Chapitre 2 du livre J-Y Hayez, Psychothérapies d’enfants et d’adolescents, coll. Le Fil rouge, Paris PUF, 2014

 I. Phénoménologie

Je me suis beaucoup intéressé aux dépressions graves survenant chez les grands enfants, les préadolescents et les jeunes adolescents.  J’en ai distingué quelques catégories se distinguant par l’enchaînement des causes susceptibles de les installer.

Ainsi, dans l’article intitulé Dépressions graves chez l’enfant entre 6 et 12 ans : comment les traiter ? je parle de ces enfants qui ont une « confiance de base » médiocre, une possible prédisposition endogène, et qui, rencontrant des échecs ou/et des doutes actuels sur leur valeur d’être aimable, peuvent se congeler dans de lourdes dépressions. Je vous renvoie à sa lecture, toujours d’actualité (Hayez, 1997) Je l’illustre aussi plus bas dans la vignette clinique Nathan.

Néanmoins je décrirai plus en détails une autre catégorie de grands enfants particulièrement enclins à la dépression. Vers dix onze ans, au tout début de leur voyage pubertaire ces enfants, déjà réputés être très intelligents (voire surdoués), sensibles et réservés dans leurs contacts sociaux, entrent assez brutalement dans un mélange profond d’anhédonie et d’anergie infiltrées de fortes angoisses et d’idées noires,  jusqu’au désespoir.

L’on peut faire comme première hypothèse qu’ils sont porteurs d’une prédisposition endogène cérébrale (catalysée ici par les tous premiers remaniements hormonaux de la puberté) Et ceci parce que les facteurs d’explication psychogènes de leur état ne sont pas complètement convaincants et parce que,  pour  de longues durées, leur masque et leur habitus dépressif les fait ressembler à des vieux pré mélancoliques d’un âge adulte bien mûr. Spéculation néanmoins car pour les deux cas que je vais décrire en détails, l’exploration soigneuse de leur généalogie n’a rien révélé de significatif !

Pour ce que j’ai pu en reconstituer, il me semble que ce mélange de sentiments d’impuissance, d’angoisse et de désespoir est principalement lié à l’arrivée des premières questions existentielles typiques du mode opératoire adolescentaire de l’intelligence : Intelligence beaucoup plus introspective, par moments quasi philosophique chez eux, et qui pose avec intensité de grandes questions auxquelles ils ne savent provisoirement pas se donner de réponses : « Qui suis-je ? Pourquoi suis-je sur terre ? Quelle place pour moi dans le monde de demain ? A quoi bon être, si l’on doit mourir tôt ou tard ? Mes parents vont mourir avant moi, comment pourrais-je survivre sans eux ? » Il s’ensuit désespoir, réactivation des angoisses de séparation et profonde régression dans le cocon de la maison de l’enfance.

Dans les deux situations, j’ai constaté que les parents voulaient être davantage que ces parents « suffisamment bons » dont Winnicott nous dit que ce sont les meilleurs (Winnicott, 1974) Ils ne se conduisaient pas en parents grossièrement hyper protecteurs, non, mais néanmoins en parents très aimants, très présents, toujours là en cas de coup dur, ayant donc « montré » à l’enfant qu’ils constituaient un super recours permanent potentiel.

Du coup, l’enfant n’est pas habitué à résoudre seul ses problèmes et questions de vie les plus délicats. Et il en prend plus explicitement conscience en même temps qu’il se met à penser à la mortalité de ses parents ! D’où un long épisode de grande impuissance intérieure. 

  • II. Quelques composantes de la prise en charge

 A. Un contre-transfert [1] potentiellement régénérateur 


 Son constituant le plus fondamental, n'est-ce pas le « désir de vie » à l’œuvre chez nous, les thérapeutes ? Désir qu’un jour la vie s'exprime à nouveau chez l'enfant ; Désir profond mais serein, sans activisme ni précipitation ; Désir, mais aussi capacité de renoncer à sa réalisation immédiate : pendant un temps indéterminé, il faudra pouvoir accepter que ce soit la mort qui se montre et se dit et porter ce vécu avec l'enfant et sa famille.                               
Dans la mise en mots et en actes de ce désir de vie, je distingue comme deux temps, deux pulsations complémentaires qui vont et viennent, comme la systole et la diastole indispensables à ce que le cœur distribue le sang de la vie :


