Abus en milieu d'accueil

Une maman m'écrit (extraits):

Bonjour, Je viens vers vous car nous sommes perdus. Voici notre histoire:

Il y a deux mois, notre petite fille, Marie, de 2 ans ½, nous a dit en sortant du bain au moment ou elle était nue: "moi, j'ai touché le zizi de tonton Marc" Ce monsieur est le mari de l'assistante maternelle agréée qui avait la garde de Marie. Nous avons tout de suite été inquiets car je savais que ce jour là, la nourrice s'était absentée pour une consultation médicale, et que ma fille était seule avec son mari. Aucun autre enfant n'était présent ce jour là.

Deux jours plus tard, après plusieurs appels sans réponse satisfaisante aux 119, à l'assistante sociale du secteur, à la puéricultrice, nous emmenons notre fille en urgence chez un pédopsychiatre. Là, Marie ajoute devant le pédopsy que tonton Marc a baissé son pantalon et répète avoir touché son zizi. Nous allons donc porter plainte le lendemain sur demande du pédopsychiatre auprès de la Brigade de gendarmerie. Les jours qui ont suivi, Marie, toujours en sortant du bain nue, au moment où nous voulions la coucher sur la table à langer nous fait part d'autres faits: "j'ai peur d'être couchée, j'ai peur du grand lit, tonton Marc a touché ma zezette, j'ai peur", et là elle se met angoissée à suffoquer, et crie: "j'ai touché le zizi de tonton Marc, j'ai peur, tonton m'a tapé le dos, moi voulais pas être couchée dans le grand lit, moi pleuré, moi appelle maman, moi peur …"

Vous comprenez donc notre frayeur d'entendre tous ces mots dans la bouche d'une enfant qui 3 semaines avant les faits ne parlait quasiment pas, et qui du jour au lendemain arrive à faire des phrases très claires. Il est bon de signaler également le comportement typique de notre fille: angoisse constante, peur de voir tonton Marc, pipi au lit, crise d'angoisse en pleine nuit où elle hurle que tonton touche sa zezette et qu'elle a peur …, hurlement si on passe près de leur maison. Le personnel de la crèche où elle est aujourd'hui a entendu certaines de ces phrases et peut confirmer. Les gendarmes qui devaient entendre le personnel a estimé que ce n'était pas nécessaire. Le conseil général ne réagit pas, il ne prend pas ses responsabilités car la suspicion bénéficie à l'accusé et non aux enfants encore présents sur place. La gardienne devrait donc conserver son agrément. Les gendarmes ont attendu le rapport du pédopsychiatre qui ne s'est pas trop mouillé. Ma fille a refusé de leur parler donc seules les auditions de mon mari et de moi-même sont là. La garde à vue de ce monsieur a eu lieu mais ils n'ont pas réussi à avoir de nouveaux éléments et estiment qu'il est de bonne foi car il a répondu à toutes leurs questions sans se contredire. Le procureur classe donc sans suite.

Aujourd'hui, le pédopsy insiste pour que ma fille soit suivie chaque semaine et mon mari et moi-même allons chacun voir un psychiatre. Nous avons mis notre maison en vente et espérons déménager rapidement.

Ma question est la suivante: pensez vous réellement que les paroles de ma fille puissent ne pas être crédibles? Nous ne l'avons jamais incité à parler? Nous n'avons jamais induit de réponse dans nos questions car nous ne lui avons pas posé de questions, c'est elle qui nous parlait des évènements. N'est-elle pas suffisamment crédible vu son jeune âge? Elle ne peut pas inventer ces propos ... Mon sentiment est que personne ne veut se mouiller dans le doute? Mais après 2 mois, ma fille me demande encore si tonton Marc est devant la porte et continue ses crises d'angoisses surtout au moment du coucher ... elle insiste pour se cacher sous sa couette mais est terrifiée en le faisant, ce n'est pas un jeu pour elle, et pourtant elle insiste pour le faire?

A ce jour, tout le monde nous dissuade de continuer en nous portant partie civile en expliquant que je vais faire souffrir ma famille en continuant a espérer une condamnation et en empêchant tout le monde de tourner la page, ils sont persuadés que ça ne changera rien, je ne sais plus quoi faire.

Merci pour votre aide.

Je lui réponds d'abord brièvement:

Chère madame,

Si tout s'est bien passé comme vous le dites, il est infiniment probable qu'un abus a eu lieu une fois, et comme votre petite fille l'a raconté.

