Ados, angoisses et covid; études de cas d'un ado stressé et d'une ado porteuse d'angoisses de mort 

 

Quand nous pensons « adolescents », nous nous focalisons trop sur ces jeunes bruyants, trublions, transgresseurs, en marge de la société. Cette population fait les choux gras de la littérature et des médias ; en ce temps de pandémie, les plus âgés d’entre eux, unis aux jeunes adultes, se conduisent parfois de façon provocante voire antisociale. S’en suit la tentation commode de considérer tous les jeunes comme des vauriens !
Ce sous-groupe « fascinant » est pourtant bien minoritaire. La majorité silencieuse passe le cap de l’adolescence sans trop de remous, avec une petite crise par-ci par-là. Et existe aussi le sous- groupe inverse des ados mal dans leur peau, sans bonne estime de soi, dépressifs ou/et anxieux : ils vont faire l’objet de deux vignettes cliniques. 

Henri, perpétuellement stressé.  

 


I. Présentation générale.    

 

Henri (16ans et demi) me consulte depuis 2ans et demi, à raison en moyenne d’une séance tous les 15jours. Pour parler simplement, c’est un éternel stressé, qui prévoit le malheur, l’échec, l’agression ou la disqualification de sa personne en référence à mille broutilles de la vie quotidienne. Évidemment, de loin en loin, ses raisons de se sentir anxieux sont davantage objectives : par exemple, après une année de travail avec moi, il a fallu le réorienter vers des études plus accessibles, parce que la matière scolaire de l’époque excédait ses capacités intellectuelles, d’où cauchemars , ruminations sans fin lors de l’endormissement, maux de ventre et autres malaises à l’école. Il en a été tenu compte en le réorientant.

         
En 45 ans de carrière, j’ai rencontré une cinquantaine de ces enfants et adolescents des deux sexes qui relevaient tout-à-fait de l’appellation  « stressés » -en l’occurrence, grands et perpétuels stressés- même si elle paraît manquer de scientificité (1). En me référant à  une esquisse sur la genèse de l’angoisse, je suis persuadé que l’équipement psycho-physiologique résultant du génome joue ici un rôle important : les zones et circuits cérébraux générant l’angoisse sont très développés chez ces jeunes stressés.
 Quant aux facteurs socio-familiaux défavorables,  au moins un parent est souvent lui-même « un stressé », qui transmet un héritage génétique et éducationnel inextricablement mélangé !

Pour ce qui est de la résurgence de ce que j’ai appelé des « scories » de traumatismes anciens ou de conflits intrapsychiques, c’est plus inconstant.

 Ici Henri, enfant unique, vit en famille monoparentale. Le père a déserté le foyer avant l'accouchementvie. Henri a l’air de s’en accommoder mais n’a hérité de ce côté-là d’aucune force masculine ! La maman est une personne douce, effacée, sans beaucoup de contacts sociaux. Elle prétend néanmoins être moins anxieuse que son fils, et tous les deux se sentent bien – disons le moins mal en ce qui concerne Henri- dans leur cocon familial. Henri a quelques amis, avec qui il sort de temps en temps ; il est même vaguement amoureux d’une fille « déjà prise ». Mais il préfère rester à la maison, aimant dessiner et élever de tout petits animaux e en terrarium ou en aquarium : crabes, hippocampes et autres phasmes ou blattes du Vietnam.

II.Les ravages du corona.

A peine améliorées ses préoccupations scolaires, voici Henri confronté à l’ interminable saga du corona ! Les messages sociaux à son propos ont été et sont encore fluctuants, riches en contradictions. Toile de fond: les médias avec leur compulsion au sensationnel dramatique. Les enfants et les jeunes y ont été positionnés en tous sens : asymptomatiques ou peu malades...non-contagieux ou pouvant apporter la mort... irresponsables avec leurs fêtes qui colportent le virus un peu partout. A l’école, les ado belges doivent porter le masque en classe et dans les bâtiments, mais pas nécessairement entre eux, en récréation. Bref, de quoi faire « flipper grave » un stressé, qui ne peut se raccrocher à rien de sûr pour organiser stablement sa défense.