  1. Pulsation de « patience » d'une part



    Patience, compassion, sympathie, capacité de porter avec, de souffrir avec. Capacité d'entendre le silence de la mort, de recevoir le flux du découragement, de l'agressivité voire de la haine, du doute quant à l'avenir et à la valeur de la thérapie. Capacité à accueillir cette expression particulière de la souffrance qui voudrait tout emporter vers le néant, tornades gelées face auxquelles il nous faut rester debout, consistants et confiants dans la possible résurgence de la pulsion de vie. Capacité à accepter que nous ne soyons pas investis tout de suite comme sauveurs et que nous ne le serons peut-être jamais, sans pour autant nous endormir, démissionner,  nous irriter ni nous culpabiliser.      

    Pulsation « d'invitation à la vie » d'autre part 



    A travers notre sourire, notre chaleur discrète et d'autres signes de notre intérêt pour ce que l'enfant est et produit, cette pulsation lui montre l'importance qu'il a pour nous, notre investissement de sa personne.

Elle nous fait nous accroupir auprès de ce grand malade anergique couché au bord de la route, lui tendre la main et insister un peu pour qu'il se relève. Sans lui faire violence, mais sans non plus nous décourager s'il répond « Non » une première fois, et parfois dix fois, vingt fois.

Une main tendue ? Pensons par exemple aux idées et hypothèses que nous lui proposons, à notre espérance sur l'avenir dont nous lui faisons part ou à des propositions d'activités qui soient sources de plaisir et de réussite, qu'il pourrait gérer seul ou avec le soutien de son entourage.

A nous de donner aux bons moments les coups de pouce qui aideront à la relance, sans pour autant nous positionner comme objets nécessaires ni à l'inverse, sans couper trop vite un lien que l'enfant ressent comme revitalisant : faire confiance à l'enfant, c'est aussi faire confiance à sa capacité de trouver ses ressourcements là et comment il le souhaite et de demander son émancipation de la thérapie quand il pressent que celle-ci devient superflue.       

Terminons cette esquisse sur le contre-transfert en disant combien il importe que celui-ci n'introduise pas de clivage. Donc qu’il embrasse dans une même empathie l'enfant et sa famille, également en détresse, ne serait-ce que réactionnelle.
 
   B.  Composantes du programme thérapeutique

L’ensemble

Ce programme est constitué systématiquement d'entretiens à visée psychothérapeutique et d'une guidance de la vie quotidienne, dont les destinataires sont multiples : l'enfant, ses parents, la triade parents-enfant déprimé, la famille nucléaire et parfois tel ou tel autre membre du réseau de vie de l'enfant. La succession des destinataires est souple et dictée par les circonstances.

A côté des entretiens, avec une importance qualitative égale mais une application plus inconstante, le programme thérapeutique comporte un recours à la médicamentation, à l'hospitalisation ou à des réorientations de la vie sociale et scolaire.  Si l’enfant le demande et y consent et que ses forces reviennent suffisamment, nous pouvons également mettre en place des interventions destinées à pallier à certaines de ses lacunes (par ex., psychomotricité, orthophonie, remedial teaching, etc.)

 Avec l’enfant seul 

L'enfant peut être reçu seul, une ou plusieurs fois par semaine, pour des entretiens qui s'avèrent souvent « panachés » dans leur référence d'école : lecture psychanalytique du discours verbal et non verbal de l'enfant et interprétations qui s'ensuivent ; échanges d'idées chers aux cognitivistes ; encouragements, suggestions et entraînements à agir, typiques des thérapies de soutien ; gestion de la médicamentation, etc.  Sans vouloir être exhaustifs, ni prétendre que toutes les fonctions suivantes s'exercent toujours et chaque fois, en voici une liste :


  1. Notre présence engagée constitue un facteur essentiel ; notre capacité à investir l'enfant, à créer un contact avec lui sans le séduire grossièrement ; notre accueil de tout ce qu’il met en scène ; notre capacité à rester debout, référence vivante et protectrice, malgré les coups de boutoir de l'enfant qui expriment l'opération de la mort en lui.
    A l'occasion, cette présence se fait insistance amicale : elle signifie alors à l'enfant « Je désire que tu viennes à tes séances, pour que tu te sentes moins mal » Elle assume sans vaciller que l'enfant réponde « Bof, ça ne sert à rien » Pour évaluer jusqu'à quel point il est constructif d'insister,  plus qu'au discours négativiste, nous devons être attentifs à des signes non verbaux (notamment une présence fidèle aux séances)                                      