Malheureusement, les tout petits enfants sont les plus mal crus et aidés du monde; très régulièrement, une fois mises sur la scène sociale ou judiciaire, leurs seules allégations, toute fiables qu'elles soient débouchent sur rien s'il n'existe pas de preuves matérielles ou d'aveux. Des pressions sont même faites sur la famille pour qu'elle laisse tomber ... Or, sans preuves matérielles, le suspect nie quasi-toujours comme un beau diable et "charge" l'enfant qui accuse ou sa famille ... et ça marche! C'est classique.

Par ailleurs, je crois comprendre que, avant les faits, Marie se développait normalement. La première fois qu'elle a raconté les faits, elle ne semblait pas avoir été trop perturbée par ce qui s'était passé: elle vous le racontait tout simplement, comme un petit enfant le fait d'un événement non-ordinaire, un peu anxieuse de vérifier votre réaction. Je ne veux pas dire par là qu'il fallait rester sans réaction sociale, mais il faut remarquer que c'est très probablement l'ensemble des réactions des adultes, la vôtre inclus, qui a fini par la traumatiser ...

Il faudrait donc trouver des mots et des attitudes pour qu'elle retrouve la paix, en lui proposant quelques repères simples.

En ce sens, je ne suis pas nécessairement d'accord avec l'idée d'un suivi psychologique intensif pour elle directement: il n'est pas certain qu'elle en ait besoin ... il faut réfléchir à l'état habituel de ses ressources en développement; vous pouvez vous donner comme mission de l'aider à tourner la page en elle.

Bien à vous

La maman me répond (extraits):

Merci pour votre réponse.

Maintenant je me retrouve avec une enfant qui parle encore beaucoup de ces événements et je pensais aller quand même voir un psychologue ou pédopsychiatre, qui puisse quand même nous aider sur la conduite à tenir au quotidien avec Marie.

Vous avez raison sur le fait que nous les parents avons bien plus de mal à vivre cet événement qu'elle. Vu qu'on ne sait pas ce qu'il lui a réellement fait notre imagination prend le dessus et c'est parfois un vrai cauchemar. Que pensez vous de déménager? L'année prochaine, si nous ne le faisons pas, Marie verra souvent cet homme. J'ai peur qu'en le croisant ou même en croisant les autres enfants ça lui rappelle de mauvais souvenirs, et puis je me dis que pour nous adultes c'est l'occasion d'un nouveau départ.

Il faut en fait que j'accepte que cet homme ne sera pas puni et que tout le monde pense que je suis la méchante ... c'est dur!! mais vous avez raison dans le système judiciaire français sans preuve on ne fait rien. Je trouve ça horrible de se dire qu'on a le droit de faire ce qu'on veut à un enfant tant que personne ne le voit!!! quelle société évoluée!!! les droits de l'enfant, ça n'existe pas même dans nos sociétés soit disant civilisées!!

Merci pour votre aide.

Je lui réponds:

Chère madame,

Voici quelques réactions "en vrac" à votre courrier:

  • Si c'était mon enfant, avec le contexte actuel et futur que vous décrivez, et si ma famille en avait les moyens, je déménagerais sans hésiter. Toutefois, je m'arrangerais pour que l'enfant ne sache jamais que c'est à cause de ce qui s'est passé. Le plus sereinement possible, je lui expliquerais que l'on a trouvé un endroit encore plus gai à vivre. Et s'il ajoute "Alors, tonton Marc, y va pas venir", il suffit de répondre "nooooooooon, c'est très très loin; il est trop bête, il saurait pas trouver".
  • Ce qui s'est passé? Très très probablement ni plus ni moins que ce que Marie vous a raconté: attouchements sur lui et sur elle. Je pense qu'elle aurait indiqué s'il y avait eu plus, par exemple si elle avait vu une éjaculation: ça l'aurait intrigué, elle l'aurait retraduit avec ses mots d'enfant ... ET svp, si elle n'en n'a rien dit, ne la tracassez pas en "quêtant" d'improbables détails supplémentaires.

Elle parle beaucoup? Essayez de la modérer doucement en montrant que vous ne trouvez plus très important d'encore parler de ça: il n'est pas impossible, en effet, qu'elle parle beaucoup parce qu'elle imagine que c'est ce que vous attendez!

Donc, quand vous lui aurez donné quelques réponses de base pour l'apaiser, changez-lui les idées en douce "on ne va pas encore parler du vilain Marc, je vais plutôt te raconter une jolie histoire ..."

