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 Texte écrit avec Daniel SIBERTIN-BLANC, professeur émérite de pédopsychiatrie à Nancy

Pour préparer notre intervention à la journée du 24 octobre 2004, nous avons échangé quelques courriels et nous avons choisi de rendre compte de leur teneur à travers un jeu de questions et de réponses que voici ; une manière de mettre en acte et en scène le concept de liaison qui derrière une apparente limpidité, recèle bien des ambiguïtés et des sujets de débats.

Qu'évoque pour chacun le terme "liaison" ?

Daniel Sibertin-Blanc : 

Ce terme désigne un mécanisme particulièrement actif dans la chaîne de fabrication des associations et il se tient lui- même au croisement de lignées associatives les plus diverses ; de telle sorte qu'il égare un peu. En s'arrêtant dans un dictionnaire au mot « liaison », on se rend mieux compte de l'étendue de ses domaines d'application, le moins qu'on puisse dire très hétéroclites. Citons au hasard la grammaire, la musique, la cuisine, la mécanique, les transports, les télécommunications, la marine, l'amour, la psychanalyse ... Autant d'activités humaines qui ont en commun d'exiger un haut niveau d'élaboration mais aussi du désir en réserve puisqu'il s'agit d'unir, d'assembler, de joindre, de rapprocher, d'associer, d'harmoniser, de communiquer, de coopérer en vue de réaliser un projet commun et d'apporter du nouveau, du mouvement, du changement ; du moins en font-elles la promesse. Il y a en effet de bonnes mais aussi de mauvaises liaisons, qui à l'usage se révèlent désastreuses, des liaisons anti-liaisons en quelque sorte qui désunissent, disjoignent, divisent.

Ce mot passe-partout est devenu précieux dans un monde où le vivre-ensemble est une valeur menacée et sans cesse à conquérir, comme sont précieuses sinon vitales certaines fonctions qu'il désigne : créer les liens entre les hommes, leurs idées, leurs actions, générer des solidarités et les inscrire dans un projet commun participe en effet de l'effort général pour combattre la tendance spontanée au chaos, aux divisions, aux rapports de force et au repli sur soi, pour faire émerger des modes de vivre et de penser meilleurs, pour passer d'une dépendance aliénante à une interdépendance qui augmente pour chacun ses chances de développement.

C'est à la fin du XIXème siècle que ce mot commence à prendre de l'importance, mais c'est alors dans le langage des sciences et des techniques en plein essor. Le téléphone, la chimie, la physiologie, les transports maritimes, etc. ne se conçoivent pas sans liaison. C'est alors que Freud s'en saisit en l'élevant au rang de concept pour désigner une opération psychique centrale dans le développement et l'organisation du fonctionnement mental : celle qui « tend à limiter le libre écoulement des excitations, à relier les représentations entre elles, à constituer et à maintenir des formes relativement stables » ( Laplanche et Pontalis, 1973 ) ... Ensuite ce concept deviendra la facette opérationnelle de la pulsion de vie qui sous l'égide d'Eros s'efforce d'imposer son contrôle à son double négatif, Thanatos, la figure inquiétante de la pulsion de mort. L'entrée dans la pathologie survient quand l'équilibre établi au sein de cette coexistence conflictuelle est rompu, quand la pulsion de mort l'emporte, défait les liaisons et impose sa loi, vouée à la répétition. Dans cette lecture métaphorique de la clinique, le concept de déliaison s'est naturellement imposé pour décrire ce retour du fonctionnement mental à son état primitif non organisé et non intégré. La liaison et la déliaison vont du coup former un couple inséparable, invitant à penser au potentiel de réversibilité de tout mouvement régressif pathologique mais aussi à se représenter la genèse de la vie psychique non plus selon le modèle d'une trajectoire ascendante et régulière vers l'intégration, la croissance et l'autonomie, mais selon un modèle plus fragile : celui d'un parcours sinueux au destin imprévisible entre progression et régression. On peut cependant considérer cette « fragilité » plutôt comme une chance pour le développement, pour autant un temps suffisant de dépendance qui est nécessaire au sujet pour se construire lui est octroyé.

Si on remonte encore le temps jusqu'au moment où l'usage du mot liaison devient une notion abstraite ( 1538 ) *, on découvre qu'il a d'abord été appliqué à « ces petits mots de conjonction qui unissent les parties du discours, organisent dans un enchaînement logique les idées et en éclairent le sens » (3)
. C'était alors l'époque où la stabilité de la langue faisait partie d'un grand dessein politique : celui d'affirmer l'autorité monarchique sur des peuples très attachées à leurs traditions régionales en particulier linguistiques et de construire une nation qui au moins soit unie par la langue. Ce dessein ne s'est pas accompli sans résistances ; certaines durent encore. Derrière toute liaison, se cachent en effet des enjeux identitaires et de pouvoir et sa fonction unifiante promise comme gain narcissique passe par le pouvoir d'un autre au risque de perdre le sien. N'est-ce pas l'expérience que font les enfants quand ils s'approprient l'usage de ces « petits mots » et les insèrent là où il faut dans leurs phrases jusque là décousues. C'est un grand moment ! Ils renoncent au « langage bébé » et se plient à jamais aux règles linguistiques communes. Leurs discours deviennent alors plus construits, leurs idées plus clairement exprimées et ils découvrent le bonheur de se faire mieux comprendre. Du même coup, les limites de leur horizon s'en trouvent repoussées mais au prix d'une confrontation à la pensée des autres et donc à de redoutables tensions et conflits. Pour les résoudre les enfants inventent de nombreuses solutions : entre autres apprendre à l'école mais aussi mentir et dire des « gros mots ».



Jean-Yves Hayez 



Liaison m'évoque les travaux de woodcraft des scouts : des pièces de bois y sont fortement attachées entre elles par des cordages. Et l'ensemble, composé d'éléments également importants, prend à la fois sens, esthétique et utilité. Je pense particulièrement aux qualifications : épaisseur, consistance, « être-là-cohérent » ; et c'est par l'opération de ces liaisons que s'acquiert une impression d'unité, artisanale, non monolithique. Ce travail de liaison n'est pas une aimable fantaisie ; il est obligatoire pour que l'œuvre tienne ensemble ; si l'on coupe l'un ou l'autre lien, ça s'écroule.