    2. L’écoute patiente en est un corollaire naturel : face au vide, au silence, aux banalisations ... ou à l'inverse, à l'angoisse si irrationnelle, au désespoir ou/et au sentiment de persécution et à l'agressivité qui s'en suivent.      
    Ecoute qui s'efforce d'aller au fond des vécus les plus difficiles :

ILL. Nathan, (12 ans), dysthymique depuis l'âge de deux ans, époque de la naissance de sa première sœur, finit par évoquer, après des semaines d'inhibition, de passivité et d'angoisse aiguë de séparation, l'histoire de la maman-bateau qui n'a jamais voulu de son petit bateau et l'envoie couler au fond de la mer ... avant de dire clairement qu'il sait bien qu'on ne l'aime pas, puis de verbaliser son désir de mourir pour ne plus souffrir.

A nous donc d'écouter d'abord, sans plus, comme un contenant solide qui peut « encaisser » sans se briser... avant de proposer dans un second temps nos éventuelles différences de perception et de pensée, si tant est qu'elles soient authentiques !
Ecouter des sources mortifères présentes dans les vécus expérientiels présents et dans les racines, dans l'histoire de vie, où nous relions avec l'enfant sa résonance aux événements d'aujourd'hui et à ceux de son passé.

ILL (suite) Le même Nathan a vu sa dysthymie s'exacerber récemment : suite à un changement d'école, on le dépose tôt le matin à la garderie et il voit ses parents et ses sœurs s'éloigner dans la voiture familiale... réplique d'une expérience vécue très douloureusement autour de ses deux ans au moment où, bébé, sa première petite sœur l'a délogé de la garde chez ses grands-parents et l'a ainsi forcé à entrer à l'école. Nathan est également obsédé par la crainte de vomir, ce qu'il finit par associer aux vomissements incoercibles de sa mère lorsqu'elle l'attendait : On lui en a parlé mais probablement ont-ils aussi constitué depuis toujours un souvenir confus et angoissant ; probablement aussi y lit-il un symbole (« Elle me vomit ! ») Il va même jusqu’à dire que, déjà dans le ventre de sa mère, il a dû avoir peur de « partir avec » et il en fait le premier signe du rejet dont il se sent la victime.

Ecoute qui renvoie l'enfant à lui-même, qui cherche avec lui à comprendre pourquoi, qui reconstitue l'histoire de sa vie, avec ses expériences angoissantes et traumatiques. Ecoute encore qui ne nie pas que l'enfant puisse parfois avoir raison, c'est-à-dire qu'il a réellement fait les éprouvantes expériences de non amour et de disqualification qu'il dénonce.                                                    

3. Notre capacité  à échanger est tout aussi importante : capacité de donner « un petit quelque chose de nous », sans vouloir combler toutes les grandes étendues de vide existentiel à l'œuvre chez l'enfant ;  capacité à demander quelque chose en retour (« Et toi, qui es aussi un être de valeur, si tu me donnais à ton tour quelque chose de toi, par exemple, quelque chose du monde de tes idées ? ») sans déception ni rejet si la réciprocité ne s'installe pas tout de suite.
Dans cette perspective du don, évoquons notre capacité à proposer à l'enfant des idées nouvelles destinées, s'il veut bien les recevoir, à déstabiliser et à modifier ses représentations mentales négatives du moment. Parfois cette proposition se fait directement, verbalement, clairement. Parfois l'enfant est plus passif ou sur la défensive et nous recourons à des supports et à des personnages imaginaires pour faire passer des messages importants : histoires que nous construisons avec lui, voire, dans les cas les plus délabrés, histoires que nous imaginons tout seuls, en vérifiant vaille que vaille s'il les accepte, et qui mettent en scène des personnages dépressifs et leur destin ; dessins, textes en écriture alternée, squiggles [2] ou/et jeux suggérés dans la même perspective...