Réponses de base? En voici quelques exemples, non-exhaustifs: "Bravo, parce que tu as bien raconté, nous sommes très contents de ça ... ce n'est pas bien ce qu'il a fait ... tu ne le savais pas ... nous sommes fâchés sur lui ... nous ne sommes pas fâchés sur toi, nous t'adorons, tu es notre petite chérie, et tu ne savais pas que tonton Marc ne pouvait pas montrer son zizi ou toucher ta (quiquine) ... ta quiquine, elle est à toi ... il n'y a que toi qui peux lui faire des petites caresses si tu veux ( inutile de déjà parler d'explorations sexuelles entre enfants, qui sont également autorisées ...) Papa et maman vont très bien veiller sur toi, et jamais plus personne ne t'embêtera ( le dire, même si hélas on n'est jamais complètement sûrs!)"

S'il n'y pas de signes de comportement préoccupants et persistants, je reste partagé à l'idée de garder les choses ouvertes chez un psy via des consultations directes pour elle ... que la psy l'aide à travers vous, un peu comme je le fais maintenant!

Marc n'a-t-il pas reçu de punition? Constitue-t-il toujours un danger pour d'autres enfants? Pas sûr!! D'abord, je suis persuadé qu'il est TRES puni par l'ambiance actuelle, au moment où il doit regarder sa femme dans les yeux par exemple.

Par ailleurs, d'ici trois mois, je vous suggère d'envoyer une lettre recommandée à lui et à sa femme avec copie au procureur et à la direction des services sociaux ; si vous voulez, je vous aiderai à la rédiger. L'idée est de redire que vous êtes tout à fait persuadé qu'il s'est mal conduit envers votre petite fille. Et que sa femme et lui prennent définitivement des dispositions pour qu'il ne soit jamais seul avec les enfants. Vous terminez en disant que cette lettre est un document "à toutes fins utiles", également envoyé aux autorités, pour que la mémoire ne s'efface pas au cas où à l'avenir, il serait "pris" dans une autre suspicion.

Bien à vous.

Quelques mois plus tard, la maman me recontacte pour me dire :

Bonjour Professeur,

Je reviens vers vous suite à une conversation tenue avec Marie.

J'aurais peut être pas dû mais voilà c'est trop tard ... Je suis très déçue car j'ai lu le rapport de gendarmerie avec l'avocate et les gendarmes n'ont fait aucune investigation à part l'interroger lui et elle. J'étais très mal d'avoir vu cette injustice et j'ai craqué et j'ai demandé à Marie si elle se souvenait de ce que tonton Marc avait fait : elle m'a répondu, oui il a touché ma zezette et moi son zizi et puis elle a dit que le gendarme va la tuer ...

Je lui ai dit que les gendarmes sont là pour nous protéger et elle m'a redit les gendarmes vont me tuer, je veux aller chez tatie Christiane c'est pas grave ... tonton Marc est méchant mais c'est pas grave ...

Que dois-je faire? est ce que je dois l'emmener à nouveau chez la psychologue? on y était plus depuis décembre? ça fait 1 mois qu'elle est très agressive, et qu'elle est en conflit avec moi, je pensais que c'était à cause du déménagement (on déménage dans 3 semaines).

Merci pour vos conseils.

Et je lui réponds :

Bonjour Madame,

Bah, ne vous reprochez pas trop d'avoir réinterrogé Marie une fois. Cela me semble "humain" que vous ayez voulu procéder à cette sorte de vérification ... Soyez plutôt positivement attentive au fait que Marie maintient l'essentiel de sa déclaration, sans fabuler, sans se montrer confuse, sans se rétracter ...

Les gendarmes sont méchants, dit-elle? Plutôt que de vouloir rassurer bien vite un enfant, mieux vaut essayer de lui faire dire gentiment pourquoi il dit ce qu'il dit.

Peut-être à ses yeux, les gendarmes sont-ils méchants parce que Tonton Marc n'a jamais été vraiment puni ... Peut-être mélange-t-elle un peu dans sa tête tous les adultes étrangers qui ont été mêlés à son grand bouleversement ... Le plus important me semble être de lui dire: "Si tu penses que quelqu'un est méchant, papa et moi, on va bien te protéger ... on ne lui laissera jamais te faire du mal".

Pourquoi est-elle plus opposante et difficile maintenant? Difficile pour moi de le deviner à si longue distance, bien sûr!

Attention de ne pas tout mettre sur le compte de cette mauvaise expérience faite! Peut-être a-t-elle quand même deviné que le déménagement aurait un lien avec ce qui lui est arrivé, et peut-être vous en veut-elle de n'avoir trouvé que cette solution-là?