 Et c’est bien ce qui s’est passé chez Henri: dès février 2020, il va à la pêche aux informations noires, rumine beaucoup et prévoit un avenir dramatique pour lui et son entourage. Très vite, il me confie « Je n’en peux plus... je commence à désespérer ». Il tient vaille que vaille à l’école jusqu’au confinement du printemps 2020, en évitant largement le contact avec les autres, et en inspectant obsessionnellement des indices de maladie, sur lui et sur sa maman. Le confinement l’arrange, en quelque sorte, en tant que technique d’évitement, mais il continue à ruminer. : « En plus, il y a d’autres maladies qui viennent de Chine, comme la peste bubonique, et puis quoi encore ». Certains de ses petits animaux meurent, n’est-ce pas le virus ? «  Mes crabes sont morts dès que je les ai mis à l’eau. Vous êtes sûr que le virus ne peut pas être dedans ? » . La perspective d’une rentrée scolaire en mai (2) fait encore monter son angoisse : « Je stresse beaucoup...j’aimerais tellement avoir une rentrée normale... Je croyais que le vaccin serait pour novembre...  J’ai beaucoup peur pour ma maman ».

III. La psychothérapie de Henri

A. L’accompagnement : Organisation et principes généraux.

         
Henri habite à 100 km de ma consultation. Il bénéficie donc, de façon bien organisée, de deux vidéo - séances par mois, et d’ une séance en présentielle tous les 3-4 mois. En outre, de façon spontanée, il m’envoie approximativement un courriel hebdomadaire dont le contenu est très diversifié ( de ses montées impromptues d’angoisse à ses derniers résultats scolaires, à ses va et vient amoureux, jusqu’à des photos de ses petits animaux). Et je lui fais toujours une réponse rapide, souvent brève, selon la bonne tradition d’Internet.

    . 
1. S’agissant d’ un mineur, on gagne à coupler un travail familial ( ou/et scolaire) avec le travail individuel. Au début, j’ai donc reçu quelques fois la maman , avec ou sans Henri, mais je me suis rapidement limité à lui signaler ma disponibilité, sans plus : j’avais en effet face à moi une personne tranquille, modeste, pas bien riche mais contente de son sort et de son fils. Mis à part qu’elle ne constituait pas vraiment un modèle de force et d’extraversion, elle ne débitait pas non plus de mises en garde inutilement anxiogènes, et elle ne s’opposait pas à la créativité ni aux moments d’affirmation de soi de Henri.

2. Henri n’a reçu aucune médication de soutien (4) soit que cela ne s’y prêtait pas, soit qu’il n’a jamais voulu : je pense qu’il avait peur de l’invasion des médicaments en lui, comme de tant et tant de choses.

3. Je ne gère pas de façon stéréotypée tous les thèmes de stress que j’entends énoncer par Henri. Certes, face à la majeure partie d’entre eux, le seul objectif valable est de les combattre et de générer chez Henri un meilleur contrôle par sa raison. Mais pour quelques-uns, plus réalistes dans leur appréciation et du danger,  il me faut plutôt soutenir et améliorer l’efficacité adaptative de Henri. Un exemple, à mi-chemin entre l’invasion par l’imaginaire et la possibilité de changements réalistes : avant la rentrée scolaire prévue en mai 2020,    on ne parlait peu des masques, mais de sa propre initiative, Henri avait imaginé d’en porter un à l’école et d’affronter les éventuelles moqueries de ses copains. Je l’ai donc encouragé à tenir bon dans son projet, en référence à sa prudence, et nous avons fait quelques jeux de rôle préparatoires à l’affrontement à des copains malveillants.

4. Un dernier principe : sans qu’il s’agisse d’une découpe obsessionnelle du temps, je veille habituellement à ce que le contenu du dialogue avec un jeune stressé ne se centre pas sur le stress ( ses tenants et aboutissants... sa gestion) davantage que 2/5e du temps passé ensemble.

Les 3/5e du temps, nous parlons d’autres thèmes importants pour lui, importants dans la vie sociale ( « Comment ça va avec les filles ? »), voire de tout et de rien. Et donc, quand Henri se centrait trop longtemps sur son stress, je l’amenais à parler dessins, petits animaux, attitudes des copains à l’école, filles, etc. Ce rite me paraît déjà thérapeutique : j’  indique au jeune qu’il ne m’intéresse avec son stress qu’à temps partiel (mais réel) et qu’il gagnerait à se centrer sur d’autres domaines de la vie plutôt qu’écouter indéfiniment son angoisse. J’y reviendrai. 

