Plaidoyer pour une enfance (F. Peille)
"Il ne suffit pas de naître, encore faut-il construire sa naissance au monde ; il ne suffit pas d'avoir reçu la vie, encore faut-il se la donner."[1]
Nous naissons dans une société, à une époque donnée, dans un pays particulier, et au sein d'une famille. Et c'est à partir de ces données que l'enfant va construire sa vie au monde, va construire son enfance.
Bien avant sa naissance, l'enfant fait l'objet de multiples projections de la part de ses parents et de sa famille. Il sera porteur de ce que nous appelons un "mandat transgénérationnel".[2]
Il sera désiré ou attendu en tant que fils ou fille rêvé, fantasmé. Bref, tout ce qui vit dans la tête de chaque homme ou chaque femme, qui est "l'enfant imaginaire".
Cet enfant unique, qui sera brun ou blond, gros ou menu, avec son patrimoine génétique, se fera dans la rencontre de son environnement, ce qui a fait dire à Winnicott qu'un "nourrisson tout seul, çà n'existe pas, il faut y inclure les soins maternels."
Déjà le Talmud raconte que l'enfant, dans le ventre de sa mère, ressemble à un livre fermé qui s'ouvre à sa naissance, et se remplit progressivement tout au long de sa vie.
L'enfance ? Quoi de plus naturel ? Un état par lequel tout être humain doit passer.
Si on peut échapper à sa conception, on ne peut échapper à son enfance.
Si nos collègues biologiques repoussent les limites de la science, en venant fabriquer des enfants hors corps humain ou même sans qu'il y ait fécondation sexuée (clonage), ils ne feront que des enfants, et on aura toujours besoin d'adultes pour les faire grandir.
Tous les enfants ont besoin de la protection et du soin des adultes pour vivre et grandir. Que le monde des grands vienne à manquer, ils seront contraints de quitter l'enfance.
Pourtant, force est de constater, qu'il est tout à fait difficile d'avoir un consensus sur une éthique de l'enfance, afin que chaque enfant, où qu'il soit, qu'il vive ou non dans son milieu familial d'origine, ait droit à une enfance, c'est-à-dire être un enfant, rien qu'un enfant, mais tout à fait un enfant. Il ne peut et ne doit être que cela.
L'enfant roi, et l'enfant martyr se ressemblent ; les adultes lui font une place impossible.
Toujours ressentie comme l'âge le plus précieux de l'existence, l'enfance est le siège de tous les paradoxes et de toutes les contradictions.
Cause omniprésente dans toutes les disciplines, elle est cependant oubliée et négligée dans la pratique.
L'enfant freudien a permis la découverte de la psychanalyse. Or, dans les controverses sur ses pratiques, d'éminents spécialistes pensent que la psychanalyse d'enfants est une application périphérique de l'art psychanalytique.[3]
Nos sociétés sont obsédées par l'enfant considéré comme un bien absolu. L'enfance reste un concept agissant, mais qui se vide de sens.
"Quand il s'agit des enfants, le monde devient fou. Le discours politique a remplacé celui des poètes, et c'est bien dommage. L'enfance est brandie comme un flambeau, sans aucune justification politique précise", peut-on lire dans le courrier de l'UNESCO.[4]
A l'heure actuelle, prévention et répression sont les maîtres mots concernant la violence des jeunes, sans que ces mots prennent sens dans le cœur et le corps des adolescents.
Les enfants maltraités, abusés sexuellement, la pédophilie, provoquent l'indignation et la pitié, surtout quand on en parle à la télévision.
Cependant, malheur à l'enfant dont la misère n'est pas montrable, à celui dont les caméras absentes n'ont pas su nourrir une émotion propice à un record d'audimat…
Une expérience assez récente (1998) m’a été donnée de comprendre cette souffrance de l’enfant non racontée à la télé
Je voyais en consultation une fillette de 7 ans que je connaissais qui était confiée à L’ASE[5] retirée à ses parents pour maltraitance ; Apres un week end particulièrement violent pour elle l’institution à laquelle elle était confiée me demande de la voir : je lui demande de me parler de son week-end Elle me dit ces mots que je n’oublierai jamais « je voudrais seulement que mes parents s’aiment une petite goutte de plus »
Nous avons voyagé sur les rives de l'enfance, passant d'un bord à l'autre.