Peut-être le simple stress et le deuil du déménagement pèse-t-il pour tous? Peut-être êtes-vous aussi les adultes, plus énervés ces temps-ci? Peut-être grandit-elle, tout simplement, et a-t-elle envie de s'affirmer davantage en ne sachant pas très bien si, à le faire, elle reste "une gentille petite fille" à vos yeux.

Vous pouvez lui demander gentiment, à un moment où elle est calme, si quelque chose la fâche ces temps-ci? Ou lui demander de vous raconter une histoire ou de faire un dessin avec une petite fille fâchée : à être écoutée, peut-être livrera-t-elle l'une ou l'autre clé ...

Continuez à la valoriser, à lui demander d'obéir à quelques règles familiales de bon sens et à espérer - en faisant le gros dos - que cette crise passe ...

Retourner voir la psychologue? Demandez d'abord à Marie si elle a des soucis ou des chagrins pour le moment et si elle voudrait aller lui en parler ...

A tout hasard, je vous recommande la lecture d'un livre que je viens de publier "La parole de l'enfant en souffrance" ( Dunod éd.) et dont les chapitres 13, 8 et 9 pourraient particulièrement vous intéresser.

Bien cordialement,

J'avais envoyé cet échange-courriel sur mes mailings-listes, à de nombreux correspondants et confrères, et début janvier 2010, le Pr Maurice Berger (professeur de pédopsychiatrie à Saint-Etienne) me répond:

M. BERGER :

J'ai lu avec beaucoup d'intérêt l'échange de courriers à propos de la petite fille de 2 ans ½. Je trouve que cela souligne un problème important. D'un côté, on a le sentiment qu'il ne faut pas continuer à "gratter" le traumatisme parce que cela l'entretient. D'un autre côté, j'ai trouvé qu'il pourrait y avoir en chacun de nous une position un peu "négationniste" avec l'envie que l'enfant oublie plus vite qu'il n'est prêt à le faire. Je me suis parfois fait des reproches à ce propos. Cela serait un débat très intéressant. Même à 2 ans ½, les traces peuvent rester plus longtemps qu'on ne l'aimerait. Je me demande si, sans mettre en place une psychothérapie régulière, il ne serait pas intéressant que cet enfant ait quelques entretiens avec un psy compétent qui l'aiderait à se formuler les sentiments de peur et de colère qu'elle a éprouvés et peut toujours continuer à ressentir, et à y trouver une certaine issue par le biais de jeux avec des figurines.

Très cordialement.

J'ouvre donc la discussion, en espérant que le débat continue, et ...

... je lui réponds, ainsi qu'à vous tous:

Cher Maurice,

Je te remercie pour ta réponse, engagée à ton habitude. La lecture que tu as faite de ces courriels échangés avec la maman de Marie, a stimulé ma réflexion. Il demeure essentiel de se faire une juste opinion de ce que vit Marie après toutes ces expériences pénibles faites, en se mettant vraiment à l'écoute de ce qu'elle exprime(rait), entre les deux extrêmes opposés de la dramatisation et de la banalisation/minimisation.

Peut-être ai-je un tempérament trop optimiste, et suis-je parfois trop horripilé par le discours social sur les effets systématiquement horribles de l'abus sexuel!

Je suis convaincu que la petite Marie a été psycho-traumatisée jusqu'à un certain point par tout ce qui s'est passé, mais je continue à penser que c'est davantage par toutes les réactions et approches humaines inattendues et peu compréhensibles pour elle, suite à l'abus, que par celui-ci stricto sensu. De l'abus, elle a pu parler spontanément, vite et bien (capacité à exprimer verbalement et concrètement + rapidité d'évocation + apparente maîtrise de soi et sérénité de l'expression : trois indicateurs selon moi qu'à ce moment-là, l'expérience tout juste vécue avait été plus intrigante que traumatisante)

Mais au fil du temps, avec la réaction des adultes, le pénis de tonton Marc et sa personne se sont transformés en couteau et en ogre effrayants et toujours susceptibles de récidiver!

Cela étant, comment prendre en charge le psycho-traumatisme global?

  1. J'ai exprimé la peur que, si on envoyait Marie chez un psy dans le décours immédiat de toutes les rencontres d'adultes liées aux événements, elle ne fasse entrer celui-ci dans le livre des séquences traumatisantes post-abus ! C'est quasi impossible de l'éviter : quel que soit son art, le psy doit s'identifier, lui et ses intentions, ne fut-ce que par ces quelques mots simples mais ciblés ! Tôt ou tard, il doit amorcer le dialogue sur ce qui s'est passé ... J'ai peur que cela ne trouble Marie plus que cela ne la soulage ... Et sera-ce vraiment "rattrapable"?