Je pense aussi à la liaison amoureuse qui existe en dehors des liens officiels (« avoir une liaison »). Il y a bien de cela : on sort des livres doctrinaires des grandes écoles, et on va faire des liens du côté de l'inattendu, de la pragmatique avec des intervenants de première ligne. Et on aime bien faire cela : on y voit du sens, on en propose aux autres et on espère qu'il s'en dégagera davantage de bienveillance pour une situation qui apparaîtra comme moins absurde.

Une dernière manière de se représenter la liaison, c'est de penser au Web
, au réseau entre personnes. Ici, on ne fait plus de liens entre les parties d'un problème, mais on assume qu'il existe un réseau de personnes, mal défini dans ses frontières, qui s'occupe de l'enfant et avec l'enfant. Dans ce réseau, nous ne sommes qu'un parmi les autres ; il faut en comprendre la logique, la dynamique et les contenus.

Comment les termes « psychiatrie infanto- juvénile et liaison », voguent-ils ensemble ?



Daniel Sibertin-Blanc : 



La dynamique de liaison que l'on voudrait toujours constructive s'applique assez bien au travail du psychiatre d'enfant. On peut même dire qu'elle est au coeur de sa méthode et de son projet quand on le voit face à chaque situation sans cesse à la tâche pour le remanier, rechercher et rassembler des données hétérogènes actuelles et passées, faire un tri, décider lesquelles sont les plus significatives pour élaborer des hypothèses sur la nature des conflits en cours et trouver la meilleure voie possible pour aider ses patients à s'en libérer. C'est un travail de liaison à l'œuvre grâce auquel non seulement il peut construire un cadre spécifique pensé pour la problématique de chacun de ses patients, y être réceptif et leur en restituer quelque chose sous une autre forme novatrice, mais aussi mettre en situation les parents et l'enfant de se parler pour mieux se comprendre et avoir moins peur les uns des autres. Dans le meilleur des cas, chacun d'eux s'approprie peu à peu à leur tour ce travail de liaison, cette faculté transmise par le thérapeute d'élaborer les conflits, et accepte de se laisser aller à vivre les relations autrement que selon la voie douloureuse et répétitive des symptômes. Bien sûr, il faut aussi miser sur l'alliance thérapeutique avec les parents et soutenir leur désir parental de regarder autrement leurs enfants, et même de regarder le monde avec leurs yeux ; le plus dur étant de faire accepter aux parents de lâcher prise et de renoncer à avoir le dernier mot.

Ton image maritime m'invite cependant à aller un peu plus loin. Il s'agit de voguer ... Ce qui peut être une représentation assez juste de nos interventions sur des troubles psychiques si on les compare dès lors à une eau vive mais manquant vraiment de transparence, sur laquelle nous aurions comme étrange mission de voguer, d'abord pour explorer et comprendre avant d'aider à comprendre, sans être dupes du caractère souvent impossible de cette mission tant ces eaux sont « troubles », troublantes, imprévisibles ; ni de la très grande imprécision de nos instruments d'observation pour voir, prévoir et comprendre les forces qui les animent ; mais sans ignorer un paradoxe concernant ce métier : moins on sait, plus les rencontres ont des chances d'être vraies, novatrices et authentiquement thérapeutiques. L'évolution de nos patients serait-elle en effet possible en face d'un thérapeute qui n'accepterait pas de se laisser surprendre et qui, fort de ses certitudes, les empêcherait de prendre confiance dans leurs propres capacités à affronter les mystères qui les font souffrir et s'en délivrer ; qui pour reprendre une idée de W. Bion, manquerait de « capacité négative ».

En continuant cette métaphore maritime, on peut alors figurer la psychiatrie infanto- juvénile comme un bâtiment très lourd capable de flotter mais qui pour avancer sur ces eaux changeantes nécessite un équipage – ou une équipe soignante – particulièrement véloce et entraînée à toutes les manœuvres pour éviter d'être submergée ou d'avoir peur de l'être – ce qui revient au même – ; autrement dit qui dispose de bonnes liaisons internes pour s'adapter et réagir rapidement aux situations nouvelles, transmettre les informations des uns aux autres et communiquer en toute confiance perceptions, ressentis, commentaires, sans a priori, sans craindre les désaccords, en faisant même de ces désaccords une source utile de compréhension de la trame qui organise l'intrigue des situations cliniques les plus obscures. Mais une autre condition s'impose à cette équipe soignante que l'on pourrait appeler équipage : qu'elle dispose de bonnes liaisons avec le monde extérieur, c'est-à-dire avec l'environnement familial, social, scolaire de l'enfant qui d'une manière ou d'une autre est lui-même garant de sa santé mentale, et bien sûr avec ses propres références théoriques ; ceci fonctionne alors comme un port d'attache avec lequel des liaisons sont maintenues pour connaître sa route et l'anticiper en fonction de la météo. Ainsi l'équipe soignante peut-elle prendre du recul, augmenter sa capacité d'attention, son pouvoir d'élaboration et de réflexion, ou au moins ne pas se laisser déborder par la violence, les mouvements psychiques des patients, tenir bon sous leurs attaques ou leur désespoir, sans les attaquer ni se sentir désespérée.

Les deux termes psychiatrie infanto- juvénile et liaison doivent ainsi voguer ensemble, tel un impératif permettant à ses praticiens de rester en contact avec la réalité psychique des patients et de déjouer les forces qui s'y opposent.

Le terme de psychiatrie de liaison doit-il être réservé à l'exercice de la psychiatrie en milieu hospitalier et somatique ? Peut-on l'appliquer à d'autres modes d'exercice de la psychiatrie impliquant fortement la mise en œuvre de liens solides avec d'autres institutions ou d'autres professionnels de l'enfance ( école, justice, services sociaux ... )



Jean-Yves Hayez 



Tu viens de montrer que l'on contribue à une prise de sens en liant les pièces de puzzle du discours de tous ceux qui sont concernés par le mieux-être de l'enfant et de sa famille, à commencer par les intéressés eux-mêmes. Prise de sens qui, jusqu'à un certain point, concerne l'intrapsychique et la dynamique relationnelle de tout le monde.