Nous avons pu admirer de formidables désirs de vivre et de grandir, mais nous avons pu aussi rencontrer la souffrance, la désespérance, la marginalisation.
Face à des parents incertains, la porte de l'espoir s'est refermée sur eux.
Nous avons rencontré la parentification pour certains, la grande insécurité pour d'autres, une quête éperdue d'appartenance…
La maltraitance par défaut, nous l'avons rencontrée au quotidien. Elle est considérée avec désinvolture ; elle se heurte aux idéologies même, et surtout par ceux qui ont mission de s'occuper des enfants.
Nous passons notre temps à vouloir soigner l'enfance, alors que nous devrions remonter à la source…
Sa source, elle est à l'intimité de notre être, à l'intimité de nos cœurs. "Il faudrait pouvoir remonter le cours des fleuves, aux sources introuvables, pour capter le secret de toutes les contradictions, c'est-à-dire de tous les remous de l'être…"[6]
Au lieu de valeur à tout prix, posséder un "savoir" sur l'enfance, vaut-il mieux nous préoccuper d'un savoir sur notre enfance ?
En effet, lorsque l'enfant paraît, chacun a son mot à dire, d'où les débats aussi passionnés que contradictoires.
Faut-il une éducation autoritaire ou permissive, allaiter à la demande ou aux heures déterminées par l'adulte ?
Doit-on interroger l'enfant pour savoir ce qui est bon pour lui ?
On entend dire aujourd'hui : "C'est l'enfant qui est roi", "on ne peut plus le gronder", "il a tous les droits"…Et chacun d'ajouter nostalgique : De notre temps…"
C'est donc pétri de notre enfance, mais à notre insu, que les débats sur l'éducation, la pédagogie, les droits accordés aux enfants, sont sans cesse repris, remaniés au goût du jour, reformulés, mais toujours critiqués.
La pédagogie semble la discipline la plus remaniée, la plus contrôlée, la plus controversée depuis des décennies.
Aux mots insolites de l'enfant porteurs d'inconnu et de nouveau, le discours des adultes s'efforce de répondre de manière aussi péremptoire que diverse, comme si nous ne pouvions, nous adultes, avoir le dernier mot sur lui.
"On dirait que l'enfant a pour fonction de déconcerter tout savoir sur lui."[7]
Alors, comment concilier l'inconciliable ? Comment écouter l'enfant qui nous déconcerte ? Comment entendre ses désirs, ses craintes, ses pleurs, et sa formidable volonté d'être au monde ?
Y a-t-il de nouveaux enfants auxquels les adultes, comme des étrangers, devraient s'intéresser ?
Une émission récente à propos de la violence, était intitulée : "Faut-il avoir peur de nos enfants ?"
Faut-il en faire un sujet d'étude, y voir une minorité, un groupe humain de plus en plus coupé du groupe social, comme un groupe ethnique souffrant d'une identité empêchée ?
Certes la souffrance de l'enfant doit être prise en considération. On a édicté des lois, créé des instances thérapeutiques. Toutes ces mesures sont nécessaires, utiles et méritent soutien. Mais elles ne soignent pas les conséquences.
Médecin de l'instant, ce travail destiné à des structures précises, habituées peu à peu à considérer l'enfant comme un problème. Le discours tenu sur l'enfance devient de même nature que celui de la maladie ou de la guerre.
Or, nous ne le répéterons jamais assez, le plaidoyer pour l'enfance n'est pas la seule affaire des spécialistes, mais celle de chacun d'entre nous.
Le seul savoir véritable est celui de l'enfance que nous contenons en nous.