    Si l'on veut persister quand-même dans cette orientation, alors, j'opterais pour quelques séances de thérapie de l'enfant en présence de sa maman (un peu en retrait ... pas strictement une thérapie mère-enfant) avec une invitation à s'exprimer générale, du type "Nous voulons savoir si tu es heureuse, si tu es contente ... ou si tu as parfois peur, ou si tu es parfois triste ..." Et sur cette base laisser venir ce qui vient, via médias comme le suggère Maurice Berger (quelques petits jouets ou marionnettes ...) Si l'enfant, alors, aborde un thème interpellant ou traumatique, on peut toujours saisir la balle au bond avec délicatesse, en en parlant, en le mettant en scène sans en remettre mais sans faire non plus semblant qu'on n'a pas entendu: "Ce méchant monsieur (qu'évoquerait par exemple l'enfant), que fait-il donc de méchant? Comment l'enfant réagit-il? Que disent les parents? Que pourrait-on faire pour le punir? Comment peut-on s'en protéger à l'avenir?"

  2. Ceci esquissé, le pari différent, tel que je l'exprimais dans le courriel avec la maman, garde également de la valeur à mes yeux :

    "S'il n'y a pas de signes de comportement préoccupant (je suis partagé à l'idée d'une consultation directe) ... que le psy l'aide plutôt à travers vous". Qu'est-ce que cela veut dire ?

    Je trouve important que les parents, eux, consultent un psychologue dès maintenant. Ils y font d'ailleurs spontanément référence car ils se sentent bouleversés. Reste à espérer qu'ils trouvent un collègue capable et désireux de réfléchir avec eux dans deux dimensions:
    • Faire face au traumatisme que vit chaque parent pour son propre compte : manifestement cette agression sur leur petite Marie tout innocente, et confrontée abruptement au Mal dans le monde, "remue beaucoup de choses en eux".

      Même si la métaphore qui me vient à l'esprit prête à sourire, je pense au mythe chrétien de Eve, innocente elle aussi, et qui se fait chasser du paradis terrestre par le serpent séducteur. Ici, la colère et la tristesse des parents de notre petite Eve sont bien grandes, parce que sans le vouloir, elle a perdu, elle aussi, quelque chose de son innocence native!
    • Aider les parents à bien accompagner Marie : qu'elle continue à cheminer dans la vie sociale commune, avec ses richesses humaines mais aussi son lot de saletés, plus lucide et pas terrifiée!

      Il leur revient donc de l'accompagner en observant discrètement comment elle évolue : réinstallée comme elle vient de l'être dans un contexte social safe et aimant, que donne-t-elle à voir? Joie de vivre qui se retrouve ou signes de souffrance qui se chronicise? Dit-elle parfois spontanément sur la vie, le corps, les adultes des opinions inhabituelles, interpellantes?

      De tout cela, les parents doivent pouvoir rendre compte au psy ... Et celui-ci s'engager pour eux et chercher avec eux comment faire face: Vous pouvez relire, plus haut, quelques suggestions que j'ai moi-même faites.
  1. Si les parents ont retrouvé suffisamment de sérénité, j'ai confiance dans cette dimension momentanément psychothérapeutique qu'ils donneront à leur petite fille, sous la supervision du psy.
  1. Je vous en propose une illustration que je viens de vivre avec une autre famille, dans un domaine analogue.

    Damien (presque quatre ans) refait pipi au lit depuis trois mois, après quelques mois d'acquisition de la propreté nocturne. Je reçois d'abord deux fois la maman seule. En résumé, j'y apprends que:
    • Le petit enfant a une histoire médicale organique lourde (hospitalisations, etc. …) et est très insécurisé quand il rencontre un médecin.

    • L'ensemble de son développement affectif n'en a néanmoins été que modérément affecté. L'investissement par les parents est excellent, tout comme la qualité de leur éducation.

