NB Je vous invite aussi à lire l’article Crise d'adolescence "normale", sur le même menu
NB A la fin de cet article inédit, vous trouverez un interview du VIf (2011) sur l'adolescence prolongée ( les tanguy...) que je n'avais d'abord pas envisagés dans ma recension
Introduction
Décrire qui sont les adolescents des sociétés industrialisées aujourd’hui, c’est une mission quasi-impossible !
Leur population est très hétérogène dans l’espace, dans les cultures, dans la durée : guère de consensus entre nous pour décider quand on entre et quand on sort de l’adolescence !
Alors, les sociétés procèdent à des simplifications ravageuses : elles réduisent le monde des adolescents aux plus spectaculaires, aux plus perturbés, aux plus destructeurs (1). Et elles oublient sans scrupules la grande majorité des autres, au demeurant très diversifiée.
Je me propose donc de ratisser plus large dans ma description, mais je le ferai humblement, en m’appuyant principalement sur mon expérience professionnelle, mon expérience de vie et mes lectures. Je ne suis néanmoins pas sociologue et, en outre, il existe quelques domaines de vie dont je ne parlerai pas, parce que je n’en n’ai pas assez d’expérience : adolescents dans le contexte de l’immigration, ou de la grande pauvreté, adolescents handicapés …
Dans mon cadre ainsi limité, je vais décrire cinq pôles de fonctionnement : il est très probable qu’aucun adolescent n’incarne à lui seul toutes les caractéristiques d’un seul pôle ! C’est plus souvent incomplet, en partie atypique, ou alors, son fonctionnement d’aujourd’hui se situe entre les pôles, quelque part dans l’aire où on peut placer ceux-ci. Et puis, au fil du temps, le fonctionnement de chacun peut se mobiliser sur l’aire.
Le pôle majoritaire : Normalité contemporaine des ados qui s’auto-référencent
Le premier pôle concerne probablement 50 à 60 % des adolescents vivant en Belgique. Il mélange des dimensions de l’adolescence apparemment immuables et d’autres résolument contemporaines.
Dimensions qui ont l’air immuables
□ – A la sortie de l’enfance, accroissement significatif de l’introspection : « Qui suis-je vraiment ? Qu’est-ce qui me constitue ? Quelle est ma valeur ? ( Et questions analogues à propos des autres, du monde, du sens de la vie … ) »
□ – Fluctuations hormono-neuro-physiopsychologiques : alternances irrégulières de moments d’humeur exaltée ou dépressive ; moments d’excitation, d’énervement, de besoin d’action rapide ou manque d’énergie, passivité, fatigue, etc ; fluctuations irrationnelles de l’estime de soi …
□ – Investissements affectifs et recherche d’Idéaux en dehors de la famille : amitiés, amour, idoles …
□ – Appropriation et gestion progressive de la sexualité génitale : pratiques, orientation sexuelle. Confirmation de l’identité sexuée que l’on se donne.
Dimensions contemporaines : Au centre de leur fonctionnement, l’auto-référencement
En préalable, remarquons que ces dimensions ne sont pas « surgies de nulle part » et donc nos ados ne sont pas des aliens ! Ce sont les enfants de nos nouvelles aspirations, rites, centres d’intérêt et valeurs, tant dans nos familles que dan nos sociétés ou nos cultures !Ils en sont même d’excellents révélateurs, tant nous savons qu’ils peuvent se conduire sans nuances, sans compromis, de façon « extrême » ouverte et impulsive.
S’auto-référencer, voici bien une disposition d’esprit radicalement nouvelle ! « Je pense ce que je veux ; c’est mon droit fondamental ; je définis comme je l’entends ce qui m’intéresse, ce qui est important pour moi, ce que je crois ; j’ai aussi le droit de diriger ma vie comme je l’entends »
Celui qui parle ainsi n’imagine donc plus de penser et de se construire en obéissant à un ordre établi : ordre et valeurs de la famille, de la religion, de l’Ecole avec un grand E, etc …
C’est beaucoup plus radical que les banales plaintes de l’ado parce qu’on ne l’écoute pas et qu’on ne le comprend pas et aussi que ses revendications de liberté face à des Instances auxquelles il reconnaîtrait alors quand même un Pouvoir, mais abusif et malveillant.
Celui qui s’auto-référence ne reconnaît pas ce supplément de Pouvoir des adultes. Il se sent leur égal.
