Texte réalisé le 15/03/2022
En exergue de ce texte, je désire exprimer mon sentiment d’horreur et ma profonde tristesse à propos de la violence qui se déchaîne en Ukraine. Une fois encore, la loi du plus fort va très probablement s’imposer pendant un certain temps. Puisse cette douleur nous encourager à défendre patiemment nos valeurs de fraternité et de démocratie. Elles finiront par l’emporter !
Mes propos concernent centralement les enfants jusqu’à six ans, mais l’on peut s’en inspirer pour leurs aînés, notamment les plus sensibles et les plus introvertis.
Dès trois ans, les tout-petits « attrapent au vol » et mémorisent des expressions verbales inhabituelles dites par leurs proches, surtout si elles sont chargées d’émotions, comme l’angoisse, la tristesse ou la colère: « Ça y est, c’est la guerre… Des gens comme nous, c’est terrible… Et tu as vu les petits enfants dans le métro? Poutine est fou… Pourvu que ça n’arrive pas chez nous! ». Et autant, dans une certaine mesure, pour les images de la TV.
Ils se pénètrent de ces termes et de l’émotion des adultes, d’abord sans y comprendre grand-chose, leur imagination palliant à leur ignorance, souvent de façon noire : « Poutine, ne serait-ce pas de la mauvaise grenadine ? Et les réfugiés, des tas de chats agressifs qui se cachent dans les recoins de la maison, comme Minou s’y réfugie parfois? Et n’y a-t-il pas des gros camions menaçants sur le chemin de l’école, comme j’ai vu dans une ville à la TV? ».
En grandissant, leurs connaissances concrètes, factuelles s’enrichissent et ils savent ce qu’est la guerre, mais ils ont encore mille questions secrètes sur ses enjeux et ses liens possibles avec eu : « J’ai peur que vous soyez plus là ; j’ai peur des tanks sur les pistes de ski », finit par dire un petit garçon de cinq ans, interrogé par ses parents suite à des cauchemars tout récents…
Pourtant, spontanément, ils gardent secrètes leurs idées et opinions les plus « sérieuses », les plus personnelles. Pourquoi ? Parce que, ils le savent d’intuition, le statut social des tout-petits, c’est de se taire à propos des choses sérieuses, censées ne pas les intéresser. S’ils ouvrent la bouche, on ne les écoute pas, on leur dit plus ou moins gentiment qu’ils sont trop petits ou l’on se moque d’eux. D’autres ont peur de faire de la peine à leurs parents avec leurs questions. Les plus jeunes ont même peur que leur pensée soit magique, c’est-à-dire qu’ils provoquent l’occurrence concrète d’un événement redouté du seul fait d’en parler.
Pour beaucoup, c’est donc le long silence sur toutes ces idées qui les préoccupent et, sauf occurrence de vrais drames, le temps qui passe, avec ses nouvelles sources d’information, finit par éclaircir et dégonfler ces nœuds d’angoisse. Peut-être pourrions-nous néanmoins les débarrasser plus rapidement de ces inutiles fardeaux !
Les plus sensibles, eux, montrent qu’ils sont envahis par des angoisses nouvelles: difficultés d’endormissement, cauchemars, résurgence de l’angoisse de séparation, refus sociaux inattendus, nervosité et irritabilité à la maison, etc.
Quelques-uns exorcisent leurs angoisses par des dessins et des histoires de mort ou par des jeux guerriers à la récré. Il est même important pour leur développement qu’ils s’y identifient en alternance aux « bons » et aux « méchants ».
A l’instar d’une partie des familles et des écoles qui s’y emploient déjà très bien, comment accompagner au mieux ces soucis souvent secrets des tout-petits ?
L’essentiel, c’est d’accepter qu’ils existent chez beaucoup ! Et donc nous pouvons d’abord veiller à leur épargner la confrontation à ces mots et images inquiétantes qui ne les impliquent en rien, surtout si celle-ci est inattendue, non commentée et répétitive - c’est la répétition du quasi-identique qui finit par faire effraction en eux !- Et donc, attention aux images de la TV, à notre langage quand ils sont censés jouer à côté, et même à l’ambiance de vie quotidienne, positive ou insécurisée, que nous véhiculons pour le moment !
Mais c’est comme pour le corona : malgré nos précautions, il est inévitable que, ici et là, des graines de mots, d’images et d’émotions inquiétantes pénètrent leur espace psychique. Gardons donc les yeux et les oreilles bien ouverts ! Les plus audacieux en diront peut-être quelque chose, directement à nous, en parlant entre eux ou dans leurs jeux, évoquant plus qu’à l’accoutumée des batailles, la mort, la disparition « C’est moi Poutine…Tu es mort, je t’ai tué…Son papa, il est à la guerre…On se cache sous la table, c’est à cause des bombes ». Signes à saisir au vol pour entamer le dialogue !
