais il existera toujours une minorité réfractaire ... 
Bien sûr ! Il ne faut pas être angélique ou rousseauiste. Même avec un témoignage « impec » de la part des « anciens », même avec un dialogue intelligent, tous les enfants ne vont pas automatiquement devenir des êtres parfaitement socialisés. Il existe en chacun de nous des forces sexuelles et agressives. Parfois, elles participent à notre socialisation, mais parfois aussi, elles nous poussent à des démarches égocentriques, à n'écouter que nos pulsions de plaisir, de pouvoir. Il peut alors y avoir transgression.

Imagine : Quelle attitude faut-il adopter face à celle-ci? 
JYH : La réaction doit s'opérer à deux niveaux. Il convient tout d'abord de marquer le coup, d'indiquer clairement que l'acte est inacceptable et que la société n'est pas disposée à se laisser attaquer sans réagir. Cette réaction permettra à l'individu déviant de s'interroger, de réfléchir et d'adapter son comportement pour ne pas récidiver. On est là dans le domaine de la réponse à la transgression. Celle-ci posée, il conviendra de s'interroger sur le sens de cette transgression car elle renvoie très certainement à un malaise chez son auteur. Si un enfant fait intentionnellement des bêtises, ce n'est pas innocent. Sans aller voir un psy, il y a un certain nombre de questions basiques à se poser. Est-il heureux ? Lui accorde-t-on le temps et l'attention dont il a besoin ? Nos exigences à son égard ne sont-elles pas trop grandes ? Est-ce que la vie que nous lui proposons offre suffisamment de sources de plaisirs ? ... En identifiant les causes du mal-être et en y remédiant, en changeant le vécu de l'individu, on pourra changer son comportement et donc éviter une nouvelle transgression.
J'insiste sur le fait que ces deux approches doivent se faire en parallèle et ne s'excluent nullement l'une l'autre. S'interroger sur le sens de l'acte n'empêche pas de lui donner une réponse sanctionnelle. Prenons l'exemple d'un pédophile ou d'un père incestueux. Le fait qu'il ait lui-même été victime d'abus sexuels dans son enfance, ou qu'il soit dans un état de dépression grave - éléments générant un malaise exprimé à travers son acte - explique celui-ci mais ne l'excuse pas. II faut donc sanctionner la transgression tout en soignant ses causes.

Imagine : Qui dit ... sanctionner ... dit ... punir ....
JYH : Pas nécessairement ... La punition dans son sens premier, c'est-à-dire causer une peine, une frustration, n'est qu'une sanction parmi d'autres. Elle ne doit d'ailleurs s'appliquer qu'en complément des autres et en ultime recours.


Imagine : S'il ne s'agit pas de punir, comment doit-on sanctionner une transgression ?
JYH : En premier lieu, il s'agit de dialoguer, de dire clairement « Tu as mal fait » et d'expliquer pourquoi. Si la transgression a vraiment porté sur une règle essentielle, le message sera fort et ne restera pas lettre morte.
Ensuite, s'il y a eu destruction - et celle-ci n'est pas nécessairement physique - il importe d'obtenir réparation. A un acte négatif répondra ainsi un acte positif. Ce principe existe de manière très formalisée au niveau légal avec la « restorative justice », mais il devrait être beaucoup plus présent au sein des familles. L'adolescent qui rentre à 4 heures du matin alors qu'il avait promis d'être là à minuit et qu'il sait ses parents anxieux, « détruit » quelque chose. On lui imposera de réparer en jardinant, en rangeant la cave ... Avec son travail, il apportera un peu d'agrément.
Dans un troisième temps, il faudra être attentif à sanctionner positivement une éventuelle volonté de rachat. Après une transgression, beaucoup des « coupables » - surtout parmi les individus les plus structurés, les mieux dans leur peau - vont vouloir montrer par eux-mêmes l'autre facette de leur personnalité, prouver qu'ils peuvent aussi faire de bonnes choses. Il importe dès lors de manifester une reconnaissance explicite de cette « amende honorable ». C'est là quelque chose de capital. Si on omet de le faire, on risque d'enfermer l'individu dans un cercle vicieux. Il se convainc qu'on ne voit plus en lui qu'un être mauvais et il développe un comportement de desperado, posant des actes de plus en plus destructeurs pour correspondre à l'image qu'il a fini par avoir de lui-même.
La punition n'arrive qu'en fin de parcours. Je ne suis d'ailleurs pas certain que cela ait un sens de l'ajouter aux processus de verbalisation et de réparation ... Mais je ne suis pas non plus certain du contraire ! En fait, je ne crois pas beaucoup en l'efficacité de la punition mais il est possible que, dans les cas particulièrement graves, l'enfant ne comprendrait pas son absence, qu'il verrait là un signe de la faiblesse et de l'inconsistance de l'adulte.