Néanmoins, l’adolescent qui s’auto-référence ET reste en bonne santé mentale :
□ – s’autorégule tout seul et tient compte des Lois naturelles fondatrices de l’humanité. Autrement dit, il ne détruit pas significativement le monde et les autres pour sa propre jouissance.
□ – inclut la possibilité d’une vie sociale. Parce que d’abord et avant tout, il reconnaît un égal droit à être aux autres, sauf au groupe de ses ennemis et qu’il leur concède donc librement un certain territoire de vie.
En plus, ce même ado est un fervent adepte de la négociation, notamment face à sa famille, où c’est essentiellement sur cette base qu’il va rendre quelques services et poser quelques gestes attendus par les parents.
Enfin, il lui arrive d’être prudent et d’éviter la revendication de ce qu’il croit pourtant être son droit, lorsqu’il ressent le rapport de force trop inéluctablement inégal en sa faveur ; il ne se sent pas tout-puissant !
Auto-référencement et individualisme
Pas de confusion à ce propos : Certes, l’ado qui s’auto-référence met son Moi individuel au centre de son projet d’existence. Mais ce Moi n’est pas ipso facto solitaire ni égoïste !
Je viens d’expliquer que l’ado ici concerné est partie prenante d’une sociabilité raisonnable et générale. Mais il va très souvent vers davantage de rencontre de l’autre :
□ – En partant de ses choix personnels, il accepte de se donner des modèles, qui deviennent alors partiellement contraignants. A commencer, bien sûr, par le groupe de copains et par tel ou tel mouvement d’ados et de culture « jeune » auxquels il se réfère.
□ – L’ado reste très demandeur de camaraderie ( en petit groupe ) et d’amitié. Progressivement aussi, il ressent et exprime l’amour : je l’i déjà signalé au rang des caractéristiques immuables de l’adolescence mais je désire redire ici la présence de toute cette vie affective.
□ – Corollairement, l’ado a donc toujours envie de reconnaissance par l’autre et en premier lieu par les autres de son groupe d’âge qu’il a « élus » Le paraître et l’image jouent alors un plus grand rôle qu’auparavant. Cette recherche de reconnaissance connote régulièrement la rivalité, le défi des uns aux autres, le désir de briller, d’être le plus fort, de s’imposer au groupe d’une manière ou d’une autre ( force, beauté, créativité … )
□ – Au cours de ces rencontres de l’autre et notamment de la rencontre amoureuse, l’ado fait des expériences sexuelles plus librement et avec moins de culpabilité qu’avant, sans pour entrer dans cette imagerie d’adulte qui voudrait la réduire à un obsédé de la pornographie et de la coucherie. Il existe bien un sous-groupe particulièrement et précocement sexuellement actif, mais pour la moyenne des autres, cela reste autour de seize ans qu’a lieu la première relation sexuelle : la démarche vers la fusion des corps dans l’acte physique d’amour reste quelque peu angoissante pour le grand nombre.
Auto-référence et information
Les adolescents de cette catégorie collectent beaucoup d’informations variées un peu partout, et notamment face à leurs écrans et à Internet. Ils sont au fait des réalités du monde avec une préférence pour la musique, le sport, l’info people et la technologie elle-même. Ils sont fort débrouillards pour gérer leur vie quotidienne (2).
Ils manquent néanmoins régulièrement d’esprit critique par rapport à la qualité des infos reçues et acceptent peu de se soumettre, sans plus, à ce que l’on appelle le savoir du maître[3].
Auto-référence et insécurité
Un corollaire de la réticence de ces adolescents à admettre des cadres et repères externes, c’est qu’ils se trouvent et se sentent davantage seuls pour organiser leur vie, la prévoir, pour se donner des réponses à leurs questions existentielles, pour se protéger, etc … Seuls ou dans leur groupe de potes. Et ceci, dans un monde qu’on s’ingénie à leur présenter comme violent, marqué par les rapports de force, et à l’avenir économique et écologique incertain. De quoi se sentir bien insécurisés !
Mais ils ne se laissent pas abattre pour autant. Ils ont tendance à dénier leurs incertitudes et à s’étourdir dans moultes consommations et actions qui leur donnent un sentiment de force. D’où la multiplication des conduites à risque, en ce inclus les activités dites extrêmes. C’est peut-être aussi un facteur d’explication important d’une certaine dureté, d’un qui-vive agressif, de provocations mutuelles dont le nombre a augmenté, notamment dans ce champ d’expérimentation qu’est le milieu scolaire. Ils pourraient chercher de la sorte à se rassurer sur leur force personnelle face à l’avenir !