A travers les cordages de la liaison, il se communique prudemment, humblement, non sans quelque aspect spéculatif, la proposition de ce qui pourrait peut-être être davantage de sens. Pourquoi on est là tous ensemble ? Qu'est-ce qui motivent l'enfant et sa famille ? Qu'est ce qui le fait souffrir, lui, mais peut-être les autres aussi, etc.

Et un lien vivant avec d'autres professionnels peuvent encore avoir bien d'autres effets positifs :

 -- constituer un contenant fort ; représenter pour la famille une autorité morale de référence qui soit crédible : même s'il y a parfois des contradictions entre nous qu'elles soient susceptibles d'être parlées entre nous et avec la famille et qu'elles n'amènent donc pas de passages à l'acte !

 -- Démontrer à la famille qu'elle est importante, qu'elle est vraiment investie par une personne morale responsable et pas par le travers de morceaux clivés et fugaces d'investissements ( Compernolle, 1989);

 -- Montrer que l'on croit ensemble à un programme d'aide cohérent dont les différentes pièces sont également importantes pour chacun ;

 -- Et tout simplement, mieux répartir les tâches en fonction des compétences et des mandats.

Encore faut-il que ces liens entre professionnels soient fonctionnels et conviviaux, et non pas empoisonnés par les rivalités ni par la langue de bois, où l'on privilégie l'institutionnel officiel plutôt que l'efficace. Nous y reviendrons dans une question ultérieure ( Charlier et coll., 1990
)

 Le terme de liaison s'applique-t-il aussi au travail de sensibilisation que nous faisons avec chaque sujet qui nous consulte pris individuellement?

Et ceci pour lui faire mieux intégrer les jeux d'instances parfois contradictoires, parfois complémentaires, parfois juxtaposées sans plus, dans lesquels chacun est « pris » et acteur à la fois ? Bref pour le sensibiliser à ce bricolage qui nous constitue chacun, et qui tient plus du patchwork que de l'ordinateur bien programmé ?



Daniel Sibertin-Blanc : 



Ta question interroge encore mais autrement les limites d'application du concept de liaison. Elles ont évolué depuis Freud qui les avait réservées au travail d'intégration à l'œuvre au sein de l'appareil psychique mu par une nécessité vitale : celle de « dompter son énergie au bénéfice du moi et lui donner ou redonner de la cohésion ». Puis, le succès de ce terme aidant, son domaine d'application s'est étendu à l'environnement externe, en en saisissant l'importance décisive pour le développement (« un bébé seul, çà n'existe pas ») et en voyant aussi les effets heureux du travail de concertation entre institutions d'obédience différente quand elles doivent se rassembler autour d'un projet commun et lui donner de la cohérence et de la continuité, ou tout au moins en augmenter les chances. C'est l'usage même qu'on retrouve dans la formule « psychiatrie de liaison » qui signifie une pratique de la psychiatrie dans un contexte interdisciplinaire, qui peut être en association ou non avec un service hospitalier. Tu évoques, quant à toi, une application du concept de liaison aux soins en psychiatrie, et pour reprendre ton expression particulièrement parlante « au travail de sensibilisation destiné au bricolage mental qui constitue chacun d'entre nous » ; et j'ajouterai : en vue de donner ou redonner au patient la faculté de bricoler, de construire ou reconstruire des liens internes, autrement dit de penser. L'application initiale proposée par Freud au terme de liaison interdit-elle son réemploi dans d'autres contextes, avec d'autres définitions et d'autres perspectives ? Si oui, existe-t-il un terme meilleur pour rendre compte du travail propre aux soins psychiques ? Faute d'en avoir trouvé, il reste à plaider sa légitimité dans le cadre de « ce travail de sensibilisation ». Un argument me paraît important : ce travail de sensibilisation n'est-il pas destiné à créer les conditions pour que le travail interne de liaison ait lieu chez le patient ou sa dynamique relancée ? On peut même ajouter que la reprise de ce travail interne est étroitement tributaire du travail de liaison qu'effectue le thérapeute à l'intérieur de lui-même : faire un tri, traiter et modéliser ses représentations à partir des éléments transférés par les patients, ses dires, ses symptômes, son histoire, et de ce que tous ses éléments traumatiques ou impensés ont éveillé en lui, les transformer pour permettre au patient de les intégrer. Le jeu tranfert-contre-transfert qui reste le moteur et le support de cette relation thérapeutique acquiert cette capacité salvatrice à condition que le patient et son thérapeute parviennent à former un espace commun suffisamment sécure mais aussi acceptent l'un et l'autre de travailler à son propre effacement.

 

Quelles relations entre liaison et co-création ou co-construction ?



Jean-Yves Hayez 



J'ai déjà détaillé comment le travail de liaison conduit à l'élaboration de davantage de sens, aiqu'à la mise en place d'un réseau plus consistant de personnes : au lieu du chaos, du morcellement, de l'opacité des bouts d'idées juxtaposées sans intégration, voici qu'apparaissent davantage de lumière sensible dans les idées et d'interactions positives entre les gens. Néanmoins de la co- création n'est possible que s'il se met en place un état d'esprit positif, dans la genèse duquel le pédopsychiatre  (4) joue souvent un rôle important. Quels en sont les constituants ?

Chacun, quel que soit son âge, quel que soit son statut, se voit reconnu le droit à la pensée : sa pensée originale est essentielle pour bien comprendre ! (" Et vous, qu'en pensez-vous ? Et toi, qu'est-ce qui te rend si fâché sur ta sœur ? D'après toi, Renaud, c'est comment qu'on attrape la maladie des tics ? »).

Nul ne se voit donc obligé de dépendre mentalement de ce que seraient les certitudes des autres. Une égale importance est accordée aux observations, aux impressions et à la pensée de chacun. Ce qui ne signifie pas n'y a plus jamais de vérités objectives. Renaud peut imaginer que sa maladie des tics, ce sont les piles de son cerveau qui sont tombées à plat ; c'est une pensée intéressante, riche en signification, elle va être à la base d'un certain nombre de ses comportements, néanmoins ce n'est pas une vérité scientifique, et il faudra donc tôt ou tard le confronter à d'autres idées.