Parler de son enfance, écouter l'enfance en nous, sera le plus sûr moyen de comprendre les enfants que nous côtoyons.
Il faut interroger l'enfant que nous avons été et les fictions qui subsistent, pour comprendre la place vivante qu'il a en nous.
Beaucoup d'écrivains et de poètes ont parlé de leur enfance. Ils l'interrogent plus tard, ils se reconstituent.
Comme le travail du rêve ne se construit qu'après coup, de même l'enfance ne peut se dire qu'au passé.
"On est du pays de son enfance" écrivait Saint Exupéry. Chacun de nous, dans le plus profond de son être, vit toujours, sans le savoir, au pays de son enfance.
Chez beaucoup d'auteurs, fiction et contradiction sont à l'œuvre.
"Presque tous les écrivains aiment leur enfance ; je déteste la mienne." C'est une des premières phrases d'André Malraux dans Les Antimémoires. Plus loin, il écrit : "Je n'ai pas eu d'enfance". Mais dans L'Espoir, il affirme : "Tous les grands destins doivent garder vivante une part de leur enfance."
Dans une biographie de François Truffaut, Claude Chabrol[8] parle de son œuvre cinématographique en disant que c'était "l'enfant de son enfance". Pour Truffaut, devenir cinéaste, c'était recréer son enfance à travers différents scénarios dans les "Quatre cents coups" notamment.
Après la parution du film, il avait écrit à son père : "L'ambiance familiale était telle, que j'étais presque certain de l'existence d'un secret concernant ma naissance". Il ajoute : "Maman me détestait tellement, que j'ai pensé longtemps que ce n'était pas ma vraie mère… Je n'ai pas été maltraité, je n'ai pas été traité du tout, pas aimé, et presque toujours en trop depuis que j'étais avec vous.[9] François Truffaut n'a su qu'à quatorze ans, que Monsieur Truffaut n'était pas son père biologique. Le problème se situait pour lui au niveau de la carence maternelle et de la maltraitance par défaut ; son enfance lui a été volée.
De même, dans "Mourir d'enfance" d'Alphonse Boudard[10], on sent les blessures non cicatrisées à toutes les pages. Il parle de l'Assistance, de Blanche sa nourrice…
… "J'ai commencé à vivre sans bien m'en rendre compte."
… "Je n'ai pas une idée de ma véritable mère pendant mes premières années sur terre."
… "Blanche me porte dans ses bras. Pourquoi n'est-ce pas elle, ma mère?"
… "Une jolie dame parfumée qui sort de la bagnole, c'était ma mère. Blanche me l'avait dit. Cela a commencé à me faire peur ; c'était tellement inattendu ; çà doit de confondre avec du rêve."
… "C'est vers sept ans qu'elle est venue m'extirper de ma Dezonnière[11]. J'ai ce souvenir, comme un pansement qu'on vous arrache ! "
Réalisme cruel, enfance volée par la non prise en compte des besoins de cet enfant placé et déplacé sans tenir compte de ses attachements…
"Qu'importe ma vie ! Je pense seulement qu'elle reste jusqu'au bout fidèle à l'enfant que je fus, et qui est à présent pour moi, comme un aïeul."[12] Cette citation de Bernanos paraît bien résumer la trajectoire essentielle. Fidèle à l'enfant qu'il fût. Il faut que cette fidélité ne soit pas une contrainte, que les blessures ne laissent pas de cicatrices indélébiles. C'est ce que pense Claude Coudert dans le "Mal d'enfance"[13] : "Entre larmes et soleil, le mal d'enfance n'est pas une fatalité ; on peut en guérir."
Si nous sommes tous un peu des enfants de notre enfance, il nous faut chacun réintégrer une part de notre enfance. Pour cela, il faut "revisiter" notre enfance ; elle nous servira de référence dans l'écoute de l'enfant.
Laissons-nous aller à nos souvenirs. Essayons d'imaginer ce que nous étions, il y a vingt, trente, cinquante ans ou plus.