B. L’accompagnement  des angoisses les plus irréalistes.

Il s’agit ici de la méthode destinée à gérer cette partie des idées très largement issues de la seule imagination pessimiste de Henri, soit complètement irréalistes ( « la peste bubonique n’est pas loin »), soit très improbables (« tous mes copains vont de suite me contaminer...maman pourrait mourir si elle a la maladie ») 

         
Je saisis au vol, à un moment quelconque, une composante de cet interminable énoncé, de préférence une qui se dit à répétition : « Tiens, Henri, tu dis souvent que...tu m’as déjà dit que... »

         
Quelles sont les étapes du dialogue qui s’en suit?   

1. Une écoute active, à la fois première étape et « fond d’ambiance » permanent. Elle permet à Henri de déployer plus précisément (5) ce qui lui fait peur, en se sentant respecté quand il y procède : « Raconte-moi en détails ce qui t’inquièterait, si…?  Qu’est-ce qui pourrait arriver si un copain te contaminait ? Qu’est-ce que tu penserais alors? Qu’est-ce que tu vivrais? Essaie de faire un petit clip vidéo dans ta tête, comme dans YouTube, et de me le raconter : qu’est-ce qui se passerait si ? ».
Cette écoute, réelle et proactive, invite le jeune à aller plus loin en introspection que le jeu de sa seule spontanéité, qui se limite à des titres généraux (« J’ai peur que les autres me contaminent ») A être encouragé de la sorte, Henri développe vite des thèmes comme : la maladie grave ou la mort de sa mère ; la disparition d’une partie du mone; la solitude ; l’abandon dans un univers froid et hostile…. 

2. Éventuellement, une invitation faite au jeune pour se souvenir et évoquer des moments expérientiels analogues dans son histoire de vie : « A-t-il pu exister avant, quand tu étais plus jeune, des expériences que tu as faites ou dont tu as été témoin, et où tu as déjà vécu des choses analogues : la crainte de la mort, la solitude, la crainte qu’on te fasse du mal... ». La réponse n’est pas toujours oui mais le détour mérite d’être fait.

Dans ce cadre, Henri a évoqué le décès, vers ses 11 ans, de sa grand-mère maternelle qui s’occupait beaucoup de lui et encore la méchanceté d’une partie de sa classe à son égard en 3eme primaire.

Ces séquences sont précieuses à écouter, et l’on peut proposer au jeune l’idée qu’ aujourd’hui il est particulièrement sensible, sur le qui- vive,  entre autres parce que ces souffrances passées font encore un peu mal, et qu’il ne voudrait surtout pas les revivre.         

3. Toute l’ambiance de ces deux premières étapes est imprégnée d’intérêt bienveillant, de respect pour l’altérité de Henri, d’empathie... tous vécus qui gagnent à s’énoncer explicitement de temps en temps, histoire que le jeune se sente important et normal « Tu fais partie de ces jeunes qui sont très sensibles, qui réfléchissent beaucoup à ce qu’ils sont et deviennent. C’est une richesse...mais ce n’est pas drôle à porter tous les jours ».

4. En tant que thérapeute, j’ai le droit et le devoir de me différencier de mon patient, d’exprimer mon altérité, de lui faire part de mes hypothèses, mes connaissances, mes idées, parfois mes convictions et mes valeurs personnelles . C’est le grand volet de droite du dyptique qu’est le livre de la psychothérapie, celui de gauche étant le volet de l’écoute active (6).
Se dire, prendre sa place d’humain différent, mais pas n’importe comment : il ne s’agit pas ici d’imposer un savoir ni des règles, mais bien de se proposer, avec bienveillance et humilité, dans le cadre d’un dialogue où chacun a à donner et à recevoir de l’autre       
Face à un jeune stressé, cette énonciation de soi revêt quelques nuances spécifiques:

4.1. Le désir le plus spontané du thérapeute (7)-presqu’un réflexe-, c’est de s’attaquer vite fait à une bonne partie des informations que rumine le jeune, les erronées ou les exagérément pessimistes. Gentiment, mais sans équivoque. Au mieux, il propose au jeune de faire appel à sa raison plutôt qu’à ses émotions : « Réfléchis, Henri, y a -t-il un gros risque que tu ramènes le virus à la maison, si tu es prudent comme tu me le dis? Et les petits risques qu’on ne domine pas vraiment, n’est-ce pas la même chose pour toutes les maladies qui se transmettent ? ». Au pire, l’adulte énonce ce qu’il croit être la réalité objective ; et il peut se montrer des plus affirmatifs pour combattre croyances carrément fausses ( dans un autre domaine : « sur ce coup-là, Henri, je ne pense pas comme toi, c’est impossible qu’un élève échoue si, comme toi, il est normalement intelligent et s’il travaille »).        


Écueils possibles de cette attitude de contr’ information :         
-la précipitation :le jeune n’ a pas encore terminé sa première phrase que, sans empathie, porté par les émotions de celui qui veut sauver, le soignant lui a déjà matraqué ses bonnes explications soi-disant rassurantes.   
-La disqualification plus ou moins subtile : le jeune est critiqué, si pas culpabilisé, pour penser ce qu’il pense ( «  Ce n’est pas si grave, quand même. Comment peux-tu avoir autant peur? »)      

Malheureusement, même bien gérée, l’apparente efficacité de cette attitude s’effrite rapidement au fil du temps.   
Seules quelques fausses croyances avérées passent à la trappe, et encore ! Pour ce qui est des craintes autour du « pas très probable » le Moi anxieux de Henri, passé maître dans l’art de semer le doute, revient vite lui souffler à l’oreille « Pas très probable , ce n’est quand même pas impossible ».Et il réoccupe le terrain de la pensée, voire des geste conjuratoires.

Pourtant , avec certains jeunes, on ne trouve pas mieux qu’écouter patiemment, puis contr’informer et les aider à réfléchir. Le pire pour eux, c’est quand le soignant s’en lasse et finit par leur faire comprendre que, faute de solution significative, ils sont encombrants dans sa consultation. 

C. Provoquer une saine auto- agression

Je détaille maintenant une intervention plutôt originale, où j’ai clairement provoqué Henri à « mener une grande bagarre contre les excès de son Moi-anxieux ». Je la présenter en un exposé chronologique synthétique, alors que sur le terrain elle se propose bien davantage par petites touches.

 Première étape : modéliser sommairement et de façon imagée ce qu’est une personnalité stressée : « En toi, Henri, dans ta personne, il y a au moins deux Moi : ton Moi anxieux et ton Moi raisonnable , ou plutôt raisonnant correctement, et toi avec qui je réfléchis maintenant, tu es le « Moi-pilote » ». Même en vidéo-consultation, j’ai utilisé deux marionnettes pour figurer ces deux dimensions en lui . Je leur ai fait faire des jeux de rôles, d’abord comme un marionnettiste qui anime seul ses personnages, puis en demandant à Henri de jouer un des rôles.

J’ai pu illustrer de la sorte, de façon vivante, que le Moi anxieux n’est utile que jusqu’à un certain point, face à des dangers objectifs. Au-delà, il devient autodestructeur : il souffle nombre de fausses croyances pessimistes à l’oreille du Moi raisonnant ; il entraîne spontanément des réponses intérieures et comportementales dysfonctionnelles, qui l’auto- alimentent et lui font prendre de l’ampleur.

 Je fais même dire à la marionnette « Moi anxieux », en ricanant : « Ce qui m’intéresse, c’est de prendre le pouvoir sur ta vie, c’est que tu sois à moi…je vais te soumettre, te persécuter pour que tu obéisses sans discuter».
Il n’a pas été difficile d’intéresser Henri à cette présentation vivante, où il était question de sa liberté ou de sa soumission !