ILL (suite 2) Pour illustrer ces techniques, voici un texte en écriture alternée co-produit par Nathan. Le texte produit par lui est souligné.
 « …Le camion plein de whisky conduit par M. Nathan est tombé dans le canal. M. Nathan alla chercher une pompe pour récupérer le whisky. En chemin, il rencontra un mort plein de sang. C'était une femme : on l'avait coupée en morceaux. M. Nathan s'en fiche et va trouver une pompe pour récupérer son whisky.
Etc. »
Commentaires : Ce texte est spontané pour Nathan comme pour moi. Côté thérapeute, il s'inspire probablement de ce que Bion appelle sa « capacité de rêverie » du moment. Après la suggestion initiale faite par Nathan, - « le camion » -, la première phrase est une mise en scène métaphorique, faite par moi, de ce qu'a pu être sa dépression : la vie - représentée de façon quelque peu breughélienne par le camion de whisky - s'arrête et tombe à l'eau. Nathan essaie alors de survivre et va à la recherche d'un instrument - une pompe - pour faire repartir la vie : c'est narcissique, ça ne met pas en
scène l'autre et pourtant ce pourrait être une représentation de la thérapie. Sur le chemin, il rencontre la mort. Comme je connais les moments d'agressivité intense de Nathan envers la mère archaïque ... et que l'actualité belge du moment est intéressante à ce propos [3], je suggère que ce soit une femme coupée en morceaux : Comble de l'agressivité ou de l'incapacité à imaginer du lien, Nathan la dédaigne et continue sa route. Etc.

Chez tel enfant dépressif, la tonalité dominante de ses représentations mentales porte sur l'inquiétude quant à l'avenir, la solitude, la disparition des proches ou le désespoir quant au fait d'être aimé. Après écoute, nous pouvons donc lui signaler délicatement ce que nous croyons excessif dans son pessimisme, lui indiquer que nous voyons l'avenir autrement que lui et parler de nos raisons d'espérer, dédramatiser la signification de certaines réponses sociales à ses actes, qu'il imagine trop malveillantes. Tout ceci sans vouloir le convaincre, mais en situant simplement nos différences.
Si la tonalité dominante est à l'auto dévalorisation, nous pouvons indiquer tout aussi délicatement les qualités que nous remarquons chez l'enfant et que d'autres lui reconnaissent probablement aussi, en acceptant que pour le moment il n'y croie pas ; nous pouvons lui parler aussi de son impossible et inhumain désir de perfection et de la tyrannie de son Idéal du Moi.        
Si l'enfant dépressif se montre trop soumis à l'arbitraire d'autrui, avec un retournement contre soi de l'agressivité, nous pouvons attirer son attention sur la mise en place bien cruelle de ce mécanisme, et essayer de provoquer au moins la représentation mentale voire l'issue d'une agressivité jusqu'alors refoulée contre l'objet lâcheur ou persécuteur (« Je trouve [ aussi ] que ce n'est pas très juste ce qui t'est arrivé là  ») Agressivité dont la reconnaissance par l'enfant n’est pas sans risques : irruption d'anxiété au moment où surgissent des représentations agressives fortes ; illusion de toute-puissance ; clivage des gens en bons et mauvais, en lieu et place provisoire d'une ambivalence plus mûre, etc. 

4. Un mot également de notre capacité à proposer des informations plus générales : ce qu'est la dépression et son devenir ; la manière dont notre histoire nous imprègne ; les raisons d'être de certaines réactions des parents, etc.

 5. Et un mot de la capacité à encourager : l'espérance que nous exprimons en des lendemains plus sereins ; les invitations à poser des comportements plus efficaces, à participer à des activités plaisantes ou susceptibles d'être vécues comme des réussites ; les invitations à se créer et à se répéter mentalement des pensées positives ; l'entraînement, en séance, à l'affirmation de soi et à un style relationnel plus satisfaisant. Tout ceci sans jamais culpabiliser l'enfant qui, pour le moment, n'y croirait pas, ne pourrait pas ou ne voudrait pas, mais sans jamais cesser de revenir à la charge à l'occasion.

 

§ III. Camille déteste penser seule chez elle

 

  1. Présentation du problème

 

Camille (10 ans et demi ; deux frères de 12 et 15 ans, Clément et Loïc) est décrite « depuis toujours » comme une enfant paisible, discrètement affectueuse, réservée et peu loquace sans être pour autant inhibée : elle se montre créative et sait demander ce qui est important pour elle.