L'enfance des bons et des mauvais jours. L'enfance des petits et des grands chagrins.
L'enfance cœur, l'enfance curiosité, l'enfance capacité d'étonnement et d'admiration, mais aussi de colère.
L'enfance jalouse et rivale qui voudrait grandir plus vite qu'elle ne le fait.
L'enfance des blessures que l'on a subies à condition, mais à condition seulement qu'elles cessent de nous tarauder quotidiennement. Pour cela, il faut soigner notre enfance…
L'enfance dont on se souvient, et l'enfance qui nous est relatée par des témoins vivants, parents ou proches.
Il nous faut garder cette familiarité avec notre enfance, seul garant de notre compréhension des enfants.
Si cela n'est pas fait, toute affaire cessante, il faut l'apprivoiser. Apprivoiser, comme dit le Petit Prince, çà signifie : "Créer des liens".
Créer des liens avec notre enfance, pour créer des liens avec les enfants.
Si nous gardons la capacité de "rêver notre enfance", l'enfant que nous avons été sera le compagnon de notre vie quotidienne. Son regard permettra de regarder les enfants, ses joies et ses peines, et nous aideront à comprendre leurs plaisirs et leurs chagrins.
Cette complexité avec notre enfance sera le meilleur plaidoyer pour tous les enfants. "Toutes les grandes personnes ont été des enfants ; il faut que toutes s'en souviennent."
Etre un enfant, rien qu'un enfant, juste un enfant,
C'est pour chacun de nous, garder sa part d'enfant ;
C'est de savoir pleurer, crier, rire ou chanter,
Sans avoir chaque fois, devoir de l'expliquer.
C'est de se bagarrer à la cour de récré,
C'est de vouloir jouer, jouer, encore jouer;
Avoir peur et envie parfois d'être grondé,
C'est d'avoir peur la nuit, mais sûr d'être veillé.
C'est de pouvoir rêver, rire et s'émerveiller
C'est d'être jamais content, et toujours demander
C'est d'être toujours tranquille, car il y aura demain
Un adulte qui saura nous proposer sa main.
C'est regarder sans crainte le soleil qui se lève;
Peu importe aujourd'hui, si on ne craint pas demain.
On peut pleurer de joie, de tristesse, de chagrin,
Si on possède l'amour ailleurs que dans son rêve.
Etre enfant aujourd'hui, être un enfant demain,
C'est fabriquer sa vie, garder des souvenirs;
C'est avoir des regrets, mais toujours des désirs
Et ne vouloir jamais, s'arrêter en chemin.
Conférence faite en 2009 à Paris JAF
Notes
[1] Paul-Claude Racamier : "Antéoedipe, et ses destins" APSYGE 1990.
[2] "Mandat transgénérationel" : Obligation faite à un descendant de remplir certaines missions. Il y a des mandats conscients et inconscients.
[3] Le Cercle de Minuit. Table ronde autour de Laura Adler . 18/06/1997.
[4] "L'infantilisme des défenseurs de l'enfance". Bryan-Appelard. Courrier de l'UNESCO. sept-1996.
[5] A S E aide sociale à l’enfance
[6] François Mauriac. Blocs-notes 1953-1964.
[7] J.B. Pontalis : "La chambre des enfants" , in NRP 1979.
[8] "François Truffaut". Biographie par A de Baecques et S. Tubiana. Edition Gallimard 1996.
[9] Il avait été élevé par sa grand-mère maternelle jusqu'à l'âge de dix ans où celle-ci est décédée.
[10] "Mémoire d'enfance" d'Alphonse Boudard. Edition Roberd Laffont.
[11] "Dezonnière" : Lieu-dit où résidait Alphonse Boudard chez Blanche.
[12] Georges Bernanos in "Grands cimetères sous la lune". Edition Plon 1938 et 1988.
[13] Claude Coudert in "Le mal d'enfance". Edition Fixot 1993