Auto-référence et diversification des comportements et des aspirations
On pourrait s’attendre à ce que cette diversité soit énorme. Il n’en est pas vraiment ainsi. Si les jeunes de cette catégorie savent comment occuper leur temps, au moins raisonnablement bien, on les retrouve souvent dans quelques grandes catégories d’investissements :
□ – Ils sont plutôt matérialistes, intéressés, davantage à la recherche de petits et grands plaisirs de la vie que philosophes et ascètes.
□ – Ce sont de grands consommateurs, pas facilement satisfaits, toujours à la recherche de l’objet le plus perfectionné.
□ – La technologie multimédia et les images occupent beaucoup de place dans leurs centres d’intérêt.
□ – Ils sont plutôt speedés, aiment les sensations et les actions fortes et aux résultats rapides.
Le pôle des ados conformistes à la tradition
20 à 30 % des ados restent satellisés autour de ce pôle (4). Ceux-ci se construisent une bonne partie du temps en référence aux repères et valeurs de l’ordre établi, notamment de leur famille. Ils le font par adhésion interne ( conformation, conformité au sens étymologique du terme ) ou parce qu’ils considèrent normal d’obéir. Une certaine prise de distance s’installe vers la fin de l’adolescence pour nombre d’entre eux, avec des remaniements partiels de leur identité ( par exemple au niveau des croyances religieuses, de la constitution du couple amoureux … ) Mais même alors, un respect important demeure souvent présent envers ceux qui ont été jusqu’alors « gardiens de l’ordre »
Il faut néanmoins remarquer que ces adolescents branchés sur les figures d’autorité morale du dessus se répartissent sur une échelle, des plus identifiés au plus torturés :
L’extrémité paisible de l’échelle
Ici les ados sont tranquilles, de bonne composition, pleins de bonne volonté, intégrés dans les projets préparés pour eux.
Pour les en remercier, les adultes disent d’eux qu’ils sont « responsables » En fait, ils sont plutôt « répondants », aux attentes que l’on a sur eux. Il n’existe que petits affrontements occasionnels avec l’ordre, quand celui-ci devient trop injuste ou trop étouffant.
Il peut aussi se constituer l’une ou l’autre zone secrète, mineure où l’ado pratique un bout de double vie, non sans angoisse ni culpabilité ( telle pratique sexuelle ; tel acte de vandalisme … ) Si on l’attrape, il promet de ne plus recommencer et s’y efforce vraiment.
L’extrémité « torturée » de l’échelle
Ici, les ados sont ambivalents. Une dimension d’eux considère comme inéluctable l’adhésion à l’ordre établi. Et une autre enrage qu’il en soit ainsi, cherche son indépendance tout en ayant peur de la conquérir ou s’en ressentant coupable : Il y a conflit intérieur. Qu’en résulte-t-il ?
□ – Des affrontements perpétuels avec les parents, plus souvent avec l’un d’eux. Pour un oui, pour un non. Pour le principe. L’ado, ici, n’est guère capable de négocier et n’ jamais d’accord avec quelqu’un qu’il ressent – à tort – comme un tout-puissant persécuteur.
□ – Du sabotage scolaire, puisque c’est là une zone très investie par les parents.
□ – Des symptômes encore plus graves et plus durables, qui expriment le désir d’indépendance et le sabotage à la fois : beaucoup d’anorexies mentales et une partie des consommations excessives de drogues répondent à ce scénario intérieur.
Pôle préoccupant par déficit
Les ados ici concernés arrivent souvent à la préadolescence avec une certaine fragilité psychique ( manque de sécurité affective, manque de confiance en soi, accumulation d’expériences traumatiques ) … Et au moment où l’intelligence introspective se développe significativement, leurs idées négatives deviennent excessives :
□ – Impression durable de ne rien valoir, de ne pouvoir prendre place dans l’avenir.
□ – Peur d’être agressé, d’être rejeté, de ne plus être protégé comme un enfant ; peur de grandir.
□ – Sentiment que la vie est absurde, que l’aventure humaine est « no future »
□ – Etc.
