Il s'agit ici d'un digest exposant la dépression de Jonathan et sa psychothérapie. Son histoire est racontée en détails dans le livre Psychothérapies d'enfants et d'adolescents
Jonathan, je l’ai accompagné entre ses onze ans – congé de Carnaval de la cinquième primaire – et ses treize ans – entrée de septembre en deuxième secondaire –, via des séances intensives de psychothérapie individuelle, couplée à des entretiens familiaux plus espacés. Durant cette longue période, il est resté pour l’essentiel à la maison, souvent tout seul, avec des petites visites aller et venues de sa mère, parfois chez ses grands-parents. Ni lui ni ses parente voulaient entendre parler d’hospitalisation psychiatrique, face à la perspective de laquelle Jonathan promettait qu’il allait se suicider et pour moi, qui suis d’un naturel pourtant serein, ce n’était pas une promesse en l’air.
Jonathan, enfant unique, surdoué intellectuellement, présentait un mélange inextricable d’angoisse de séparation et de dépression existentielle à l’aube de son adolescence. Il était très partagé à l’idée de grandir, il avait très peur de la vie, l’avenir lui paraissait absurde, toutes les petites frustrations et injustices de la vie le blessaient beaucoup. S’ajoutait très probablement à ce tableau de souffrance intra psychique une forte composante endogène de la dépression.
Lors des premières rencontres, Jonathan me dit avoir peur d’un séjour d’une semaine en classe de forêt, programmée quatre mois plus tard ; il raconte combien, lors de séjours analogues les années précédentes, il s’est senti abandonné par ses parents et malmené par d’autres, plus brutaux. Sur l’insistance de ses parents, présents en séance avec lui – au début, il ne veut pas du contraire ! – il ajoute combien il est peiné que la condisciple dont il est amoureux depuis des mois « ne regarde pas sur lui » Bien motivé scolairement, il se plaint encore de ne plus avoir de contact privilégié avec son instituteur, plus occupé à préparer mille activités avec les « battants » qu’à se pencher sur les introvertis. Il est saturé par la quantité excessive e tâches scolaires : assez perfectionniste et exécutant lentement ses devoirs, elles l'occupent trois, quatre heures par jour ; il commente alors : « Si c'est ça vivre, encore travailler trois heures après sept heures de classe, je ne veux plus vivre » Ce n'est pas la première fois, ni à fortiori la dernière, que lui traversent l'esprit des idées sur l'absurdité de la vie, sur le fait qu'il encombre inutilement les autres et qu'il ferait mieux de mourir.
C'est à cette époque aussi que je lui demande un jour ce qu'il pense de lui et ce qu'il se dit à lui-même quand il se regarde dans le miroir. Après un temps méditatif et incertain de réflexion, il me fait cette merveilleuse réponse, toute simple : « Je ne suis pas comme les autres »
Nous creusons son idée, qui est centrée sur son intelligence lucide et solitaire, et sur le mélange d'enrichissements personnels et de coupure des autres qu'elle entraîne. En réponse à la question « Et ça te fait quoi ? », Jonathan ajoute : « J'aime et je n'aime pas » Au fond, ce préadolescent de onze ans, redoutablement lucide et encombré de ses découvertes, n'a-t-il pas déjà l'intuition d'un volet fondamental dans notre destin « constituer un exemplaire unique » Il lui reste à découvrir qu'on peut se faire aimer et tracer son chemin en étant différent.
Pendant plus de deux ans, j'ai tenu à bout de bras Jonathan ainsi que ses parents. J'ai été véritablement inondé par l'angoisse de ceux-ci et le désabusement désespéré teinté d'inertie de celui-là. Cent fois je l'ai entendu dire que la vie était de la merde, qu'il allait en finir, et que je ne m'occupais de lui que pour le fric. Mais il était toujours là, fidèle aux séances et non-verbalement, il me serrait très fort la main pour me dire au revoir. Je l'ai écouté, j'ai parfois essayé de focaliser son attention sur d'autres centres d'intérêt que la dépression ; j'ai reconstitué avec lui et ses parents son histoire familiale et j'ai fait l'hypothèse de l'un ou l'autre lien avec ses vécus d'aujourd'hui ; j'ai échangé mes idées personnelles sur le monde, l'humanité et sur le sens de la vie. Radicalement, j'étais bien d'accord avec lui : il n'y a pas de sens donné de l'extérieur ... mais notre communion de pensée s'arrêtait net : lui n'en voyait aucun nulle part et moi, je rétorquais qu'il y a au moins le sens dont nous nous convainquons chacun, le sens pour nous, qui peut devenir très bon à vivre, ... dont nous pouvons tout au plus parler avec nos enfants et ceux qui nous sont chers. J'ai aussi parlé d'espérance, d'un ciel dont j'étais convaincu qu'il se dégagerait un jour au-dessus de sa tête.
Pelle le conquérant ( film du même nom, B. August, 1987 ) prendra congé de son père, lui aussi, à ses 12 ans pour aller conquérir l'Amérique ...
J'ai été découragé, régulièrement, mais je ne le lui ai pas montré ; j'ai eu peur aussi, parfois bien fort, qu'on m'annonce un petit matin qu'on l'avait retrouvé pendu à un arbre - il aimait bien la forêt et la nature - ; j'ai repris un superviseur, pour me sentir moins seul. Mais jamais je n'ai pensé à me débarrasser de lui ; je lui ai bien demandé une fois ou l'autre s'il ne voulait pas essayer d'aller travailler avec un collègue, avec la possibilité de revenir me voir si cela ne donnait rien, puisqu'il me disait et me redisait que j'étais nul et que si ça c'était une thérapie, alors, c'était vraiment de la méga-escroquerie les thérapies ; mais, pour moi, quand je parlais comme ça, c'était un acte d'ouverture et d'humilité, pas de rejet, et il n'en a d'ailleurs jamais fait usage.
Jamais non plus, je n'ai pensé que ça irait vite. Ca a été d'une très grande lenteur, et il a fini par accepter de devenir adolescent. Je crois néanmoins qu'a servi à le garder en vie et à lui faire réinvestir la vie, tout ce temps que j'ai passé avec lui, temps où un autre, moi, représentant de la communauté humaine, lui ai montré que sa pensée en valait la peine, que sa personne en valait . la peine et que, pour moi, à travers des interventions diverses et indirectes, la vie en valait la peine.
Quand Jonathan allait mal, c'est à dire pendant très longtemps, je l'ai reçu deux à trois fois par semaine. Il est vrai qu'alors MSN Messenger, une webcam et un micro m'ont permis d'y arriver, sans imposer une pénibilité ingérable pour sa famille, comme pour beaucoup de familles contemporaines.
Dans le film le cercle des poètes disparus, ( P. Weir, 1984 ) Neil reçoit sa récompense pour avoir réalisé son rêve ... la nuit même, il se suicidera pour rester debout face à un père maladivement oppressant. Mais tous les parents ne sont pas ainsi ! beaucoup se réjouissent de voir leurs ados faire leur chemin ...
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