Ensuite, marionnettes aidant,  nous avons diversifié les jeux de rôles, en mettant en scène des dialogues imaginaires entre les deux « Moi : Le Moi raisonnant , joué par Henri ou par moi visait d’abord à négocier et à tranquilliser le Moi anxieux . Mais force a été de constater que c’était impossible : comme pour le Terminator du film, celui-ci avait toujours le dernier mot. Par exemple, il jouait cyniquement sur les probabilités « Pas très probable Henri, mais pas impossible…tu as bien raison de ne plus sortir…attends encore quelques jours avant de changer d’avis… » A d’autres moments , toujours parlant en tant que Moi anxieux , j’adopte un autre angle d’attaque, en cherchant à déstabiliser la confiance dans le thérapeute « Henri, c’est ce docteur Hayez qui veut prendre du pouvoir sur toi…Fais semblant de lui dire lui, et puis que son truc ne marche pas… Ne crois pas ce psychiatre, Henri, ce n’est pas lui qui paiera les pots cassés » Mon but, en jouant l’avocat du diable, est d’en arriver à la constatation que vouloir discuter avec le Moi anxieux, c’est un combat perdu: il est diaboliquement perfide. Ce qui est plus efficace, c’est le mettre en fuite avec de l’eau bénite, l’eau bénite étant ici une inondation de pensées positives.

Pour y arriver,  Henri dispose d’une force intérieure, d’une volonté, d’un certain pouvoir de décision et d’affrontement, mais il ne pense pas assez à en faire usage au bon moment :c’est son Moi agressif qu’il doit mettre au travail. Sous son égide, il s’agit de faire et de répéter l’exercice que voici :      
- Où qu’il soit, dès qu’il se sent incommodé par une corona -angoisse (ou une autre angoisse sans fondement !), il n’a pas le droit de tenter de se raisonner, mais le devoir de hurler immédiatement « dans sa tête », pour chasser le démon, des insultes comme : « Va te faire foutre, saloperie, tu n’es pas mon ami, tu ne veux pas mon bien

- Immédiatement après, Henri doit faire venir en lui une pensée positive de son choix et la méditer. Méditer, cela veut dire non pas se donner une sorte de flash mental, mais s’accrocher à l’idée et la laisser se déployer et dérouler lentement en soi. Il peut aussi penser à une action positive et l’initier sur le champ.

Henri suggère alors lui-même: un film ou une série TV agréable,  des airs de musique (qu’il peut se rejouer mentalement); un moment de dialogue avec un copain; une démarche amoureuse vers sa presque copine; des bons moments passés avec ses petits animaux ou à sa table de dessin; etc. Et je l’exerce devant moi au processus d’une méditation, au moins 10-15 minutes, bien au-delà d’un simple flash évocateur.             
Je prends même l’initiative de lui signaler l’opportunité de pensées positives érotiques, ici aussi en amorçant une histoire « Imagine que tu es sur une île du Pacifique, presque seul sur une plage naturiste...Tu te promènes... Une fille de ton âge bronze sur la sable, nue elle aussi...Elle ne t’a pas vu, elle se lève…Bon,  je te laisse le soin de continuer l’histoire sans moi si elle t’intéresse, mais lentement, en prenant to temps ! »[9]. Henri sourit et nous passons à d’autres exemples.

Si, en cours d’évocation, le diable ressort de sa boîte, il faut de nouveau lui hurler dessus, et reprendre la méditation là où elle en était.

Motivation et compliance

J’ai pris le temps de discuter et d’encourager la motivation de Henri, non pas à moins souffrir, mais à passer pour cela par les exercices que je lui proposais. En effet, cette « kinésithérapie de l’esprit » peut porter ses fruits...si le patient y croit et l’applique raisonnablement et fidèlement, 2,3 mois avant que le flux d’ idées anxieuses indues s’étiole significativement.

 Et c’est là le hic ! Des résistances se lèvent souvent et se mélangent: une rébellion de principe, avouée ou non, pour ceux qui sont jaloux de leur liberté ; l’angoisse de l’inattendu, du changement ; le doute face à ce qui peut paraître farfelu...         
En outre, tout symptôme est susceptible d’avoir une fonction, destinée à soi-même (auto protectrice) ou à l’entourage : la provocation a l’air de l’attaquer au cœur - en vue d’un meilleur bien-être, certes - mais c’est une intuition, une promesse du thérapeute, qui peut insécuriser le patient. 
Au début, il est donc important de réfléchir avec le jeune à ce qu’il pense de la proposition, d’en détailler les enjeux avec conviction (être progressivement quitte des excès du stress, mais moyennant un travail mental exigeant) et, in fine de le laisser choisir : faire ou ne pas faire un pari, mais pas à moitié : à fond et au moins deux mois !