Certains manifestent alors bruyamment leur désespoir :
- Phases dépressives avérées, de durée parfois longue ( un an, deux ans ) avec la plupart des topiques que l’on retrouve chez les adultes. Dépressions tout de suite « existentielles » ( Je ne veux pas vivre dans ce monde de m…), ou faisant suite à un ou des échecs, à l’une ou l’autre rupture sentimentale.
2.Phobies scolaires, surtout en début d’études secondaires, mélangeant fortes angoisses et vécu dépressif. A l’heure actuelle où l’on ne parvient plus à contraindre les jeunes, par exemple à se déplacer vers l’école, elles aussi peuvent durer des mois, un an, deux ans …
3.L’anorexie, certaines consommations d’alcool ou de drogue, des auto-mutilations peuvent aussi avoir ces connotations de désespoir, avec tentative de s’étourdir face à lui.
D’autres ados expriment leurs craintes quant à leur valeur et quant à l’avenir de façon apparemment plus soft, plus lisse, mais en fait tout aussi préoccupante
.
Ils ne s’insèrent plus nulle part avec pétillance et créativité. Ils traînent leur vie sans projet. A l’école, ils ne sont présents que de corps et n’ont pas vraiment l’énergie pour étudier ( d’ailleurs, ils sont largués ) Pas d’amis, et pas de projets « forts » entre jeunes. Assez souvent, pour peu que les parents démissionnent, surconsommation de l’ordinateur, et quelques illusions de réussite et de puissance à travers les jeux vidéos, le téléchargement de musique, un peu de communication.
Pôle préoccupant par excès
J’y distingue deux catégories :
□ – Les premiers, tout bruyants qu’ils soient sont cependant et durant longtemps bien plus dépendants de leur milieu familial qu’il n’y en a l’air. Je les appelle « tyrans domestiques », dignes successeurs des « enfants-rois »
□ – Les seconds s’auto-référencent, comme le fait la catégorie que j’ai évoquée pour commencer. Mais en plus, ils se donnent le droit d’exercer leur agressivité sans quartier, soit usuellement, soit dans certaines circonstances isolées mais dramatiques.
Chacune de ces catégories ne concerne pas davantage que 3 à 5 % des ados, mais ce sont eux qui attirent le plus l’attention des adultes.
Les tyrans domestiques (5)
Avant d’être adolescents, ils ont d’abord été enfants-rois. Ils n’ont jamais rencontré sur leur chemin une autorité forte et efficace qui les aidait à se socialiser en intégrant un cadre de vie. Pas de cadre donc ! Ils restent anarchiques, vivent au quotidien le paradoxe que voici :
□ – Rester dépendants d’un sein parfait, qui leur donne tout ce qu’ils demandent à la seconde où ils le demandent, sans travail de leur part.
□ – Se voir reconnu le droit à une liberté totale, principalement opérant dans le chef dans le plaisir et la consommation.
Les affrontements sont donc perpétuels avec des parents soumis au début, mendiant encore l’affection de ces adolescents, mais qui finissent quand même parfois par les rejeter, épuisés, anxieux et désespérés.
Au menu : désinsertion et absentéisme scolaire, nombreux moments de vie en rue avec petites rapines et transgressions (ils n’ont pas la vraie audace de ceux dont je parlerai tout de suite) ; consommations diverses, ennuis sociaux, passivité, vie d’assistés aux promesses non fiables.
Les autonomes violents
Je les appelle « autonomes » parce qu’ils ne sont plus dépendants – dans leur tête – ni de leurs parents, ni d’autres adultes. Ils partagent donc les caractéristiques d’auto-référencement qui ont déjà été décrites.
Mais en plus, ils ont développé leurs pulsions, leur organisation et leurs actes agressifs de façon que le Tiers social considère comme excessive.