En janvier, elle regarde une émission de TV Maçons du cœur et s’écroule en sanglots parce qu’elle y a vu un père de famille diminué physiquement et mentalement après un accident de roulage, à qui on reconstruisait une maison. Elle pleure des heures, très secouée par le drame de cette famille et après, elle se met à penser de façon compulsive que ses deux parents pourraient mourir, tués eux aussi dans un accident de voiture [4].

Bien vite, elle ne peut plus fréquenter son école que de façon irrégulière, envahie par des crises d’angoisse imposant qu’on vienne l’y rechercher. Puis elle se confine à la maison, avec de grandes périodes d’humeur sombre ou d’anxiété alternant avec des passages plus brefs où elle est moins péniblement affectée mais se sent toujours « comme crevée » Le soir, elle n’est plus capable de dormir seule et va rejoindre soit la chambre de ses parents, soit une petite pièce, porte ouverte juste à côté, où ceux-ci ont installé un matelas d’appoint.

 

Les parents me consultent à la mi-mars, finissant par assumer qu’il ne s’agit pas d’un épisode réactionnel à résolution rapide.

Rapidement après m’être fait expliquer la situation et résumer l’histoire de vie de Camille, je demande un examen neuropédiatrique pour éliminer un processus cérébral, type tumeur,  quelque peu probable qu’il soit : Il s’avère négatif. Je mets en place une médication combinant Venlafaxine [5] et Prazépam : Je sais que les antidépresseurs ne sont pas très efficaces avant la fin de la puberté et que les benzodiazépines entraînent un risque de dépendance, mais son désespoir m’a l’air trop profond que pour ne pas être soutenu par une mesure à impact endogène. Je confie également Camille pour une psychothérapie individuelle à une excellente psychothérapeute d’inspiration psychanalytique que je connais personnellement et qui a toute ma confiance. Moi, je garde la coordination d’ensemble ainsi que la gestion de séances parent(s) enfant ou destinées aux parents seuls.

 

Compte-rendu de quelques séances familiales

1. Fin mars, avec les parents de Camille. Ils m’expliquent que Camille a eu un mauvais dimanche, repoussant même ses amies venues la distraire. Elle disait d’elle – en lui arrachant les mots de la bouche- qu’elle était mauvaise, méchante, la coupable de tout [6].

Le reste de la semaine a été fait de hauts et de bas avec, certains jours, fréquentation de l’école l’après-midi. C’est surtout à son retour de l’école, une fois franchi le seuil de la maison, qu’elle s’assombrit rapidement, se tasse dans son fauteuil et ne fait plus rien. Ou alors, elle s’en extrait pour aller jouer sur l’ordinateur ou chatter avec ses amies. « Et alors, ça va, elle redevient vite elle-même dit la maman, très contrariée par ces sautes d’humeur… Mais je ne peux quand même pas la laisser tout le temps à l’ordinateur ! »  Nous en discutons et convenons que deux heures le matin et deux l’après-midi, ce sont des occupations maximales. Il me semble en effet que l’ordinateur, avec sa maigre socialisation, n’est qu’une récréation échappatoire, à ne pas bannir certes, mais qui n’a pas d’effet curatif et est porteur de risque de dépendance.

J’encourage la maman à faire des allers-retours auprès de sa fille, laissant parfois Camille seule et cherchant à d’autres moments, à être en contact avec elle. Mais la maman est découragée car Camille semble de plus en plus hermétique à ses approches : Camille n’aime pas les câlins, ne partage pas ses pensées et surtout, dit la mère « Je suis quelqu’un d’actif et elle a l’air de ne plus rien vouloir de mon mode d’activités ( par exemple, bricolages, ballades, etc. …) Récemment, je lui ai proposé de s’occuper un peu de Zizou (le petit chien acheté pour la « soigner ») Elle m’a presque crié qu’elle ne pouvait pas, a couru vers la cuisine et est restée deux heures prostrée sur le carrelage »

Et si, parmi les idées que rumine Camille et qui torturent son tout début d’adolescence, il y avait aussi, d’une manière ou d’une autre, le désir de s’accoucher du monde de sa mère – qui lui semble soudain si étrange – et de s’en différencier ?