Un autre piège fréquent,  c’est l’effritement rapide : le patient essaie une fois ou deux à la maison, ça marche à moitié, puis il se décourage. Au thérapeute donc à reparler du projet les fois suivantes, à vérifier ce qui s’est passé, à insister pour que l’engagement soit fort et persévérant. Et ceci néanmoins, avec souplesse et habileté. Pour revenir à la charge plus tard s'il l'estime opportun, ou changer de stratégie thérapeutique lorsque le patient n'accroche pas à ses propositions. Il ne faudrait pas que le thérapeute s'obstine à son tour dans une attitude obsessionnelle paralysante!

D. Evolution

Henri m’a fait confiance. Il a apprécié le partage de savoir que je lui proposais, et il s’est lancé dans les exercices tout juste décrits. Son stress a progressivement diminué et sa participation à la vie sociale, tout en demeurant prudente, est plus étendue. Comme je lui avais commenté que le protocole pouvait être appliqué dans toutes les applications où son stress n’avait rien de raisonnable, il s’en est servi aussi à d’autres occasions et c’est son niveau de stress en général qui s’est réduit.

Même à l’automne 2020,  il n’a pas manqué un seul jour d’école, ni même dû aller « souffler » à l’infirmerie pour du corona -stress.

Nous avons encore parlé de toutes sortes de choses et j’ai pu partager avec lui bien des dimensions sympathiques, parfois inattendues ou touchantes, de son histoire de vie et de son monde imaginaire.

 

Fin novembre 2020, Henri, qui ne m’a plus rencontré depuis trois semaines, m’envoie ce courriel (textuel!) :«Bonsoir, nous allons bien, j ai eu un mille patte géant il y a une semaine, et il y a 2 semaine j ai eu un silure de verre, c est une sorte de poisson transparent où on peut voir son squelette, je vous enverrez des photos dès que possible. Comment vous allez, vous ? amitiés … ». Quelle joie! De la sollicitude sociale, du concret positif décrit, et aucune référence à l’angoisse ! Je lui réponds en m’intéressant, moi aussi , à ses bestioles. D’ici quelques semaines, s’il n’y fait toujours aucune référence, je sais que je lui demanderai : « Et que deviennent tes inquiétudes sur le corona? ».

Et en mai 2021, quand je mets le point final à l’article, je reçois un autre courriel, encore positif, mais où de l’angoisse resurgit : «  Bonjour, excusez moi de ne pas avoir donné de nouvelles depuis un moment, je vais bien, ma maman aussi et les petites créatures que j'éberge aussi, je parle beaucoup avec mes amis sur discord, c'est un espèce de réseau social que je trouve sécurisé…j'ai quand-même peur de rater mon année même si je travaille bien, c'est assez stressant, surtout qu'il y a des profs qui mettent la pression et qui nous donnent beaucoup de travail...sinon vous et votre femme allez bien ? » (orthographe bien améliorée, ou bon correcteur google ??)

Il retourne penser entre l’imaginaire et le réaliste, car ce qu’il dit de la pression mise par les profs existe bien en Belgique et Henri n’est pas vraiment Pic de la Mirandole…Je vais donc gérer avec lui ! 

E. En guise de conclusion: Le politically correct

La provocation proposée à Henri sort de l’orthodoxie de nombre de psychothérapies. En effet, je m’ en prends directement à un symptôme important,  en invitant le jeune à y réfléchir et à le combattre. Pourtant, la plupart des écoles de psychothérapie mettent en garde contre les attaques frontales, notamment quand elles sont précipitées et disqualifiantes: elles n’engendreraient chez le patient qu’un surcroît de résistances, si pas de détérioration.

Souvent, mais pas toujours! Lorsque ces interventions sont faites avec joining, c'est-à-dire en parvenant à faire sentir au patient le profond respect du thérapeute pour ses motivations profondes et pour sa vision du monde elles peuvent se révéler efficaces(Andolfi 1987, Panichelli 2013), Elles conviennent notamment à certains cas « arides » où d’autres tentatives pharmaco- et psychothérapeutiques n’aboutissent pas.