Imagine : Dans ces cas extrêmes, quelle forme prendra la punition ? 
JYH : Elle est par nature liée à une frustration matérielle, une privation de plaisir ou la création d'un certain inconfort. Partant de là, elle peut prendre les formes les plus diverses en ayant toutefois soin de respecter quelques principes élémentaires. Ainsi, elle ne devrait jamais être effrayante. On peut mettre un enfant « au coin » mais pas l'enfermer dans la cave. Elle ne peut pas non plus être humiliante. Obliger un énurétique à mettre son slip sur la tête, comme cela s'opérait parfois dans certaines institutions, n'a rien à voir avec une punition mais s'apparente plutôt à un acte de sadisme barbare. C'est d'autant plus vrai que, dans pareil cas, il n'y a pas de transgression à sanctionner, puisque l'acte n'est pas intentionnel ...
Dernière règle de base : la punition doit rester intelligente et ne pas engendrer la désorganisation des facteurs positifs qui commençaient à exister chez le jeune. Par exemple, punir un gosse qui a tendance à glander et à céder à ses pulsions négatives en l'empêchant d'aller au foot n'est pas très malin. On le prive peut-être d'un plaisir, mais on entrave surtout sa socialisation, déjà problématique.

 

« Si on explique en toute honnêteté la raison d'être des diverses règles, si on laisse un travail de réflexion et de réaction s'opérer, si on fait appel à l'intelligence, on arrive tout naturellement à une certaine adhésion. »

 

Imagine : En fin de compte, quelle est la finalité de la punition ?
JYH : Ceux qui étudient la question vous diront qu'elle vise à créer une agressivité que l'enfant retournera vers la partie de lui-même qui a transgressé ... Cela fonctionne peut-être sur les plus raisonnables - donc pas forcément les plus enclins à transgresser ! - mais il y a vraiment peu de chances que les personnalités caractérielles et immatures retournent cette agressivité vers elles. Quand on a dit ça, on a posé toutes les limites et faiblesses de la punition.
Je le répète, pour moi, le processus sanctionnel devrait se concentrer sur la verbalisation et la réparation, sans oublier de reconnaître les efforts de réhabilitation faisant suite à une transgression. On pourrait alors faire l'impasse sur la punition. Malheureusement, dans nos sociétés, on préfère mettre en exergue les comportements négatifs plutôt que de mettre en valeur les démarches positives et encourager ainsi les individus à poursuivre dans cette voie.
On a effectivement l'impression qu'aujourd'hui l'éducation est tout entière centrée autour de la punition, que ce soit pour la glorifier ou la réfuter ... sans substitution. Autrement dit, on est souvent entre répression forcenée et laisser faire laxiste ce qui, dans les deux cas, traduit un abandon du rôle éducatif. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Je ne suis pas spécialiste en sociologie de l'éducation mais je crois que l'on a aujourd'hui un rythme de vie générant une fatigue physique et un stress très importants. Le temps mais surtout la disponibilité manquent pour accorder aux enfants toute l'attention qu'ils nécessitent. On préfère souvent les voir devant la télé ou l'ordinateur plutôt que d'avoir à s'en occuper après une journée de boulot. Dans ce contexte, la relation est réduite au minimum et il est plus facile d'édicter des règles dont on sanctionnera le non-respect que de prendre la peine de discuter le comment et le pourquoi des choses. A l'opposé, certains parents vivent tellement mal ce manque de disponibilité qu'ils se refusent à introduire le moindre élément conflictuel dans le temps qu'ils consacrent à leurs enfants. On laisse faire et on gâte à outrance ...
Dans les deux cas, il s'agit d'une politique à très court terme. Ces parents vont rapidement se trouver face à des gosses capricieux, incapables d'organiser leurs pulsions, difficiles à vivre, alors que s'ils avaient été correctement socialisés, ils seraient devenus de véritables partenaires conviviaux.