Pour la majorité, celle des silencieux, nous pouvons amorcer la pompe à un moment de la vie familiale estimé intéressant, qui sera bien limité dans le temps : «Qui a entendu le mot guerre? Ukraine? Qui sait ce que cela veut dire? » Pour les moins évolués verbalement, on peut même imaginer que papa et maman se parlent à table à leur intention mais sans s’adresser directement à eux, en se limitant à quelques mots simples !
Lorsque les tout-petits sont encouragés à parler et sont écoutés avec patience et bienveillance, nous serons souvent stupéfaits et même émerveillés de découvrir ce qu’ils savent déjà, pensent et imaginent à tort ou à raison sur des sujets graves !
C’est d’un dialogue dont ils ont besoin, et pas d’une séance d’information ! Nous sommes invités à les écouter patiemment, en allant à leur rythme, en les aidant à déployer leur point de vue subjectif, et en réfrénant ce maudit réflexe qui veut critiquer tout de suite, rectifier les erreurs de connaissance, protéger et consoler à toute allure et à tout prix, en étouffant du même coup la poursuite de leur expression verbale.
Après, quand ils nous auront bien fait comprendre leur vision de la guerre, avec les sentiments et les questions qu’elle entraîne, il est encore temps de partager avec eux des éléments de notre savoir et quelques émotions et questions que nous vivons, nous aussi. Nous pouvons également rectifier en douce certaines erreurs ou fausses croyances qui les habitent, quand elles leur font du tort, sans les assommer pour autant de la toute-puissance de notre savoir : Si Louise a peur que des méchants soldats attaquent la maison familiale, qu’elle explique d’abord de quoi il s’agit pour elle : prenons-la au sérieux et assurons-la que bien d’autres enfants (et quelques adultes ?) ont aussi ce genre de peur! Et puis, nous nous devons d’ajouter avec assurance qu’il n’en sera rien et que nous resterons bien là, près d’elle, pour la protéger des dangers !
Certains qu’il n’en sera rien? Le petit enfant doit pouvoir s’appuyer sur un savoir authentique mais simplifié, à la mesure de ses capacités cognitives et émotionnelles. Une discussion plus élaborée, qui évoquerait de faibles probabilités inquiétantes sème la confusion en lui, voire l’amène à s’accrocher mentalement à l’inquiétant-improbable. Lui épargner quelque temps cette part de discussion, ce n’est pas lui mentir, mais le respecter !
Lors de la crise du corona, j’ai rencontré trop de petits enfants confus, agités et hyperangoissés parce que surinformés : trop de détails, trop d’abstractions, trop de probabilités autour des risques variables, qu’ils étaient incapables de hiérarchiser avec sérénité !
Réaction de mme le Dr Lalinon-GBano, du Bénin, au printemps 2022
C'est un très beau texte, sensible, philosophique, personnel, que j'ai beaucoup de plaisir à joindre à mon article:
Le Pr. Jean-Yves Hayez, par ce texte, exprime son sentiment d’horreur et de profonde tristesse à propos de la violence qui se déchaîne en Ukraine. Cette situation où le plus fort du moment s’impose aux populations qui en subissent les conséquences, surtout les plus vulnérables. Il nous convie à puiser au cœur de cette douleur, des forces pour défendre patiemment nos valeurs de fraternité et de démocratie. Il nous demande de garder l’espérance au cœur, dans la foi que nos valeurs humaines l’emporteront sur la violence... un jour.
Je n’ai pas connu de contexte de guerre, mais je peux comprendre profondément ce que vit le professeur Hayez.
Je viens de recevoir une jeune personne, 18 ans. Elle est partie, mais elle est toujours là en moi. Hésitante, fragile ; elle tâtonne au cœur de sa vie. Elle est de milieu modeste. Il y a 15 ans, alors qu’elle n’avait que 3 ans, sa mère est décédée. Dans la foulée, alors que son père les amenait à l’école sur sa moto, elle et son frère aîné, une voiture débouchant à vive allure les ramasse et les laisse pour morts...
Elle n’est pas morte, mais elle porte les séquelles des deux coups de la mort qui a arraché sa mère et l’a raté de justesse. Elle a depuis toujours des douleurs fortes dans la poitrine et de violents maux de tête. Mais la précarité matérielle n’a pas permis une prise en charge médicale systématique. Massage, automédication, elle est souffreteuse. «Je tombe tout le temps malade et quand les douleurs sont fortes, je ne peux rien faire. J’ai eu le CEP en 2019 (12 ans) mais je n’ai pas pu progresser. Actuellement, mon père boit beaucoup, et quand il est ivre, il ne se contrôle pas. Je suis placée chez une mémé...»