J’en distingue trois sous-groupes, pas exclusifs l’un de l’autre :
1. Le sous-groupe « jeunes réagissant à l’exclusion sociale » Il est parfaitement illustré par le comportement d’une partie des jeunes des banlieues françaises pauvres (6) : Haine pour ceux qui excluent et sont souvent bien nantis ; destructivité quotidienne assez diffuse (vandalisme …) ; affrontement entre soi pour le pouvoir (guerre des gangs …)
2.Le sous-groupe qui investit intelligemment son agressivité dans une organisation délinquante prédatrice (vols, délits avec ou sans agressions physiques s’il le faut) (7)
3.Le sous-groupe qui se donne le droit d’éliminer physiquement l’autre pour exister (8). Cet acte à visée éliminatoire n’a lieu qu’une fois (l’une ou l’autre fois) sur une vie : camarade poignardé « pour une affaire de fille », prof. poignardé parce que vécu comme injuste ; tueries dans les écoles …
NOTES
1. On peut se demander pourquoi ? Voyeurisme, besoin de sensations excitantes … besoin de boucs-émissaires, habilement montés en épingle par certains politiciens … vraie sécurité devant la violence du monde, et focalisation sur ceux qui constituent l’avenir de celui-ci … culpabilité inconsciente face à cette même violence, issue de notre génération, et vérification de ce qu’elle induit chez les ados, etc …
2. Même s’il leur arrive encore régulièrement de s’appuyer paresseusement sur leurs parents pour les « servir »
3. A l’école, en dehors des sciences les plus exactes, ce que dit le prof. n’est plus ipso facto vérité d’Evangile. C’est plutôt reçu comme opinion à vérifier un jour si on a le temps.
4. A remarquer que ces ados peuvent présenter une partie des caractéristiques de la catégorie précédente (caractéristiques que j’avais citées comme immuables ; désir d’amitié et de reconnaissance ; consumérisme, etc …
5. Je les décris en détails dans mon livre La destructivité chez l'enfant et l'adolescent, Dunod, 2e édition, 2007, page 151 et suivantes sous l’intitulé les personnalités actuellement immatures
6. Je les décris en détails dans mon livre la destructivité chez l'enfant et l'adolescent , Dunod, 2e édition, 2007, pages 197 et suivantes sur l’intitulé les personnalités actuellement caractérisées par un vécu d’exclusion
7. Je les décris en détails dans mon livre la destructivité chez l'enfant et l'adolescent , Dunod, 2e édition, 2007, pages 213 et suivantes sous l’intitulé les personnalités actuellement délinquantes essentielles.[8] On peut parler ici d’un moment psychopathique dans la vie de ces jeunes.
II. En novembre 2011, l'hedomadaire le Vif m'a demandé un interview sur la question de l'adolescence prolongée (les Tanguy) : Adulescents : Tanguy et tyrans -
Majeurs mais dépendants, ils empoisonnent encore, à 25 ans et davantage, le quotidien de leurs parents... Qu'on les nomme célibataires parasites, adulescents ou hikikomori, ils savent aussi, à l'occasion, se montrer méchants !
Bubble gum rose à la bouche, elle prend un air de fausse ingénue pour proposer, sur l'affiche de la dernière campagne pour la Ford Fiesta, l'odieux marché suivant : "Si je range ma chambre, tu m'achètes une voiture ?"... Humour, bien sûr : tout passant s'identifiant au parent floué se dit certainement que la donzelle, qui dépasse allègrement les 20 printemps, peut toujours y compter. Pourtant, il n'est pas certain que ses petits copains décodent la pub de la même façon. Voyez : le nombre de jeunes adultes continuant à vivre chez leurs parents au-delà d'un âge "raisonnable" ne cesse d'augmenter. Et parmi ces drôles de mutants (adultes en droit, enfants en fait), beaucoup considèrent comme tout à fait légitime de peser, parfois lourdement, sur le budget de papa-maman.
On ne parle pas des jeunes que la gêne économique ou la difficulté à trouver un logement ou un premier emploi contraignent à rester chez leurs géniteurs. "La cohabitation de plusieurs forces adultes sous un même toit est forcément délicate... Les relations souvent conflictuelles avec leur entourage font que ces jeunes-là ne demanderaient pas mieux que de quitter le nid", assure le psychiatre Jean-Yves Hayez (UCL). Mais il en est d'autres qui choisissent délibérément de jouer les prolongations, par paresse ou par envie de profiter d'une vie confortable. Public réputé hyper-consommateur (en dépenses d'agrément : mode, gadgets, sorties...), ces grands enfants oppressants sont appelés tantôt adulescents (contraction d'adulte et adolescent - kidults, en anglais), tantôt célibataires parasites, ou encore "Tanguy", en référence au film éponyme : certains travaillent, touchent parfois un excellent salaire, mais peu contribuent aux frais du domicile familial... Dans une version nipponne extrême et vraisemblablement maladive, ils sont nommés hikikomori, zombies désoeuvrés cloîtrés dans leurs chambrettes durant des mois, voire des années, passant tous leurs loisirs à dormir, à jouer à l'ordi ou à surfer sur le Net. En 2010, il y avait 230 000 hikikomori au Japon, dont près de la moitié de plus de 30 ans... La faute, pense-t-on, à la trop grande permissivité du milieu familial, autant qu'à la répugnance des concernés à chercher activement un emploi...
