Le texte qui suit a été rédigé par Françoise Peille, psychologue clinicienne, Ancienne attachée CHU hôpital St Vincent de Paul Paris

Le confinement, les adolescents les  enfants

 

J’arrive où je suis étranger

 Rien n’est précaire comme vivre
Rien comme être n’est passager
C’est un peu fondre pour le givre
J’arrive où je suis étranger

D’où viens-tu mais où vas-tu donc
Demain qu’importe et qu’importe hier
Le cœur change avec le chardon
Tout est sans rime ni pardon

Louis ARAGON

Cette inquiétante étrangeté que nous venons de vivre  m’a fait  penser   au  journal intime sous forme de lettres qu’auraient  pu écrire deux adolescentes, l’une Amina confinée dans un foyer de l’ASE, l’autre Marie confinée dans sa famille /Elles ont toutes deux 14 ans

Amina, dans son journal intime, qu’elle n’a plus touché depuis le confinement écrit ainsi la nuit.

 Bientôt dans quelques jours m’a-t-on dit on reprendra une vie normale, mais pour moi qu’est-ce une vie normale ? Il me semble que pour les gens, je n’ai pas une vie normale mais pour moi c’est ma vie.

Je dépends de l’Aide Sociale à L’enfance. Les uns disent c’est un cas social d’autres disent, c’est une enfant abandonnée ; moi je ne sais pas comment me définir.

 Voilà mon histoire : j’ai été confiée à l’ASE à l’âge de 3 ans j’ai peu de souvenirs d’avant ;  on m’a dit que ma famille c'est-à-dire mes parents étaient en difficulté sociale et qu’ils ne pouvaient m’élever. J’ai été dans une famille d’accueil pendant plusieurs années avant d’être ici dans un foyer .Je garde un bon souvenir de ce temps avec ceux que j’appelais  papi et Mamie   qui étaient gentils avec moi mais dont je n’ai pas  de nouvelles car  ils sont partis loin en province mais je me suis toujours sentie une étrangère,  surtout à l’école : chaque année on doit remplir la feuille avec le métier de vos parents et à chaque fois je sentais un coup au cœur pour remplir cette feuille et même en 2020 c’est encore pareil . Je ne comprends pas comment on n’a pas changé  cela, alors qu’on ne cesse de parler des droits des enfants !!! Mais comme dit la psychologue que je voyais  quand j’étais plus jeune : ce n’est pas les droits des enfants dont on devrait parler mais de leurs besoins

Pendant le confinement du moins dans les débuts j’étais bien, je pensais d’abord que j’étais comme tous les ados de mon âge confinés dans leurs chambres ; je restais des heures assise sur mon lit à regarder des  vidéo personne pour m’embêter  ni enfants ni adultes quoi le rêve !! ; Je ne regardais pas trop les infos parce qu’ils passaient leur temps à se disputer sur ce qu’il fallait faire : les masques ou pas,  les gestes barrières et les nombres de morts qu’on égrenait tous les soirs : tout cela ne concernait pas les  enfants et les  jeunes en général.
Maintenant ils ont décidé de dé confiner alors pour moi ??

Fini le calme : On va entendre à nouveau les portes qui claquent, les cris, les insultes de toutes part .Vont revenir les éducateurs. Il y a ceux qui prennent soin de nous sérieusement mais il y en a beaucoup «  qui n’ont rien à cirer » de leur travail et donc de nous. Des chefs de service qui n’écoutent pas nos plaintes même quand elles sont justifiées, peut-être parce qu’ils ont peur de se coltiner avec la violence de certains ado peut –être aussi parce qu’ils craignent les autorités au-dessus d’eux. Bref tout ça, parce que ce n’est pas leurs enfants parce que dans les familles les parents ne demandent pas tous les quatre matins à quelqu’un comment ils doivent faire ?

Moi je n’ai pas de famille ou bien j’en ai eu une mais elle n’a pas du savoir-faire avec moi puisqu’on m’a retirée ; un jour j’ai voulu voir mon dossier et j’ai su qu’un juge m’a retirée de ma mère pourquoi ?? Ce n’était pas écrit !!!