La mort a frappé. Quelqu’un a heurté avec violence... Des situations similaires et récurrentes sont décrites par les enfants et les jeunes que nous écoutons, où les enfants et les jeunes sont victimes de grandes violences liées aux personnes, aux situations ou aux événements : viols, abus sexuels, maltraitances, trafics, morts violentes des parents, violences conjugales, persécutions spirituelles ou mystiques... Auxquelles s’ajoutent les petites phrases distillées dans l’atmosphère de la maison par les adultes.
«J’ai pleins de choses dans ma tête. Parfois je suis sûre que ça va exploser. Si au moins ça explose tout d’un coup je peux me reposer. A quoi je sers ici ? Pourquoi le malheur s’acharne sur moi ? C’est peut-être moi qui apporte le malheur. Mon papa est alcoolique, éméché... Quel est le prochain malheur ? Pourquoi je ne suis pas morte ? ...»
Traumatismes... Séquelles... Angoisses. Très grande tristesse Désespérance au sujet de sa propre vie.
Elle égrène les mots un à un. Ils sortent difficilement de son corps apathique.
Nos tout-petits et la guerre. Nos tout-petits sont parfois submergés, épuisés par des guerres quotidiennes : obstacles, handicaps, luttes, et tous ces environnements nocifs qui pénètrent les enfants, les adolescents et les jeunes. L’imaginaire devient alors le refuge qui leur permet de construire un monde meilleur, magique, ineffable ; de s’évader de ce corps endolori, maltraité, détesté...
Le statut des tout-petits, c’est de se taire. Face à des situations qui s’imposent à eux pendant longtemps, alors qu’ils sont vulnérables, et qu’ils savent qu’ils ne seront pas écoutés, qu’ils n’auront pas raison, qu’ils risquent de provoquer un cataclysme en parlant... Ils gardent silence avec les fantômes qui les hantent où les fées qui les font rêver. Rêveries et ruminations encombrent certains et les rendent absents au monde présent, en classe, à la maison... D’autres se surinvestissent dans une activité, dessin, sport, études... Certaines idées noires ressassées vont nourrir des envies suicidaires...
A partir de ma pratique professionnelle avec les enfants, les adolescents et les jeunes, je peux attester des impacts psychiques des guerres et conflits sur les enfants. Les guerres armées comme les guerres quotidiennes mettent les tout-petits à l’épreuve et peuvent menacer leur épanouissement. Ils sont au front ! Tous les enfants de tous les pays sont sensibles, fragiles ou vulnérables et méritent que les adultes leur épargnent des processus guerriers. Qu’il soit en Afrique, en Asie, en Australie, en Amérique ou en Europe, chaque enfant plongé dans une guerre mérite qu’on lui donne la parole, qu’on l’écoute, qu’on l’accompagne au mieux. Chaque enfant plongé dans la guerre mérite que l’on tire la sonnette d’alarme. Toutes les guerres nous déshumanisent. Il n’y en a pas de propres et de sales.
A tous les enfants au cœur d’une guerre j’aimerais tant dire que «Des méchants ont attaqué un pays loin d’ici ; ils ne vont pas venir chez nous.» Mais je ne puis le dire, car je sais que la guerre est de leur quotidien, même si elle n’est pas reconnue par les autres. Mais aussi parce que je n’en suis pas sûre du tout que les méchants ne viendront pas chez nous... Il y a des puissants qui décident du moment de la guerre, des bonnes guerres et des mauvaises... Je puis par contre dire aux enfants, et le leur manifester par ma présence empathique, mon accompagnement et mon investissement personnel que nous espérons que demain sera meilleur, que nous travaillons qu’il ne soit pas pire, et que nous les accompagnerons autant que faire se peut vers le bout du tunnel.
Ce sont nos valeurs humaines et nos forces intérieures ; notamment notre relation à une transcendance qui nous soutiennent et font de nous des piliers, des tuteurs de résilience... Pour aider l’autre à devenir malgré les entraves. Nourrir d’affection, panser les diverses plaies, être avec.
L’espérance est notre carburant, voire notre moteur.
Alors, oui à la simplification. Oui à la parole rassurante qui ne prend pas en compte des probabilités trop faibles pendant un temps indéterminé. Non, je ne suis pas certain à 100% que la guerre n’arrivera jamais chez nous. Mais à l’heure actuelle, je rêve de construire avec les petits un savoir commun que je résumerais comme suit : « Des méchants ont attaqué un pays très loin d’ici. Ils ne vont pas venir chez nous. Nous allons les gronder très fort parce qu’ils ne peuvent pas, c’est mal ! Papa et maman (excusez-moi d’être un peu traditionnel…) vont toujours rester près de toi, et te protéger ».
Si j’avais quatre ans, il me semble que semblable échange m’aiderait à passer une nuit tranquille !