De façon plus stimulante encore, le pédopsychiatre fait souvent preuve d'une curiosité active et bienveillante où, par son intérêt et ses questions, il cherche à faire se déployer ce qui jusqu'alors restait tapi ou morcelé. Il le fait, humblement dans une ambiance d'incertitude et d'expérimentation : « La montée d'angoisse de Renaud, qui exacerbe ses tics, pourrait- elle avoir un lien avec l'accident de voiture récent de son papa ? Pour le savoir essayons d'abord de parler avec Renaud, lui le premier ; et puis, qu'en pensent d'autres témoins de son comportement inhabituel ? Qu'ont-ils imaginé à propos de tout cela ? »

Le pédopsychiatre exerce aussi une fonction de go between : il rapporte ici des éléments d'idées qu'il a entendus là : à mettre ensemble tout ce qu'il est possible de mettre ensemble, des pistes plus cohérentes se dégagent petit à petit ( Leigh, 1983 ) ; Un pont en woodcraft surgit du brouillard, mais ce n'est peut-être pas le même pont que celui qu'on s'était représenté à priori ( Ce qui angoisse le plus Renaud, me fait-il comprendre, ce n'est pas l'accident, mais lui-même : il ne se reconnaît plus dans ce garçon qui commence à faire des doigts d'honneur aux autres et qui pour cela commence à recevoir des punitions ) (5).


 

Raconte une expérience de liaison que tu as trouvée positive ?

 


Daniel Sibertin-Blanc : 



Elle se déroule dans le cadre de la psychiatrie de liaison développée au sein du service d'oncopédiatrie (*). Elle concerne Pierre, alors âgé de quatre ans et demi, et atteint d'une lymphangiomatose osseuse disséminée ( maladie rare entraînant une lyse osseuse diffuse ), révélée un an auparavant par une fracture sous- trochantérienne du fémur droit. Le traitement médical et chirurgical associe un antimitotique quasi expérimental et une immobilisation totale exigée en raison de son extrême fragilité osseuse en particulier au niveau des vertèbres dorsales et cervicales. Pour cette raison Pierre est admis dans un Centre de rééducation spécialisé, revenant chez lui chaque week-end. Six mois plus tard, le résultat radiologique est décevant et son évolution psychologique préoccupe l'équipe soignante et éducative du Centre. Pierre est en effet de plus en plus opposant, il n'accepte qu'une alimentation lactée ou liquide, parle de manière étrange en racontant des histoires « sans queue ni tête » dans un langage parfois quasi jargonophasique et parfois en récitant des phrases extraites de bandes dessinées comme le Roi Lion qu'il connaît par cœur. De plus, il manifeste de surprenantes phobies à l'égard de certaines figurines de dinosaures qu'il collectionne. Joue-t-il ? Délire t-il ? N'assiste-t-on pas à la décompensation d'un état prémorbide d'essence psychotique dont on retrouve çà et là des signes annonciateurs ? Mais surtout, ses troubles deviennent un objet de litige entre l'équipe éducative du Centre et ses parents. Plus ces derniers les banalisent en invoquant la mauvaise qualité de la nourriture, la séparation du milieu familial, les contraintes de l'immobilisation, puis une réaction à la naissance d'un petit frère ( en faisant remarquer que Pierre le w-e à la maison se comporte normalement ) plus l'équipe en souligne la gravité en soupçonnant les parents de négliger leur enfant et de nier ses besoins. Les conflits s'enveniment quand les parents apprennent que Pierre a rencontré une psychologue du Centre sans qu'ils en aient été avertis ...

Devant cette évolution inquiétante à tous égards, une concertation a lieu entre le chirurgien, le médecin oncologue et l'équipe médicale du Centre de rééducation. Ils proposent aux parents d'augmenter les doses d'antimitotiques, de libérer Thomas de son appareillage de contention au niveau des M.I. tout en conservant son corset thoraco- abdominal pour lui permettre de retrouver au moins une autonomie de déplacement, enfin de prendre rendez-vous avec le psychiatre. Les parents acquiescent.

Ma première rencontre avec Pierre et ses parents a lieu au Centre de rééducation. Ceux-ci sont conscients de la gravité de l'état de leur fils et évoquent avec lucidité et angoisse son issue incertaine, d'autant plus que depuis la levée de son immobilisation plâtrée Pierre « ne s'arrête pas, s'agite en tout sens et s'expose à tout moment à avoir des fractures ». Ils me font part aussi de leurs ressentiments à l'égard d'une équipe soignante et éducative qui ne les écoute plus, qui ne leur transmet rien sur l'évolution de leur fils ni ne semble disposée à leur faire confiance ; et ajoutent-t-ils : « en tant que parents, ils se sentent injustement évincés au moment où Pierre aurait le plus besoin d'eux ». Quant à celui-ci, comme saisi d'angoisse, il se tient figé à côté de la porte, prêt à partir, disant « qu'il n'a pas de joie à parler à un docteur ! ». Après m'être expliqué sur mes intentions, Pierre s'apaise rapidement, au point de s'installer sur mes genoux pour dessiner ou plutôt gribouiller joyeusement des suites répétitives de dragons et de dinosaures censés me manger…Ses parents insistent sur le lien qu'il faut faire entre son agitation et sa « libération » récente après plus de six mois d'immobilisation forcée. « Maintenant il revit… ». J'approuve leur analyse et leur fait aussi observer la rapide transformation de la relation de Pierre avec moi montrant l'importance de son insécurité interne, son besoin d'être contenu mais aussi sa disponibilité pour accepter l'aide d'autrui, une fois mis en confiance …En fin d'entretien, sa mère, rassurée sur mon rôle, me fait part alors de ses difficultés à s'ajuster à ce premier enfant né prématuré, difficile à nourrir, semblant toujours insatisfait ...

Je propose alors :

1 – Un nouveau rendez-vous avec Pierre et ses parents qui le souhaitaient, mais cette fois dans le service d'oncologie pédiatrique un mois et demi plus tard, en le faisant coïncider avec le court séjour d'hospitalisation prévu pour la prise séquentielle du médicament antimitotique, ce qui épargne au père une demi journée de travail supplémentaire ...

2 – D'organiser une synthèse avec l'équipe soignante et éducative du Centre de rééducation pour essayer de réajuster leurs perceptions qu'elle a de Pierre et de ses parents, en espérant ainsi alléger les méfiances mutuelles et faciliter les échanges entre eux.