 2. Une semaine après, avec Camille et sa maman. La semaine s’est écoulée avec plus de hauts que de bas, mais Camille reste très affectée par le retour irrégulier de ses idées noires. Une fois, elle a été vers sa maman pour se faire consoler, mais n’a rien pu verbaliser.

Je commente alors que nombre d’enfants dans son cas ne veulent pas blesser leurs parents avec leurs idées désespérées et donc protègent ceux-ci. Camille acquiesce.

Sur ma demande, Camille admet que, parmi ses idées noires, elle vit la peur de rester définitivement dépressive et nous en parlons. Il y a aussi le fait de se sentir mauvaise, entre autres parce qu’elle attriste et encombre ses parents. Sur ce, je demande à la maman si un membre de la famille a déjà dû être accompagné lors d’une longue maladie. Non, répond-elle d’abord, avant de se souvenir de deux épisodes de sa vie à elle qui semblent avo été pénibles à vivre pour l’entourage : une appendicite compliquée quand Camille avait quatre ans et surtout un don de moelle osseuse dont la gestion médicale a été lourde.  Camille avait cinq ans. « Le traitement par hormones a été pénible » Camille, qui n’avait pas l’air de trop écouter, raconte quand même spontanément le souvenir d’une grosse piqûre faite dans la fesse de sa maman et qui l’avait fait presque s’évanouir, elle. Ça me fait penser que nous sommes au début de l’adolescence de Camille et que, dès notre première rencontre, ses parents m’avaient demandé si les hormones ne pouvaient pas être à l’origine de l’état de Camille. Alors, arrive-t-il que l’on parle de temps en temps à la maison des hormones de la puberté ? Oui, me répondent-elles et Camille ajoute que : « Elles vont servir pour faire des bébés » [7] Elle dit encore qu’elle ne sait pas très bien ce qui va se passer, et je l’invite à parler de ses questions et préoccupations avec sa thérapeute et avec ses parents.

 

Je reviens alors sur la possible existence d’une culpabilité chez Camille : « Quelqu’un lui fait-il des reproches à la maison ? » Assez vite, elle me parle de l’un ou l’autre commentaire négatif de son frère Clément : « Tu fais encore la sale tête » Nous en discutons. Existe-t-il d’autres reproches ? « Oui, de toi, maman » Et la mère d’admettre qu’elle est parfois désespérée devant les cycles d’humeur brutaux de Camille : « Elle est bien devant son ordi et si, trois minutes après, je lui demande quelque chose, elle grogne et ne s’en décolle pas. Elle a même laissé Zizou, le chien, faire pipi dans la cuisine » Je confirme combien les cycles du vécu dépressif peuvent être rapides et déconcertants, et je commente aussi à Camille que le plus important, c’est de se savoir aimée par ses parents, mais qu’inévitablement ceux-ci font parfois et feront encore des erreurs d’appréciation sur la disponibilité énergétique fluctuante existant chez leur grande fille.

3. Quinze jours après, par téléphone avec la maman de Camille. Celle-ci me fait part d’observations intéressantes : une de ses amies a remarqué combien Camille s’assombrissait quand elle pensait à la fin de quelque chose (une activité plaisante, quelle qu’elle soit) ou quand arrivait cette fin. Terminer, vivre et assumer l’inconnu sans tout de suite le remplir d’un projet, se séparer du plaisir existant parce qu’il est fini, tout ça a l’air de lui sembler intolérable.

Elle semble vivre le fait d’être à la maison rien qu’avec ses parents comme une « grande fin » (Fin du principe de plaisir ? Fin de l’insouciance ? Contrainte intérieure plus forte de penser au temps, d’assumer l’horloge du temps qui tourne lentement, et qui va vers une fin ?)

Par ailleurs, Camille semble avoir tout le temps besoin de vêtements amples et n’assume peut-être pas bien son corps qui change (fin de l’enfance …)

J’écoute, mais complémentairement, je commence à me différencier et à discuter l’ambiance et la gestion de l’accompagnement de Camille dans son ensemble : 

- Par méfiance des médicaments (et par rivalité avec moi ?) au lieu de lui administrer depuis une semaine la Sertraline prescrite, les parents ont négocié un essai de traitement de fond avec leur homéopathe et pris rendez-vous chez un hormonothérapeute.  Au-delà de l’anecdote ponctuelle ce geste, pris dans une dynamique d’ensemble,  peut contribuer à accroître le sentiment d’insécurité de Camille : le présent programmé n’est jamais vécu comme rassurant. Il faut toujours aller voir ailleurs. 