Imagine : Toutes les transgressions n'ont pas la même gravité et ne doivent donc pas être sanctionnées de la même manière. Qu'est-ce qui détermine cette échelle de valeur ?
JYH : Tout ce qui a été dit précédemment se réfère à des actes inacceptables parce qu'ils sont porteurs de destruction, d'une injustice vis-à-vis d'autrui. Beaucoup de transgressions ne vont pas jusque-là mais traduisent simplement un désir et un besoin de grandir, de s'affirmer. Il s'agit de pulsions tout à fait légitimes, qui bénéficient en outre dans nos sociétés d'un environnement assez permissif propice à leur expression. On a envie de passer par-dessus la clôture et c'est d'autant plus facile qu'elle ne fait pas trois mètres de haut et n'est pas branchée sur du 10.000 volts ! Face à ces comportements, la meilleure réponse est une abstention résignée. Tout au plus doit-on s'interroger pour savoir si on donne à ce jeune assez de responsabilités et si on accorde assez de valeur à ses opinions. Pour le reste, mieux vaut fermer les yeux. Sanctionner un jeune qui fume un joint ou qui regarde une cassette porno avec les copains alors qu'ils étaient censés être au parc de loisirs ne sert à rien et est une erreur.
Je me réfère souvent à l'Evangile où il est dit qu'à l'âge de douze ans, Jésus a fait une fugue de trois jours pour « s'occuper des affaires de son père », autrement dit aller frimer au temple. Il s'agit tout simplement d'un besoin légitime chez chaque enfant de sortir de l'œuf, de montrer qu'il n'est plus sous la dépendance des parents, qu'il a une vie et un monde autonomes.

Imagine : Comment mettre en œuvre des sanctions sans générer un sentiment de culpabilité ?
JYH : Mais ce n'est pas nécessairement une mauvaise chose, la culpabilité ! Dans la première sanction que j'ai évoquée, la verbalisation, le dialogue, il y a place pour une certaine culpabilité et c'est très bien ainsi. Si l'enfant a pris quelques billets dans le portefeuille paternel pour s'acheter un CD, il a créé un sentiment d'insécurité et une déception chez les parents ; il est légitime qu'on le lui fasse comprendre et qu'il se sente coupable. Ce n'est certes pas le vécu le plus intéressant qui soit mais c'est une composante de l'existence qui a son importance. Par ailleurs, si le processus est bien mené, elle sera vite balayée par la reconnaissance des actes positifs qui vont être posés pour racheter la transgression.
Ce qui n'est pas acceptable, c'est la culpabilisation excessive, la dramatisation, le maniement abusif de la culpabilité qui fait croire à l'auteur d'une bêtise qu'il est responsable d'un crime épouvantable, c'est s'appesantir sur une intention mauvaise, vicieuse, qui n'existait pas. Cette perversion atteint son summum lorsqu'on en arrive à faire croire à l'enfant que ce n'est pas ce qu'il a fait qui est mal mais lui qui est mauvais, lorsqu'on l'accable de discours tels que « tu es le clou de mon cercueil » voire « je regrette de t'avoir mis au monde ». Ce maniement de la culpabilité au service d'un pouvoir défaillant, de la vengeance ou du sadisme de l'adulte est inacceptable et porteur de traumatismes graves chez celui qui le subit. Dans pareils cas, le coupable est devenu victime, l'éducation est un échec cinglant.

Propos recueillis par Pierre Titeux