3 – D'écrire un courrier aux collègues médecins et chirurgiens pour leur faire part de mon avis sur le tableau clinique de Pierre et les rassurer en commençant par démentir le redoutable diagnostic d'état psychotique avancé alors et en concluant par celui de pathologie post-traumatique aggravée par un problème sérieux de communication entre les parents et l'équipe soignante nécessitant dans l'immédiat un « traitement institutionnel ».

Dans les jours suivants la synthèse, comme par miracle, Pierre se met à manger sans protester, accepte les mets plus diversifiés y compris la viande tout en se montrant encore méfiant à chaque met nouveau. Il s'adresse « normalement », sans arrogance aux éducateurs, participe plus activement aux séances de kinésithérapie, d'orthophonie, d'ergothérapie, abandonne « ses discours- télé», joue plus volontiers avec les autres enfants de son groupe, s'émerveille des fleurs du parc avoisinant comme s'il les découvrait ...

L'entretien suivant a lieu comme prévu à l'hôpital. Mon arrivée inquiète Pierre qui est sous perfusion, craignant que je ne lui administre une piqûre ; puis, se rappelant de moi, rassuré il me demande autoritairement de regarder avec lui les images d'un livre sur les dinosaures. Je m'exécute. Mais me tournant vers ses parents qui tiennent à me faire part des changements survenus dans leurs relations avec l'équipe éducative et soignante du Centre de rééducation, j'entends Pierre pousser un cri vigoureux, tout à fait mécontent que je ne m'adresse plus à lui … Il est vrai que ses parents éprouvaient aussi le besoin de me dire les effets de ce changement sur eux-mêmes, « étant ainsi plus à leur aise pour donner des explications à Pierre sur son traitement et répondre aux incessantes questions qu'il se posait à son sujet ; d'autant que le retour au Centre après chaque week-end à la maison restait difficile et qu'il leur fallait se montrer convaincants ... ».

Dans les semaines suivantes, une amélioration discrète mais significative de l'état osseux est accueillie par tous avec joie. Elle permet même d'envisager la réintégration à temps partiel de Pierre dans l'école maternelle de son village pour la rentrée scolaire suivante. Lors du rendez- vous précédant cette rentrée, il m'accueille fraîchement, poursuivant avec indifférence son jeu avec les dinosaures ( sur lesquels il possède une impressionnante culture ...). J'évoque sa prochaine rentrée scolaire enfin dans son école ainsi que les réunions que nous aurons avec son institutrice ... Il paraît indifférent. Après un temps de silence, il me dit cérémonieusement : « J'ai entendu dire qu'apprendre, c'était dangereux » ... Ses parents sourient et son père me dit : « nous avons retenu de toute cette expérience qu'il ne fallait surtout pas que nous ayons peur de ses peurs ! ».

Deux ans plus tard ... Pierre finit son C.P. est admis à entrer en CE1 à temps plein dans l'école de son village. Il est acquis qu'il pourra encore bénéficier de la présence à temps partiel d'une assistante à la vie scolaire. Lors de cette réunion d'intégration de fin d'année, son institutrice souligne ses bonnes aptitudes scolaires, son plaisir d'apprendre, sa grande curiosité pour le langage, son respect des règles sans revendiquer aucune faveur particulière. Enfin il se montre très prudent dans ses jeux sans s'exposer à des conduites à risque pour lui ...

Ecrire le résumé d'une telle prise en charge, est autant que la prise en charge elle-même un exercice qui met à l'épreuve ma capacité à établir des liens entre des pratiques soignantes différentes et les points de vue divergents, voire les clivages, qu'elles ont inévitablement tendance à organiser. Ce résumé permet au moins d'illustrer les effets cliniques très concrets que peut avoir un travail de liaison entre de multiples intervenants sur les représentations des troubles de l'enfant : une fois les clivages et les projections réduites, les mouvements identificatoires à son égard deviennent possibles, Pierre respire, joue, devient cohérent et compréhensible. Il s'agit d'ailleurs non pas tant d'un travail de liaison qu'un travail portant sur les déliaisons à l'œuvre en essayant de les identifier et de les traiter. Qu'il s'agisse de possessivité et d'emprise mais aussi de clivage, de rejet et d'exclusion, sans doute, sont-elles favorisées par un contexte de pathologie somatique grave face à laquelle chacun ressent douloureusement son impuissance à agir et qui installe les intervenants dans une attente particulièrement insécurisante. Un processus circulaire auto-entretenu semble alors s'être enclenché : tandis que l'enfant malade s'angoisse et développe des comportements défensifs qui le rendent de moins en moins compréhensible, tout autour de lui gravitent des intervenants qui ne parviennent pas ou mal à établir des liens de coopération entre eux.

La scène d'intervention du psychiatre de liaison ne peut-être à l'évidence le seul monde interne de l'enfant mais aussi son environnement qui recèle autant de facteurs de désorganisation que de ressources constructives ; le problème étant de parvenir à faire triompher celles-ci sans aggraver les clivages ou en constituer de nouveaux.

 

 A ton tour de raconter une expérience de liaison, même si tu ne l'as pas trouvée positive ?



Jean-Yves Hayez 



Si les êtres humains sont vraiment biopsychosociaux, nous sommes donc sociaux. « Sociaux » est employé ici dans un sens beaucoup plus radical que l'aimable qualification « sociable ». Il renvoie à l'essence de ce que nous sommes : constitués aussi par nos liens, enrichis dans notre essence humaine quand ils sont suffisamment bons, étiolés et empoisonnés quand ils sont mauvais ( Hayez, 1991 ). Donc, contribuer à ce qu'existent de bons liens sociaux, c'est travailler au coeur de l'être individuel. A partir de quelques exemples, je vais illustrer la contribution que je pense donner occasionnellement au maintien ou à la promotion de bons liens sociaux.

Il m'arrive d'envoyer des remerciements écrits à des personnes que je ne connais pas et qui ne m'ont rien demandé. Il s'agit de membres de la communauté qui interagissent positivement avec de jeunes clients que je trouve solitaires, dans le besoin social : je pense aux dirigeants d'une troupe scoute pour handicapés qui font des merveilles avec Samuel, un autiste sévère de treize ans. Je pense à un voisin, jeune adulte quelque peu marginal, qui accueille régulièrement Andy ( quinze ans ; syndrome de Gilles de la Tourette invalidant ), même s'il doit bien s'échanger l'un ou l'autre joint dans la douceur de leurs soirées. Je pensai à Icham ( douze ans ), le grand frère attentif de Nader ( neuf ans, autiste sévère ), qui s'arrête d'étudier pour jouer avec lui et qui le remet à sa place aussi à l'occasion, etc.