Parfois je suis triste pensant que je ne suis pas comme les autres et que je ne serai jamais comme mes copines de classe dans leur famille Mais d’autres  fois  quand j’ai le moral je pense que j’ai de très bonnes copines avec qui j’échange, je travaille bien en classe ce qui me permettra d’avoir un métier (ils appellent çà l’ascenseur social » et avec le caractère que ma vie a forgé, je m’en sortirai. 

Marie, 14 ans,    confinée dans sa famille  reprend son journal délaissé depuis quelques mois

Voilà que je te retrouve après plusieurs mois. Il faut dire que ce qu’on vit, en ce moment est très bizarre : mes parents et les adultes en général disent  que c’est inédit, étrange et incompréhensible avec les codes dont nous disposons. Tout le monde est privé de liberté, confiné, sort pour les trucs urgents c'est-à-dire les achats alimentaires, les sorties pour les animaux de compagnie (on a un chien à la maison et les 3 enfants se disputent pour le sortir) et pour le sport ou autre, chacun a une heure pour s’aérer comme hygiène quotidienne autour de un kilomètre de chez soi Il existe un papier comme laisser passer qu’on appelle « déplacement dérogatoire, autorisé». Nous devons l’avoir avec nous quand nous sortons.

Voici que je me retrouve  à 14 ans dans une situation particulière générée par ce confinement. Mon contexte familial est sans doute banal parce que je vis comme beaucoup d’autres enfants dans une famille recomposée. C’est ma vie, elle me fait souffrir parfois et sans doute davantage depuis le confinement qui a chamboulé tous mes repères

Mes parents ont divorcé quand j’avais 7 ans ; je suis à la garde de ma mère mais je vois régulièrement mon père. Cette régularité n’a pas toujours été ; souvent elle venait de lui  il n’avait pas le temps… parfois elle venait de moi par exemple quand j’ai eu mes deux demi frères. En fait ma mère s’est remariée avec mon beau père et a eu deux garçons avec lui  qui ont maintenant 10 et 8 ans. Maintenant ça va à peu près mais quand elle a eu mes frères, non mes demi-frères, elle ne s’est pas bien occupée de moi et j’allais plus souvent chez mon père. Mon père lui,  a souvent des amies à sa maison mais pas toujours, et aucune à demeure ; cela je préfère même si ma mère dit qu’il est instable et que ce n’est pas bien.

Alors le confinement pour moi ? Tout a été chamboulé dans ma vie. Bien sûr comme les autres élèves j’ai fait mon travail par télé distance et cela était assez facile. Ma mère était elle aussi en télétravail donc beaucoup moins disponible pour nous,  mais trop pressente, et elle m’a déléguée  pour le travail scolaire de mes frères. Si au début j’aimais un peu ça c’est devenu très vite un cauchemar  tout me revenait, :  leur naissance, l’absence de ma mère, l’abandon de mon père etc. 

Mon père je l’ai vu très peu pendant ces deux mois, d’abord son métier-il est infirmier- et n’a pu beaucoup se libérer pendant cette période où il était comme on disait dans les journaux « au front ». A la fois je l’admire pour ce qu’il fait  mais en même temps je pense qu’il ne s’occupe pas beaucoup de sa fille ; le soir quand à 20h on applaudissait les soignants une voisine dans mon jardin me disait on applaudit ton père !!! Alors cela  faisait plaisir un peu !!! Mais cela me donnait un arrière-gout amer.

  Maintenant on annonce dans quelques jours la fin du confinement ;

Alors quel sera notre demain pour nous les enfants et pour moi ?  