    • L'hypothèse, la plus plausible pour rendre compte de cette énurésie secondaire chez Damien est celle d'une vérification anxieuse post-traumatique. Depuis à peu près la même époque, Damien ne veut plus mettre les pieds chez une nounou chez qui il séjournait parfois en journée. Les fois où elle vient le garder à domicile, il a d'abord été insécurisé par sa présence mais surtout il refuse bruyamment que son fils Félix (neuf ans) l'accompagne comme il le faisait parfois. Depuis toujours, Félix se montrait jaloux de Damien et il avait déjà fallu le rappeler à l'ordre parce qu'il chipait un jouet du petit. De là à imaginer une agression verbale à propos du zizi de Damien, voire un jeu sexuel qui aurait vite dérapé dans la menace et la brutalité: c'est plausible….mais ça date de quelques mois!

    • J'ai donc réfléchi avec la maman à de petites attitudes quotidiennes et commentaires vis-à-vis de Damien et de son corps de garçon, ainsi qu'à de petites histoires à lui raconter le soir ...

      Attitudes quotidiennes? Le complimenter à l'occasion sur son beau zizi ; lui demander ce qu'il sait des zizis et de leur devenir ; après quoi, en accueillant ce qui se dirait éventuellement d'irrationnel, l'assurer que son zizi allait devenir grand et fort comme celui de son papa ; qu'il était en bonne santé et faisait bien partie de son corps et de lui, et ceci de façon intangible.

      Histoires du soir? Progressivement, en surveillant la réceptivité de Damien et en s'y adaptant, mettre en scène un grand garçon qui s'amuse à faire peur aux petits en leur racontant des bêtises ... jusqu'à mettre en scène "Tu as un vilain zizi et je vais venir le prendre" Gronder, attaquer et mettre à distance ce grand garçon dans l'histoire, et veiller à ce que le petit puisse y contribuer. Le petit? celui de l'histoire et Damien, invité à des jeux de rôles ...

      Les parents s'y sont attelés et la propreté nocturne s'est réinstallée en une semaine. Le deuxième jour, Damien a raconté qu'un petit garçon à l'école lui avait dit "Ton zizi est vilain". Il n'a jamais mis Félix directement en cause, mais ...

REACTION DU DOCTEUR PASCALE BERTON:

Bonjour Monsieur,

Je suis pedopsychiatre en France, et nous avons eu l'occasion de nous rencontrer à quelques reprises. A la lecture de cette suite d'échanges,j'ai envie de vous faire part de mon expérience de praticienne libérale. Installée depuis 1991, j'ai eu a traiter plusieurs cas de très jeunes enfants (moins de 5 ans, et moins de 3 ans) qui tenaient des propos du même type que votre petite Marie. Certains cas touchaient des enfants pris dans des séparations conflictuelles, 1 fois la mère était incriminée, d'autres mettaient en cause des proches. Dans tous les cas, le juge a classé sans suite eu égard au jeune âge des enfants, au manque de preuves, et à une présomption de fausse allégation par le parent protecteur quand il y avait conflit parental. Les ressources des parents ne leur ont pas permis de continuer les procédure judiciaires. 1 seule mère a pu faire protéger sa fille après 10 ans de procédure, et beaucoup d'argent engagé. Au fil des années j'ai eu des nouvelles de 5 de ces enfants : les abuseurs signalés avaient tous été confondus après un ou plusieurs passages à l'acte sur d'autres enfants. Toutes ces cas et les grandes difficultés rencontrées pour accompagner ces enfants, le double discours permanent qui engage à signaler puis se retourne contre l'adulte et/ou l'enfant, m'ont beaucoup données à réfléchir. Aujourd'hui, en pratique, face à une situation du type de celle que vous décrivez, je n'envoie jamais dès la première consultation les parents porter plainte : le résultat est le plus souvent désastreux, sauf en cas bien sûr d'abus cliniquement objectivable. La première étape est la consultation en cellule maltraitance, vers laquelle renvoie de toute façon les services de police en cas de plainte. Je demande que l'enfant ne soit plus exposé à l'abuseur, ce qu'il est nécessaire de dire aux parents, dont certains peuvent avoir une attitude paradoxale, maintenant par exemple l'enfant chez une nourrice, un parent. Ensuite, je les adresse à un service d'aide aux victimes qui les informe et les accompagne dans la démarche éventuelle de plainte. Localement nous avons la chance de disposer d'un excellent service. Avec l'enfant, en tant que praticienne expérimentée, j'assure un suivi de l'enfant du type de celui que préconise le Pr BERGER, et toujours en présence d'un ou des parents. Il s'agit de consultations thérapeutiques psychanalytique, et de guidance parentale, qui nécessite beaucoup de temps et d'expérience. Je suis toujours frappée et émue par la remarquable capacité des enfants, même très jeunes, à s'approprier l'espace de la séance, d'y reconquérir leurs outils. Et l'enfant sais dire quand il en a terminé de cette étape du travail. Avec M. BERGER, je suis très attentive à cette position négationniste. L'agression sexuelle est un vol de vie, c'est cela que nous ne devons pas perdre de vue, c'est en cela que les séquelles en sont si lourdes, et c'est pour cela que nous devons refuser la banalisation de la parole de l'enfant, et toujours aller plus avant dans notre formation pour toujours aiguiser notre écoute. Je suis par ailleurs indignée par ce que j'entends se développer dans les discours et les pratiques de quelques confrères, contre "les victimes". Je pense qu'il est possible d'accompagner dans la dignité un sujet victime, tout en le soutenant dans sa dignité de sujet de son histoire, et l'aider à vivre debout. En France, des praticiens en vue portent régulièrement ce type d'attaques. Je crains de voir là un nouvelle forme de l'abandon de la théorie de la séduction, mais mon élaboration est balbutiante. Voilà ces quelques éléments de réflexion.