Il y a également mon engagement avec les directions d'écoles, les instituteurs et les psychologues scolaires.

Florence ( neuf ans ) présente un mutisme électif tenace détecté vers l'âge de quatre ans. En collaboration avec ses parents, puis avec l'école, nous réussissons à la maintenir en enseignement primaire ordinaire. Entre autres parce que, dès la rentrée de la première primaire, je rends visite à la salle des profs, puis, je reste disponible par téléphone à son institutrice pour :

 - Expliquer cette pathologie, mélange d'évitement, d'opposition et de mise en évidence de soi, ainsi que le combiné d'infinie patience et d'espérance à long terme qu'elle requiert.

 - Puis, pour aider à résoudre différents problèmes de vie tels : Comment communiquer avec elle ? Faut-il être indifférent ou l'inviter à s'exprimer d'une manière ou d'une autre lors des réunions d'enfants ? Comment lui faire passer ses tests de lecture ? Comment présenter son problème à ses amis ? Etc.

Je renouvelle l'opération à chaque début d'année scolaire. Aujourd'hui, après tous ces efforts socio-scolaires, un travail avec les parents et trois ans de thérapie individuelle que Florence m'avait explicitement demandée ... par la voix de sa maman, l'enfant, qui ne m'a jamais dit un mot , (6), s'ouvre lentement verbalement à ses amis et à sa quatrième institutrice. Le travail de liaison, ici, a fait régner la patience et accepter le mystère de la liberté souffrante de l'enfant. Mais il m'a fallu payer de ma personne !

Thomas ( onze ans ), présente un syndrome d'Asperger sévère : solitaire, rigide, très intolérant à la frustration et à l'inattendu, il ne demande qu'à s'extraire du groupe et à se plonger dans la lecture de dizaines de contes de fées dont il peut proclamer des bribes, textuellement exactes et apparemment hors de propos. La liaison, ici, se fait avec le directeur et les instituteurs successifs de l'école spécialisée en troubles de l'apprentissage où il a fini par trouver une place. Trois à quatre fois par an, une table ronde réunit les parents, l'école et moi.

Sur ma recommandation, les parents dégagent explicitement l'école de l'obligation de résultats, ce qui constitue un grand soulagement pour l'instituteur qui, du coup, ne se sent plus jugé. Plutôt que de brusquer Thomas, nous nous mettons d'accord sur l'idée d'un investissement patient et fidèle de sa personne, alternant des moments où l'on accepte son besoin d'être seul, et d'autres, où l'on communique avec lui et où on l'invite à des tâches proportionnées à ses forces et à ses intérêts.

Ensuite, nous nous mettons d'accord sur le respect d'un minimum de règles sociales : Thomas, pas plus que quiconque n'a le droit de frapper les autres, ni celui de perturber le travail du groupe par ses cris. Si l'adulte, de son côté, veille a à ne pas effaroucher Thomas, l'enfant, lui, doit veiller à l'existence paisible des autres : s'il lui arrive de transgresser cette règle, on l'isolera dans le bureau d'un adulte occupé à autre chose, voire on téléphonera à ses parents pour qu'ils le reprennent un demi-jour à la maison en manifestant leur mécontentement. J'insiste d'ailleurs sur le fait que Thomas n'est pas une poupée de porcelaine, et donc qu'on ne va pas le casser si on lui demande ce respect minimal. Enfin, nous réfléchissons aussi à la manière dont on peut arriver à ce que les autres le respectent « suffisamment bien ». A la fin de chaque table ronde, nous recevons toujours l'enfant quelques minutes pour échanger nos idées du jour avec lui.

Tous ces échanges d'idées et de sentiments nous lient entre nous et à cet enfant étrange, qui en devient plus précieux à nos yeux d'adultes qui lui consacrent tant de temps. Par la suite, une thérapie du développement et à l'administration de Risperdone contribueront encore à améliorer l'ambiance, mais je tiendrai à dire à Thomas et à ses parents ce que je dis à tous les enfants que je médicamente et au fond, ma parole est une autre forme de liaison, entre les instances de l'être cette fois-ci : « Tu vas mieux, Thomas parce que le médicament t'a aidé à être moins anxieux, et parce que toi, Thomas, tu as décidé d'en profiter pour aller plus vers les autres ». C'est le « tu as décidé », référence à l'ultime part de la liberté intérieure, qui est essentiel ici.

Il y a aussi la présence ou l'absence du collègue de travail en moi, dans mon for intérieur. Appliquons-le au pédiatre : ma liaison avec ses représentations mentales sur l'enfant et sur son mal-être, ma liaison avec la part de travail qu'il effectue, ce processus se réalise lors de moments de communication directe, avec les échanges de points de vue et les répartitions de tâches qu'ils connotent. Mais elle se fait au moins autant via un processus psychique plus personnel : la place faite à l'autre, à ce collègue dans mon monde intérieur, dans les représentations que je me fais du problème et de ses voies de solution.

Si je lui laisse une place en moi, je penserai spontanément à commenter à Andy, souffrant de sa maladie de Gilles de la Tourette bien invalidante : « Je viens de rencontrer ton neuropédiatre. Nous avons parlé de toi et de ta vie. Il va continuer à te parler de ce que tu trouves important et à s'occuper des médicaments qui peuvent t'aider. Moi, je vais continuer à chercher avec toi et tes parents comment faire pour que l'ambiance de vie autour de toi soit bien cool. Ensemble, les deux docteurs, toi et tes parents, nous pouvons gagner bien des points sur ta maladie ».

Même lorsque je travaille seul avec le jeune ou avec sa famille, il m'arrive d'évoquer ce collègue à l'occasion, de déclarer que son point de vue est important aussi, même si nous ne pensons pas toujours exactement la même chose. D'ailleurs, dans le même ordre d'idées, je ne manque jamais de signaler aussi à l'enfant et à sa famille leurs droits à conserver une opinion personnelle par rapport à nos intimes convictions de professionnels.