Et chez nous ? "Dans une société beaucoup plus individualiste que jadis, c'est devenu la norme, pour le jeune, de multiplier les expériences, de jouir de l'existence, de papillonner avant de s'installer dans une relation stable. Dans cette configuration, il est évidemment beaucoup plus "intéressant" de conserver la famille d'origine comme base, surtout si les parents ne sont pas très contrariants", estime Hayez. Entendez, si "les vieux" n'imposent aucune restriction de mouvement ou s'ils réclament très peu de services en retour...
Pour le psychiatre, les Tanguy se recrutent davantage dans des milieux aisés. "Là où on leur a donné, dès l'enfance, bien plus que nécessaire. Ces jeunes ont pris l'habitude de recevoir. Chez eux, les dons d'argent, souvent en échange d'une promesse de bien se comporter, existent depuis longtemps. Ça ne les dérange donc pas d'être gâtés, de continuer à tirer profit au-delà de toute morale." Bourgeois, les Tanguy ont les moyens de voyager ; ils se montrent en général débrouillards, tant à l'étranger que dans leurs sphères professionnelle ou sexuelle. Ce ne sont pas des manchots, mais ils reviennent toujours au bercail. "Parce qu'ils manquent d'assurance, ils n'osent jamais prendre le risque de l'indépendance. Ils ont en permanence besoin du filet protecteur des parents, sur lesquels ils comptent pour payer une dette, les tirer d'un faux pas ou faire jouer une protection."
Dictateur à demeure
Sympa, le Tanguy ? Pas tant. D'autant que, nourries aux droits de l'enfant, les nouvelles générations n'éprouvent visiblement aucune gêne à réclamer toujours plus. Avant, soit on respectait ses procréateurs, soit on ne pouvait plus les sentir et, dans ce cas, on claquait la porte. Mais il ne serait venu à l'esprit d'aucun mouflet de s'incruster, tout en rendant la vie commune infernale. "Il y a des parents qui ont du mal à lâcher leurs enfants. Et des enfants qui ne veulent pas s'en aller... Le fait que, de nos jours, les uns et les autres restent ensemble plus longtemps complique la "sortie finale"", constate Tanguy de Foy, psychologue au département adolescents et jeunes adultes du centre Chapelle aux champs (UCL). Quand l'autonomie est difficile à prendre, il arrive qu'émergent parfois des situations de violence...
"A 24 ans, il mesure 1,90 mètre. Il fume beaucoup. Si je ne lui achète pas chaque jour du coka [sic], il ne fait plus rien et la vaisselle s'entasse. Je suis partie quinze jours, cet été, et il en a profité pour s'installer dans la salle à manger (sa chambre est un dépotoir) : impossible de l'en déloger..." En France, le "Forum parents" du site "Jeunes Violences Ecoute" déborde d'appels au secours laissés par des pères et mères que la prise de pouvoir de leurs tyrans domestiques désempare. Et les garçons semblent loin d'avoir le monopole de la brutalité : "A la maison, ma fille commet des vols en tout genre, témoigne une mère anonyme. Elle fouille dans mes affaires personnelles puis les détruit. Elle m'empêche de voir mes propres parents. Elle m'a griffée au cou, et j'ai des hématomes aux bras. J'aimerais bien qu'elle dégage..."
Pour contrer l'escalade (en 2009, 1 351 "enfants" ont été condamnés pour violence sur ascendant, dans l'Hexagone), nos voisins ont mis en place des lignes téléphoniques à l'adresse des familles. Premier conseil : quand l'agressivité de l'ado devient ingérable, prévenez la police - même si c'est difficile, même si c'est vécu comme un véritable déchirement...