Pa r exemple, ce protocole pourrait être utilisé comme ressource pour accélérer la sortie de dépressions,  pour combattre les Tocs et même les addictions, au moins là où le patient veut s’en sortir, souvent avec ambivalence : ici, au Moi anxieux se substitue le Moi plaisir devenu « Moi tyran », qui utilise à tour de bras un « Moi pervers, tricheur, bien mis en scène par la marionnette « diable ») .

 Nier l’existence de cette alternative, parce qu'on se conformerait à des mises en gardes souvent justifiées, ce serait passer de la science -avec ses incertitudes- à l’idéologie, avec ses fausses convictions généralisantes.

« J’ai très peur de le transmettre à mes grands-parents »

      
  En mai 2020, une collègue médecin m’envoie un courriel pour me faire part de sa préoccupation à propos de Laura, sa petite-fille :    
«…Aujourd'hui ma petite-fille, 16 ans, assez sensible, s'angoisse à l'idée d'attraper le Covid-19. En fait , elle n'a pas peur pour elle mais bien de nous le transmettre. Je l'ai rassurée en disant que vu les précautions que nous prenons (nous ne voyons pas nos enfants et petits-enfants ou alors à distance, etc.), il n'y a pas de risques pour nous. Mais j'aimerais qu'elle puisse voir ses "potes" qui ont beaucoup d'importance pour elle sans s'angoisser ni se culpabiliser. Quand elle se trouve dans une situation où les règles sanitaires ne sont pas suivies, elle se stresse et se culpabilise mais surtout pour nous et pour notre génération . Alors si tout le monde se culpabilise , où va-t-on ?

Ma question est: que puis-je dire à ma petite fille pour l'apaiser et la déstresser? »


Quelques pistes pour apaiser.

 

           Je me suis limité à échanger des idées en vidéo-consultation avec ma collègue.

 Je lui demande de me présenter Laura et elle me fait le portrait d’une adolescente intelligente,  bien adaptée socialement, sensible et fort liée à sa famille.


Comment ma collègue a-t-elle réagi aux propos anxieux de sa petite-fille? Eh bien, avec la spontanéité un peu (trop) rapide centrée sur le bon sens : « Laura ne devrait pas (trop) se préoccuper si elle se montre prudente et évite même de rencontrer ses grands-parents pour le moment ».   J’adhère positivement à cette réaction et je le dis à ma collègue, gardant pour moi mes doutes sur la profondeur et la durée en efficacité de ce type d’informations se voulant rassurantes.

Je lui propose ensuite quelques pistes de dialogue complémentaires, lorsque l’occasion se présentera :         

A. Inviter Laura à déployer avec plus de détails ce qui la préoccupe, et se montrer empathique - sans plus- face à ce qui sera entendu : « Que pourrait-il se passer si (nous étions contaminés par un des jeunes de la famille)?  Qu’en penserais tu? Comment le vivrais tu? Qu’imagines-tu que nous penserions, nous ? Etc.… ».

         
Pour peu que Laura ressente bien le désir et la capacité d’écoute, sans peur, de son interlocuteur, cette invitation pourrait aboutir à ce qu’elle évoque le spectre de la mort. A accueillir avec empathie mais aussi échanger autour de la mort : p ;ex., son inéluctabilité, sa centration assez habituelle et naturelle sur les plus vieux, qui doivent laisser la place à leur descendance, après avoir rempli leur rôle dans la transmission du génome de l’espèce humaine ; la réalité de la survie spirituelle : « nous resterions très vivants dans ton cœur, et, si un au-delà existe, toi dans le nôtre, etc. ».   


Cet échange touche ma collègue qui, spontanément, sort de sa mémoire un souvenir probablement significatif : quand Laura avait 11ans (arrivée de l’adolescence) , pendant plusieurs mois, elle a eu de sérieuses difficultés à s’endormir, sans jamais pouvoir (vouloir ?) expliquer pourquoi. J’exprime l’hypothèse que c’est un âge où les jeunes les plus sensibles sont particulièrement inquiets de cette séparation psychique de l’adolescence qui s’amorce, de la mort à venir de leurs proches et de leur propre solitudee dans la nudité vulnérable de leur second accouchement à la vie.