 

Ne peut-on pas nous faire le reproche d'être angéliques ? N'existe-t-il pas également des risques inhérents à la pratique de la psychiatrie de liaison ?



Daniel Sibertin-Blanc : 



Tes exemples montrent que la clinique nous appelle à consacrer du temps et de l'attention à ceux qui à des titres divers constituent l'environnement de ces enfants et sont de fait des acteurs potentiels de leur santé mentale. De l'angélisme ? Sans doute pour ceux qui, faisant une lecture étroite de leur pathologie, excluent leur réalité d'enfants et oublient qu'ils attendent malgré tout encore beaucoup de leurs proches : parents, fratries, famille, voisins, école, etc., même si tout dans leur comportement semble le démentir. La fonction du psychiatre n'est-elle pas justement d'aider par des gestes symboliques à cette reconnaissance et de maintenir vivants les liens avec leurs proches en évitant que ceux- ci ne s'essoufflent, ne se désespèrent, se sentent inutiles ou coupables et du coup découragent en retour ces enfants dans leur « décision » de progresser et ne les incitent à abandonner tout espoir et à prendre prématurément l'ornière de l'exclusion et de la marginalisation. Sans doute, faut-il au psychiatre dit de liaison une bonne dose d'angélisme pour accomplir ces gestes symboliques mais autant de lucidité pour ne pas s'en contenter et en méconnaître les risques.

Le principal d'entre eux tient à la difficulté même d'identifier ces risques et d'en prendre conscience dans des contextes cliniques souvent très lourds où interagissent des facteurs intriqués - somato-psycho- sociaux - un terreau favorable pour les conflits de pouvoirs rendant aléatoire le circuit des demandes adressées au psychiatre de liaison. Il lui appartient d'être à cet égard vigilant pour ne pas être instrumentalisé par des demandes institutionnelles qui risquent de faire sur le patient le contraire de l'effet recherché ; par exemple :

 - D'alourdir les représentations que chacun se fait de ses troubles en cautionnant un diagnostic psychiatrique qui sous le prétexte de mieux le soigner, entérinerait son exclusion d'un protocole de soin somatique particulièrement complexe ou coûteux.

 - De se prêter trop facilement aux demandes urgentes que lui font les équipes soignantes pour se débarrasser en fait sur lui des tâches dures, ingrates et psychologiquement très perturbantes ; par exemple l'annonce aux parents du décès de leur enfant ou de l'existence d'un handicap ; une psychiatrisation de ces situations graves de l'existence au prix d'un appauvrissement des relations soignants-soignés.

 - De répondre selon le modèle médical en systématisant les réponses spécifiques devant les moindres expressions de souffrance psychique, en court-circuitant la demande ou en la devançant au nom du principe de précaution ou du vœu récurrent de faire œuvre de prévention, ou au contraire en cherchant à s'en distinguer radicalement, par exemple en plaquant dans un cadre hospitalier et médical le cadre psychanalytique strict qui n'accepte que des patients en état de faire une démarche personnelle et impose à ceux-là une écoute silencieuse.

 - De participer à une pluridisciplinarité souhaitée, revendiquée mais de manière formelle comme faire valoir ou pour obéir à des conventions ou à une procédure d'accréditation, sans en tirer les conséquences au niveau des soins ou de l'implication des soignants.



Jean-Yves Hayez 



Je pense tout de suite au faux réseau, à la fausse complémentarité : ici, chacun continue à travailler dans son coin, prescrivant les actes et les démarches qu'il conçoit tout seul, prononçant les paroles qu'il désire, sans chercher à se concerter avec les autres. Néanmoins, administrativement, un réseau a été constitué ; il s'est réuni au moins une fois et des rapports écrits sont envoyés, parfois même à temps et à heure. Mais, à y regarder de plus près il s'agit d'une juxtaposition de gens et d'idées bien clivées. Personne ne cherche à savoir ce que pensent ni ce que disent les autres : personne ne cherche à comprendre comment jouent les influences ainsi provoquées ni si la famille n'est pas soumise à des contradictions ingérables.

Inversement, il existe le risque de quadrillage par le réseau des intervenants : ici, au lieu de constituer le lieu de brassage d'une pensée commune, vivante, incertaine, en construction lente, le Web des professionnels se transforme en un lourd lieu d'emprise. L'enfant et sa famille n'y ont vraiment plus droit à la parole, sauf pour demander quelques explications et dire merci. Ils doivent se soumettre à un discours de maîtrise et exécuter ce qu'on leur demande. Dans ce contexte, les intervenants et les institutions cachent bien leurs failles, leurs rivalités et leur bureaucratie, et mettent tout dysfonctionnement sur le dos du patient et de son entourage.

Dans un ordre d'idées proche de ce second risque, l'on peut citer l'illusion de la grande harmonie. Risque surtout présent quand les professionnels de disciplines complémentaires s'apprécient et ont une longue habitude de travailler en commun. Alors, ils peuvent se mettre à imaginer qu'une bonne équipe de liaison devrait finir par tout bien comprendre et tout bien gérer. Or nous savons qu'il restera toujours dans l'être humain individuel, familial …et professionnel du chaos, de l'imprévisible, du mystère. Nous non plus, les professionnels, nous ne sommes pas toujours au top : nous avons des jours avec et des jours sans. Nous avons des contre-transferts par définition irrationnels et liés à l'histoire de nos vies ; nous faisons des erreurs cognitives et, en référence à notre narcissisme, nous pouvons parfois nous obstiner à les maintenir, etc.

Dans le cadre de cette recherche de perfection scientifique et relationnelle, on assiste parfois à l'utilisation du travail de liaison dans une perspective mi-consciente, mi-inconsciente de domination intellectuelle sur la maladie et sur ses mystères ( Dell'acqua et coll. 1989  ). S'y mêle la perspective d'une gestion complètement efficace et hygiénique des problèmes rebelles et peu compréhensibles qui nous tombent dessus, le collègue de l'autre discipline étant chargé de débarrasser son collègue de ce que, au fond, celui-ci ne comprend pas. L'exemple le plus banal, c'est la transformation en un mal psychique de ce que la vieille médecine traditionnelle appelait un mal essentiel. Est-il toujours si certain que des douleurs abdominales récurrentes sont ipso facto psychogènes du seul fait qu' « on ne trouve rien » par le canal des examens organiques ... et que, par contre, le gamin est un peu stressé et vit dans une famille pas complètement harmonieuse ? Son accompagnement ne serait-il pas parfois plus fécond si l'on maintenait davantage d'incertitude et si l'on continuait à explorer et à expérimenter simultanément plusieurs pistes, en référence au vieux concept médical de trouble essentiel ?