L’école ne reprend que petit à petit avec  des précautions dingue ! Il parait nous a dit la voisine qui est institutrice en maternelle qui recommence la première qu’elle a 18 pages de consignes pour accueillir des enfants de cinq ans ; ils ne pourront plus se toucher ni jouer au ballon ni prendre des cubes sans que ce cube ait été lavé et que le gamin se soit lavé avant et  après ; comme dit cette dame à ma mère autant rester chez soi !!! ;

Je pense que ma mère va reprendre son travail en présence, un jour sur deux ; mes frères doivent reprendre dans une semaine ou deux ouf !!!

Mon père ? je pense que je vais le voir  une semaine sur 2 les weekend mais je suis assez angoissée. Vais –je le retrouver le même ? Je pense et j’espère qu’il a hâte de me revoir  mais j’ai plein d’incertitudes dans ma tête  à ce sujet comme à beaucoup d’autres.

J’ai toutes les préoccupations des ados sur la vie l’avenir etc mais en plus celles de ma situation familiale : Pourquoi mes parents se sont séparés ? Est-ce qu’ils ne  m’aimaient pas assez pour rester ensemble ou alors est ce  que c’est à cause de moi-  ?, ils m’ont dit tous les deux que je n’y étais pour rien et qu’ils m’aimeraient pareil ce qui n’est pas vrai parce que impossible puisque ce n’est plus pareil !

Réflexions personnelles de l'auteur 

 L’apparition de ce virus d’abord en Chine puis en Europe avec ses conséquences sanitaires et sociales a été  un traumatisme collectif  et aussi individuel dont l’impact avec le confinement a  des effets pour chacun selon son rapport au monde.

Dans un premier temps on pouvait penser que ce sort commun de l’humanité et sa lutte contre ce virus nous aurait unis dans l’adversité et cela a pu être ainsi  dans un premier temps, le temps  de la sidération .Cependant, on a très vite compris comment  cette catastrophe  nous a ramené chacun de nous dans ce qu’il a de plus intime et souvent de ce qu’il y de plus fragile en nous. Beaucoup de philosophes, sociologues et autres experts en feront l’exégèse.

Cette épidémie, par le bouleversement qu’elle provoque dans les quotidiens, par l’incapacité de quiconque à en maîtriser l’évolution, ébranle la croyance en un monde qui serait ordonné, objectivé par la science. 

Je me centrerai sur les enfants et ce que leur témoignage et les échos que j’ai pu en avoir nous fait comprendre.

Pour ce qui est des enfants confiés dans des institutions notamment ceux confiés à l’ASE tous leur repères ont été chamboulés et toutes leurs angoisses exacerbées. Un petit garçon de 5 ans dans un foyer s’accrochait à la  porte de l’établissement pour réclamer de voir sa mère ; plusieurs soirs il  ne voulait pas se coucher et malgré les paroles de l’éducatrice,  rien ne pouvait l’apaiser. Quand cet enfant était en détresse, ce n’était jamais la même éducatrice qui pouvait être une référence affective  puisque les adultes professionnels étaient aussi bousculés donc peu disponibles.

Un éducateur témoigne et souffre de son impuissance pour consoler des petits qui n’ont pas eu de visites ni de sortie chez leurs parents  Une éducatrice d’un foyer d’ados témoigne :

On est plus susceptible de faire des crises pendant ce confinement. Un jeune en a étranglé un autre, l'éducatrice a dû le taper à coups de balai pour qu'il ne le tue pas. Un autre éducateur s'est pris une chaise et s'est ouvert l'arcade. On a dû intervenir, et même faire appel aux flics.

Des paroles d’ado entendues :  

« On n’est pas dans un foyer pour vivre des choses plus difficiles que chez nous »

Mes parents étaient violents et on m’a retiré ; Ici maintenant c’est bien pire dit une adolescente.

Je ne suis pas contente qu’il n’y ait  pas d’école. J’y avais beaucoup de copines et au moins là on vivait dans la normalité de la société.

Un éducateur en AEMO [1]fait part de son expérience avec les jeunes dont il s’occupe

Les jeunes en studio, on passe les voir habituellement plusieurs fois par semaine. Là, ils se retrouvent seuls dans 15 m2 avec peu de ressources pour s'occuper. Souvent, ils n'ont ni télé, ni Wifi.