B. Signaler encore plus explicitement le regard bienveillant et empathique que la grand-mère porte sur sa petite fille, sans vouloir rien « rectifier » à ce moment-là : « Tu fais partie du petit peuple des ados sensibles, prévenants, délicats, et je te remercie pour cette sollicitude que tu as pour nous. Et les gens sensibles vont parfois loin dans les questions qu’ils se posent, en imaginant des choses tristes et peu probables que les autres n’imaginent même pas[10]».

C. Dans le cadre des échanges verbaux avec Laura, sa grand-mère peut encore, à l’occasion, aborder d’initiative deux autres thème de réflexion :

         
---- Le premier est moins évident qu’il ne paraît : Ce n’est pas le jeune qui contamine ses grands-parents, c’est le corona! Il est peut-être niché dans le corps ou sur les vêtements du jeune,  et c’est bien lui qui agresse, et pas le jeune, qui désire surtout transmettre son affection ! Nous avons alors à assumer que, même prudents, nous ne sommes pas tout-puissants. Notre mortalité veut que nous transportions toujours un peu de mort avec nous et, à l’occasion, elle s’abat sur ceux que nous aimons : de quoi se sentir tristes, mais pas coupables !

---- L’acte d’amour le plus fondamental que Laura peut poser pour ses grands-parents,  c’est de leur montrer qu’elle est heureuse, qu’elle s’épanouit et donc qu’elle a une vie sociale avec des gens de son âge. C’est comme cela, radicalement, que les grands-parents penseront qu’ils ont réussi leur coup procréateur et leur profond désir d’enfant. Ce n’est pas si Laura, en se calfeutrant, essaie de rendre impossible une mort inéluctable, inscrite dans l’ordre de la nature.

 Notes

[1] Puisse le DSM-V me pardonner d’avoir désiré parler simplement, phénoménologiquement, en zappant le concept « d’anxiété généralisée » et ses critères primaires et secondaire. « Stressé », ça parle à chacun  

[2] Rentrée qui n’a finalement pas eu lieu pour les adolescents belges

[3] La méthode de travail décrite ici n’est pas spécifique au corona -stress ; elle peut être transposée à bien d’autres situations où des mineurs sont lourdement stressés. Je pense aussi aux angoisses apparemment plus ciblées, mais qui s’accompagnent de Tocs.

[4]  On recourt parfois ici à des inducteurs du sommeil ou à des benzodiazépines - retard lors des périodes où l’angoisse déborde.

[5] Je vous renvoie à la lecture du texte :  Un suicide et des interventions de crise (Hayez, 2014). J’y propose d’écouter les enfants à trois niveaux : le concret, le factuel qu’ils connaissent ou imaginent ; ce qu’ils (en ) pensent ; comment ils le vivent.

[6] Je me suis abondamment exprimé sur ce point dans le chapitre :

 L'engagement de soi du pédopsychiatre ou du psychothérapeute     (Hayez, 2014bis)

[7] Ce désir de contr’informer rapidement est partagé par tous ceux qui éduquent ou soignent l’enfant ou le jeune : parents, enseignants, etc. Ils ne supportent ni ses supposées erreurs cognitives, ni les émotions qui y sont liées (« Tu ne dois pas être triste…ce n’est pas de ta faute…ce n’est pas grave, tu ne dois pas avoir peur… »)

[8] . Ce type de médias est tout à fait acceptable par un grand adolescent et même par un adulte.
Je remplace au besoin les marionnettes par des feuilles de papier sur lesquelles j’ai esquissé un personnage humain. Je n’en fais évidemment pas une utilisation ludico-comique comme avec un enfant. Elles me servent simplement de support figuré, très peu mobile, soit pour proposer une explication, soit pour procéder à un jeu de rôles. En présentiel, il n’est pas nécessaire que le patient tienne une marionnette en mains : il suffit qu’il parle en jouant le personnage que représente celle-ci.

[9] Je ne me sens pas pervers et je ne fais en rien l’apologie de la pornographie ni de de la masturbation. Je veux simplement montrer à Henri que, parmi d’autres applications, l’érotisme lui aussi peut faire partie des pensées positives. Après tout ne s’agit-il pas ici de mettre en scène imaginaire une des facettes de la pulsion de vie ?  

[10] Si Laura avait bénéficié d’une psychothérapie, son thérapeute aurait pu lui proposer de faire un lien vers ses troubles de l’endormissement à 11 ans, où elle ruminait peut-être déjà ses premières questions existentielles.