- Autant pour la multiplication des activités projetées par les parents (projet de la changer de classe, car son institutrice est assez rigide … projet de l’inscrire en art thérapie ou, pourquoi pas en l’équitation) : ce mouvement (perpétuel ?)  va trop dans le sens d’une des grandes angoisses et insatisfactions existentielles de Camille : S’ennuyer ou vivre sans plus dans le présent est intolérable, et c’est toujours ailleurs, demain, dans le faire que sera la solution, comme c’était dans l’activité passée que se trouvait le plaisir ; Or il faut que Camille arrive à s’imprégner du présent tel qu’il est, à le méditer et à le trouver positif…et autant pour sa famille, sa mère surtout ?

4. Deux jours après, avec les parents. Nous reparlons de la grande difficulté de Camille qui concerne à goûter le présent, avec une application complémentaire. Elle pense trop,  anticipative ment et presque obsessionnelle ment à la fin d’une action plaisante en cours (par exemple, jouer chez une amie), ce qui la déconnecte et l’assombrit trois, quatre heures avant la fin !  Les parents vont l’encourager à vivre le moment présent, en étant là plus paisiblement dans son sillage. Eux-mêmes chercheront moins à chasser les idées présentes en annonçant systématiquement les joies et l’organisation du futur proche, censé être la seule étape où l’on sera vraiment heureux (« Tu verras, après, tu vas bien t’amuser »)

Recommandation pas facile à intégrer pour ces parents eux-mêmes actifs, créateurs d’une culture familiale où j’ai l’impression que l’action a une fonction bouche-trou. Avec la tête, ils disent oui... Mais avec le cœur ? Le surlendemain, j’apprendrai que le soir même, ils étaient de nouveau avec Camille chez des amis à eux. Camille ne connaissait aucun enfant de ce couple, mais on essayait de créer un contact entre elle et un enfant HP des amis, qui aurait eu lui-même une dépression ; Camille, fatiguée, pas bien, a vomi … 

Je recadre aussi ce qu’il en est de la gestion des médicaments. Au terme d’une longue discussion, nous convenons qu’il y aura une double administration, sans hiérarchie,  allo- et homéopathique, l’allopathie étant sous ma responsabilité.

5Une semaine après, avec Camille et son papa. Je vois Camille sourire plusieurs fois ; elle me dit que ça va moyen, avec des alternances haut-bas. J’évoque directement devant elle sa difficulté à ce que les choses en cours finissent et elle acquiesce : c’est un gros problème pour elle. En discutant avec elle (elle écoute attentivement, fait des signes de tête, mais verbalise très peu), avec son papa et en m’engageant personnellement, nous parlons de la conservation spirituelle intérieure des bonnes expériences passées, et des êtres chers qui sont partis ou morts. Nous parlons aussi de la conservation intérieure de dimensions de Soi-même qui sont terminées : Quand on devient adolescent, on peut garder en soi, comme un trésor précieux (l’expression est du papa) bien des morceaux de l’enfant qu’on a été et qui devient enfant Intérieur. Notre vie n’est donc pas faite que d’abandons déchirants de bons moments vécus qui retourneraient au Néant.

Autant pour l’avenir : il est illusoire et trop dangereux de vouloir le prévoir via des actes précis censés être joyeux ou réparateurs (la tendance des parents) Il faut en accepter l’incertitude et, tout compte fait, beaucoup de bonnes nouvelles surprises nous attendent, et l'on gagne à se faire confiance à soi-même, avec les forces dont on dispose déjà pour se battre contre les mauvaises. 