Exaspérés par des rejetons dont ils s'estiment devenus les victimes autant que les otages, des couples se sont même regroupés en une "Association de soutien et d'information aux parents confrontés à l'article 203 du Code civil [qui les oblige à entretenir conjointement leurs enfants]". L'Asipa 203 entend ainsi les défendre contre leur "disqualification, parfois avec la complicité de la justice". "Des jeunes utilisent cette loi pour véritablement racketter leurs parents, expliquait récemment Sylvie Truong-Fallai, présidente d'Asipa 203, à l'hebdomadaire Marianne. Il leur suffit de s'inscrire en fac pour obtenir une pension alimentaire ad vitam aeternam ! Aux parents de se débrouiller pour savoir si (et quand) leurs chers petits ont conquis leur autonomie. Or, le plus souvent, ces derniers ne donnent plus signe de vie. Et les universités refusent d'informer les parents, dès lors qu'il s'agit d'étudiants majeurs..."
La patience a des limites
La situation semble moins calamiteuse pour les parents belges. Alors qu'en France la plupart des juges aux affaires familiales n'assortissent l'octroi d'une pension alimentaire à un jeune d'aucune contrainte pour ce dernier - se contentant de préciser que la contribution sera due par les parents aussi longtemps que l'ingrat ne sera pas autonome... -, "les juges de paix, en Belgique, font quand même preuve de beaucoup de bon sens", estime Amaury de Terwangne, avocat au barreau de Bruxelles et spécialiste du droit de la jeunesse. Le devoir d'entretien des parents, qui persiste jusqu'à ce que le jeune soit capable de s'assumer, "n'est donc pas un droit à l'oisiveté". En compensation, le jeune doit s'engager, montrer qu'il continue à s'émanciper, notamment par sa formation. Le godelureau enchaîne les cursus de manière chaotique ? Il redouble trois, quatre sessions de suite ? Il disparaît dans la nature ? Le juge est là, qui tranche "au cas par cas", selon la longueur et la difficulté des études, l'engagement du jeune et la capacité de ses proches à le soutenir dans ses choix. "La demoiselle exige-t-elle un kot et une voiture ? Peut-être que la chambre de bonne et l'abonnement de train, ce sera déjà bien..."
La jurisprudence considère que l'obligation alimentaire peut d'ailleurs cesser, "dès lors qu'on a affaire à un " prince étudiant "", ajoute Quentin Fischer, avocat spécialisé en droit de la famille et assistant à l'ULB. Mais que les parents soient séparés, et cette sanction pénalise celui des deux qui se retrouve à assumer le quotidien, vaille que vaille, avec un gaillard indolent... pour lequel aucune pension n'est plus due par l'ex-conjoint.
Une mère culpabilisée
"Il s'installe dans le canapé, vide le frigo et renonce à tout projet, témoigne cette mère célibataire. J'ai tenté de le secouer : une petite formation ? Un séjour à l'étranger ? Un peu de sport ? C'était non pour tout..." Dans les familles monoparentales, la dérive d'un fils est particulièrement lourde à gérer. Il arrive que des mères soient complètement dépassées ou physiquement terrorisées par leurs garçons. "Je me rappelle un cas pathologique : la maman avait fini par s'installer dans un cagibi de 6 mètres carrés, alors que le petit chéri de 20 ans occupait tout le reste de l'appartement... On a cheminé, cheminé, dans une médiation, raconte de Terwangne, afin d'évincer le jeune homme du domicile maternel. Puis il a fait un chantage au suicide. Et quand sa mère a enfin consenti à aller devant le juge, elle a préféré renoncer in extremis, prétextant qu'elle avait déjà été "trop absente" dans la vie de son gamin..."
Le recours à la justice n'est souvent qu'un symptôme de terribles frustrations accumulées. "Un Tanguy, assure Hayez, ça ne vous tombe pas du ciel comme ça !" Aux parents qui redoutent cette calamité, il assure que la prévention n'est pas si compliquée : "Si vous éduquez votre enfant à l'effort et au respect de l'autre ; si vous le poussez à acquérir des biens ou sa liberté à partir de son propre labeur - et non parce qu'il tend systématiquement la main ; si tous se réjouissent quand il prend des risques pour devenir autonome ; si personne n'accourt au moindre de ses problèmes... alors, vous n'en ferez pas un Tanguy." La recette paraît simple : fermeté et valorisation. Il faut avoir ce courage quotidien de ne pas tout lui donner, pour avoir un jour le bonheur de voir l'oiseau s'envoler !
VALÉRIE CO