Certaines familles s'accrochent farouchement à une représentation strictement organique de ce qui arrive à leur enfant : « Si elle fait ces chutes à répétition, ce ne peut être qu'en raison d'un problème cérébral qu'on n'a pas encore diagnostiqué ». De notre côté, parfois au moins, nous sommes pourtant raisonnablement sûrs qu'il s'agit d'un problème global, biopsychosocial, et que des facteurs psychiques, plus ou moins précisément cernables, contribuent au mal-être de l'enfant. Mais alors, face à ces familles qui ne veulent pas en entendre parler, faut-il vendre à toute force notre marchandise ? Ce n'est pas certain ! C'est parfois en raison d'une volonté de domination intellectuelle mal placée que nous insistons pour leur faire admettre qu'il y a du psychogène à l'œuvre !

Nous pourrions pourtant faire du travail utile, par exemple en commençant par parler d'éducation à la santé, et puis, mine de rien en leur demandant comment va leur famille, si nous ne voulions pas obstinément les acculer à reconnaître qu'ils vont mal psychiquement : ces familles que nous appelons « résistantes », à l'inverse de monsieur Jourdain, accepteraient bien de faire de la prose, à condition qu'on ne leur force pas à dire que c'en est !

Quelques mots pour conclure :



Jean-Yves Hayez



Nous avons évoqué la liaison dans son sens usuel : créer des liens de travail fonctionnels avec l'enfant, sa famille, et tous les professionnels qui s'en occupent. Dans ce réseau, il ne s'agit pas que de se répartir efficacement les tâches. Plus essentiellement, il s'agit de faire penser ensemble les personnes concernées, en ce inclus l'enfant et sa famille. Il s'agit de les faire se parler, de les faire se représenter leur situation de façon plus harmonieuse. Dans cette représentation commune, la dynamique qui opère entre famille et institution est aussi importante à mettre en place que les autres éléments.

Et finalement il s'agit de mieux sensibiliser l'enfant à lui-même, de l'aider à faire des liens sur ce qui se passe en lui et autour de lui, de rester un acteur de sa propre vie. Stimulé par le réseau, invité à penser et à se prononcer sur son avenir, il n'acceptera pas de s'enliser dans une dynamique de dépendance, même s'il est porteur d'une lourde maladie qui l'invalide partiellement.



Daniel Sibertin-Blanc : 



Parmi les nombreux métiers que les enfants rassemblent autour d'eux, le psychiatre est sans doute celui qui est le plus confronté à la nécessité de concevoir ses projets en veillant à leur intégration au plus près sinon au sein de l'environnement des enfants qu'il soigne. Il doit aussi faire la plus large place aux adultes qui exercent des responsabilités à leur égard. Pour rendre viable et créatif cet espace à la fois intime et en même temps largement ouvert sur leur monde privé et public, il doit, bien sûr après s'être fait accepter par ces enfants, établir une solide alliance avec leurs parents et délimiter le champ spécifique qui est le sien dans le respect d'une exigence éthique de confidentialité sans laquelle aucun travail psychothérapeutique n'est possible. Le concept de liaison s'impose dès lors à lui comme un mot-clef pour construire un dispositif censé tout mettre en oeuvre pour leur autonomie autrement dit pour sa propre fin, pour le faire admettre sans malentendus à ceux qui comptent dans l'environnement de ces enfants, pour favoriser les coopérations pluridisciplinaires et les conditions d'un dialogue vivant autour d'eux tout en essayant de les aider à comprendre le sens des obstacles qu'ils y mettent. Ainsi leur offre-t-il son temps, sa présence et sa pensée en sachant qu'ils s'en saisiront à leur guise et en feront ce qu'ils veulent, et que cette relation qui œuvre pour leur autonomie,

 

Notes

 


(3). * Le Robert, dictionnaire historique de la langue française.

(4). Si du moins il vit de l'intérieur les vertus d'accueil et de tolérance qu'on lui attribue souvent, ainsi que par la reconnaissance profonde d'un droit pour chacun à avoir un projet de vie personnel.

(5). Les plus psychanalystes des lecteurs vont peut-être faire des spéculations entre les angoisses vécues par Renaud face à l'agressivité qui grandit en lui et une manière très inconsciente dont il pourrait se représenter une responsabilité imaginaire dans l'accident de son père, gardien de la loi ... mais ce lien, Renaud ne le fait pas du tout ... et c'est comme pour le Web : à ouvrir indéfiniment de nouvelles pages en fonction de la séduction des liens hypertexte, finalement, on pourrait ne plus savoir où l'on est.

(*). * service dirigé alors par Mme le Prof. Danièle SOMMELET

(6). Vive les dessins, l'écrit ... et le Word qui m'ont permis de communiquer !



Bibliographie

 

 



Charlier D., Serrano J.A., Verougstraete C., Que réanime la réanimation d'un enfant ? In Agressologie, 1990, 31, 9, 18-22.

Compernolle T., Eco-psychosomatique : influence de la famille sur l'enfant malade et vice versa, in Thérapie familiale, 181, II, 3, 117-133.

Dell'acqua U., Paulhus E., Serrano J.A., Face à l'enfant qui souffre, Paris, Fleurus, coll. « Pédagogie psychosociale », 1989.

Hayez J.-Y. (dir)Le psychiatre à l'hôpital d'enfants, Le fil rouge, PUF, 1991.

Hayez J.-Y., Godding V., Sylvie (12 ans) et son asthme, in Rev. Méd. Psychosom., 1989, 19, 95-108.

Huyse F. and coll., Interventions in consultation-liaison psychiatry: the development of a schema and a checklist for operationalized interventions, in Gen. Hosp. Psychiatry, 1988, 10, 88-101.

Laplanche J., Pontalis J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, P.U.F., 1973.

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