Recevez l'expression de ma considération.

REACTION DU DR CATHERINE BONNET:

Je souhaite saluer mes collègues qui ont le courage de tout mettre en oeuvre pour protéger des jeunes enfants de cinq ans et moins, que ce soit à l'aide d'un signalement administratif ou au procureur, ou en les envoyant porter plainte à une brigade des mineurs.

J'ai moi-même suivi une trentaine d'enfants de cinq ans et moins. J'ai essayé de les protéger soit en demandant aux parents d'accompagner l'enfant à la brigade des mineurs ou à la gendarmerie lorsqu'ils le souhaitaient en particulier lorsque je connaissais personnellement le personnel de la BM ou de la gendarmerie, soit je faisais un signalement au procureur. Il faut aussi tenir compte des situations régionales, des liens qui se sont tissés entre des psychiatres et des autorités judiciaires, ce qui favorise une confiance pour travailler ensemble.

Quoiqu'il en soit, je n'ai jamais observé deux situations similaires.

Les enfants petits ont beaucoup de difficultés à comprendre le parcours judiciaire et les raisons pour lesquelles il leur faut redire à une gendarmerie ou une brigade des mineurs, ce qu'ils ont dit à un médecin ou un autre professionnel. Il est difficile de donner un âge limite pour préférer l'une ou l'autre stratégie de protection. Les enfants sont parfois étonnants. On assiste à des progressions du développement sous l'effet de mécanisme de défense contre l'irruption traumatique, l'enfant d'un seul coup parle mieux, s'exprime mieux, etc.

De nombreux enfants que j'ai suivis dans le cadre d'un inceste ont vu leur situation s'aggraver après que mes signalements ou mes certificats pour les protéger ont été l'objet de représailles juridiques comme je l'ai décrit dans L'enfance muselée que vous avez préfacé.

J'ai aussi reçu quelques enfants pour lesquelles il y a eu des présomptions d'agressions sexuelles par le mari de la nourrice. Dans ces situations, tous les parents ont compris que la première action était de ne plus envoyer leur enfant chez la nourrice sans porter des accusations puisqu'il s'agissait de présomptions. Ils ont tous été portés plainte pour protéger les autres enfants. Pour quelques uns j'ai été auditonnée par un juge d'instruction qui a prononcé un non lieu. Il était convaincu du bien fondé des plaintes mais les témoignages des enfants étaient très limités, variables, etc. Leurs auditions étaient loin de ce qu'ils avaient exprimé dans mon bureau. Ils avaient été très intimidés. Ceci a été très douloureux pour les parents mais les enfants avaient été protégés, ils avaient repris leur joie de vivre avant la fin de l'instruction.

J'ai suivi en soins la plupart de ces enfants jusqu'à ce que leur symptomes disparaissent et qu'ils "redeviennent comme avant" selon les parents. Le plus éprouvant a été de voir la reprise des souffrances et des symptômes pour ceux qui ont été "muselés" après avoir été envoyés à nouveau chez leur agresseur présumé.

J'ai toujours évalué les enfants seuls, en dehors de leurs parents, quand ils étaient prêts à venir me voir seuls, et leur ai toujours demandé s'ils préféraient avoir un moment seuls avec moi ou en présence de leurs parents. La plupart souhaitaient un moment seuls. J'ai été frappée par la grande pudeur des enfants même dès l'age de deux ans, le sentiment de culpabilité, la crainte de se faire punir, de ne plus être aimés par leurs parents, etc. C'est essentiellement au travers de jeux que se déroulaient la thérapie, parfois par le dessin pour ceux qui le souhaitaient. L'enfant a besoin de son temps et les parents ont besoin de guidance avec leur temps à eux aussi et des moments ensemble avec l'enfant, comme en pédopsychiatrie habituelle.