Un peu austères et philosophiques, ces considérations ? Fondamentales, néanmoins. Pour les rendre plus digestes et accessibles, je recours à des métaphores : celle de Camille marchant sur une route, et donnant la main à son monde d’aujourd’hui. Elle a peur de le perdre et de se retrouver sur une route froide et vide. Mais je fais le geste de mettre dans ma tête et dans mon cœur ce que contenaient mes mains aujourd’hui pour parler du trésor précieux de la conservation spirituelle. Et j’ajoute que plus avant dans sa vie, d’autres expériences seront là pour lui remplir les mains d’autres joies concrètes. Nous parlons aussi de la fin du film E.T. [8] (E.T. touche le front de son jeune ami terrestre Eliot, qu’il va quitter pour toujours et lui dit : « Je serai toujours là. ») Je compare aussi la vie à un livre pour enfants, composé de mille chapitres illustrés. On passe de l’un à l’autre avec surprise. On peut aussi se relire en arrière. Et nous nous disons au revoir. 

6. Après cette séance très dense, Camille commence à aller mieux. Beaucoup de facteurs contribuent à rendre possible cette amélioration : les interactions qu’elle a avec sa psychothérapeute et avec moi-même, qui l’aident à modifier positivement ses pensées ; l’effet des médicaments antidépresseurs ; la qualité des liens humains avec ses parents : consistants, encourageants, amenant des activités plaisantes (parfois un peu trop), lui démontrant qu’elle continue à être aimée, même dans l’adversité. On peut invoquer aussi le temps qui passe et amène spontanément une maturation de la pensée … Mais, plus irrationnellement, il reste un mystère dans ce pouvoir partiel d’auto création qui est le nôtre, et qui s’exerce si souvent dans l’imprévisibilité … 

Camille sourit donc à nouveau, déclare vouloir retrouver ses amies à l’école. Elle y retourne dix jours après cette dernière séance détaillée. Très vite – trop vite à mon goût – la maman veut tourner la page, en redemandant à Camille de prester ses tâches scolaires à la maison comme à l’accoutumée. Camille renâcle et voudrait continuer à s’amuser à l’ordinateur. Et moi, je ne suis pas sûr de ce que je puis recommander !

 

NOTES 

[1] Contre-transfert ? Désigne ici les émotions, les « vécus affectifs » (désirs, idées, conflits…) conscients et inconscients émanant du thérapeute et dirigés vers le patient, en référence à de « l’irrationnel en lui » (son histoire de vie, son tempérament, le fonctionnement de sa famille d’aujourd’hui) Le contre-transfert est plus précisément éveillé par l’expérience vécue avec le patient, par ce qui émane de celui-ci. Dans tout ce que le patient vit, en miroir de ce qui vient d’être dit du contre-transfert, une partie se dirige directement vers le thérapeute : c’est le transfert du client sur le thérapeute. On devine combien la saisie et l’analyse du contre-transfert et du transfert sont importants pour faire progresser une thérapie

[2] Le célèbre, original et créatif psychanalyste D. Winnicott a proposé une technique de facilitation de l’échange adulte-enfant, applicable en entretien d’évaluation ou en psychothérapie, et intitulée squiggle : à tour de rôle l’adulte, puis l’enfant dessine « quelque chose » qui lui passe en tête : gribouillis, dessin incomplet … et demande à son vis-à-vis de l’achever par un complément qui en fait un dessin signifiant. Ensuite, on échange l’une ou l’autre idée ou association mentale sur le travail produit, on en fait le point de départ d‘une histoire, de l’évocation d’un souvenir, etc. : Bref une occasion pour se parler ! 

[3] En Belgique et à l’époque, un mystérieux serial killer dépeceur abandonnait dans des poubelles des morceaux de cadavres de femme. On ne l’a jamais identifié…

[4] Il existera une légère récidive de quelques jours quelques mois après, quand elle verra à la Tv un pompier tué dans l’incendie d’une maison. Elle ne supporte pas la mise à mal accidentelle du signifiant paternel ; Secrètement amoureuse d’un père fort, Camille ? A vérifier dans sa thérapie !

[5] En cours de route, j’ajouterai de la Sertraline et l’on réduira fortement puis arrêtera le Prazépam, la composante dépressive me paraissant de loin supérieure à la composante anxieuse.du plaisir dans son corps, dans son genre et dans la séduction de l’autre ! Pour cette bonne élève, la vie n’est que don ou travail !

[6] Manière radicale et désespérée de se dire qui n’est pas sans évoquer un discours mélancolique

[7] Elle zappe du coup la question de devenir femme-pour-soi, en prenant 

[8] E.T. l’extra-terrestre, S. Spielberg, 1982