L'enfermement peut aussi les ramener à des événements traumatiques qu'ils ont vécus dans leur enfance. Beaucoup ont perdu la notion du temps ; dormant le jour et vivant la nuit. 

Une adolescente dans un studio écrit à une copine :

La première semaine je suis tombée malade. J'avais du mal à respirer et j'avais des montées de fièvre. C'était angoissant de rester seule.

Une jeune fille Marie 17ans qui avait été retirée récemment de chez sa mère à la suite de violences familiales  s’exprime ainsi

J’ai attendu trois ans pour qu’on me croie et maintenant je suis en foyer et plus personne ne s’occupe de moi ni ne me parle depuis le confinement .Il y en a beaucoup qui sont ici pour d’autres raisons Peut-être qu’on est protégé de la violence mais c’est tout, comme si la «  Protection sociale  » était confinée aussi !

Beaucoup de témoignages similaires ont pu être recueillis dans ces situations d’enfant, enfant en situation de handicap, enfant hors de sa famille et confié à des Services sociaux, enfant dont l’équilibre familial a été perturbé par un divorce récent ou moins récent mais qui n’était pas stabilisé sur le plan affectif

Il semble que pour les enfants les conséquences délétères se sont révélées à plusieurs niveaux.

La  continuité : Le changement brutal de mode de vie qui nous a tous perturbé plus ou moins a été très difficile pour eux. On sait que pour tout enfant et surtout à des périodes clefs de son développement la permanence des personnes qui s’en occupent,  les rythmes journaliers  manger dormir aller à l’école, jours sans école et loisirs habituels sont des facteurs indispensables à son développement : les périodes clefs étant la petite enfance et l’adolescence qui elle est   déjà par essence un bouleversement physiologique et psychique difficile à gérer pour l’enfant et son entourage .Cette pandémie a mis en cause la structuration  de l’espace et du temps ce qui est dit par les adolescents : très vite je ne savais plus quel jour on était, et à propos d’un  adolescents l’éducateur rapporte qu’il dort le jour et vit la nuit tous les repères étant chamboulés   

La confiance : les adultes et les enfants plus encore ont besoin de certitude dans leur façon d’être au monde. Or dans cette période où la seule certitude est que l’évolution est incertaine. Or chacun après la période de sidération et de stupéfaction veut trouver des boucs émissaires qui n’ont pas su ou pas pu faire face

Cette inquiétude et cette dissension des adultes ne peut qu’altérer la confiance des enfants envers les adultes c'est-à-dire leurs parents Cette mise en scène du doute que l’on entend toute la journée  ne peut que susciter les thèses complotistes pour les plus fragiles et atteindre la confiance des enfants. D’une manière générale les enfants ne sont que des éponges qui éclusent les angoisses des adultes qui leur sont proches. Ils ont été  pour la plupart soumis à une injonction paradoxale : n’ayez pas peur mais voyez comme nous sommes tous angoissés.

Cette crise sanitaire dont on ne sait pas encore l’issue  mais dont on est sûr qu’elle engendre et engendrera des conséquences sociales économiques  et géopolitiques dont les plus fragiles comme  les enfants en payeront le prix.  Elle ébranle toute l’organisation de nos liens et de nos appartenances, socle de notre existence.

Il est urgent aux parents et aux professionnels de recréer ces liens. Ce sera aux professionnels de l’enfance de faire preuve de créativité pour que la sève de la vie se réanime, que chaque enfant retrouve son jardin de plaisir. Ainsi parents et enfants inventeront un chemin de vie qui leur sera propre.

Si la vie n’est pas un long fleuve  tranquille si on est bien amarré la traversée sera plus facile.  

Françoise Peille

Psychologue clinicienne

Ancienne attachée CHU hôpital St Vincent de Paul Paris

18 Rue Corneille 91230 MONTGERON 

0631425232

 

[1] AEMO éducateur en milieu ouvert