Dans un certain nombre de cas j'ai revu les parents plusieurs fois après que leurs enfants aient repris une vie "normale" Tous les parents dont l'enfant est suspecté d'être victime d'agressions sexuelles, traversent une période de crise qui parfois vient révéler d'autres problèmes. S'ils le souhaitent, il est vraiment utile qu'ils se fassent aider pour eux-mêmes au delà de la simple guidance, par un autre psy.

Je suis de l'avis de Maurice Berger, il ne faut pas penser que l'enfant ne souffre pas. Les adultes ont longtemps cru que le bébé ne percevait pas la douleur physique, la douleur psychique existe chez l'enfant même moins d'un an. Les enfants qui ont des cauchemars, peur des flashbacks, sont pâles, ont les yeux cernés, mangent moins bien ou sont boulimiques, etc.

Lorsque les enfants ne sont plus du tout en contact avec leur agresseur présumé, ils ont vraiment besoin d'un suivi psychologique pour mettre leurs mots à eux sur des émotions vécues, des peurs, de la colère, du sentiment de culpabilité, etc.

Plus les enfants sont petits et plus vite ils se remettent.

J'ai travaillé à une période où nous étions très peu à recevoir des enfants petits. On assurait l'accompagnement, la thérapie après la détection et le signalement. Il y a des avis divergents sur ces questions. Quand les enfants ont moins de six ans et qu'ils se sont confiés à un psy, il est très risqué de les envoyer ailleurs faire une thérapie après le dépôt de plainte ou le signalement. Ils risquent de se sentir rejetés et de ne plus vouloir parler.

Le suivi des enfants de moins de six ans est court, quelques mois, et à la demande ensuite uniquement si l'enfant n'est plus en contact avec le présumé agresseur(e).

J'ai connu des familles qui ont décidé de déménager lorsqu'ils croisaient au supermarché, à la poste, etc le présumé agresseur(e). Les enfants se sont remis très vite après ce changement. Il m'avait semblé préférable que les choses soient dites, les enfants ont besoin de savoir les prises de position de leurs parents quand il s'agit de les protéger.

Je vous mets en attaché quelques pages de L'enfant cassé pour cette maman qui vous a écrit et qui a su si bien détecter la souffrance de son enfant et demander de l'aide pour la protéger. Elle est vraiment formidable.

Je salue les collègues qui continuent à détecter la maltraitance et offrir un suivi psychologique car en France, il faut bien du courage! Des collègues continuent à se faire poursuivre et sanctionner quand ils font leur travail le plus honnêtement possible. Des parlementaires ont tenté de renforcer la protection des médecins qui signalent en déposant des amendements lors des débats sur la loi relative à la lutte contre l'inceste le 28 avril et le 30 juin 2009 mais le gouvernement s'y est opposé: http://www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/inceste_mineur.asp.

Il y a encore beaucoup trop d'adultes qui n'arrivent pas à admettre que même des enfants de moins de cinq ans sont l'objet d'agressions sexuelles. Il faut sensibiliser et former plus de professionnels de la médecine et de la magistrature pour apprendre à détecter l'inceste et les autres agressions sexuelles, et cela dès les études, etc.

Il nous faudrait une loi plus clare, plus protectrice pour les enfants comme elle existe aux USA, au Canada ... depuis plus de trente ans.

Il ne faut jamais désespérer!

Commentaires de J.-Y. Hayez:

Je salue respectueusement le témoignage de Catherine Bonnet, qui a payé cher son engagement au service des enfants maltraités.

Je suis d'accord avec beaucoup d'attitudes qu'elle préconise dans son texte, et qui visent la protection et le soin. Je continue néanmoins à mettre en doute qu'il faille quasi ipso facto passer par ceux des signalements qui n'apporteront rien à l'enfant, sinon des sur-interrogations et un doute profond sur sa parole si fragile ; on peut le protéger sans le mettre au centre du cyclone des adultes ... on peut même avoir une certaine efficacité sur la non-récidive avec les moyens pragmatiques que j'ai proposés dans mon texte princeps ( la lettre recommandée avec copie aux autorités ...) c'est une illusion de croire que l'attitude plus officielle (judiciarisation, suivie d'un non-lieu ...) a un effet plus grand sur la non-récidive!

 

 

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