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INTRODUCTION

 

 Nous savons  ce qu’est un traumatisme psychique, au sens strict du terme : un « événement » effrayant, brutal, imprévu et soudain agresse l’enfant. Celui-ci se sent comme paralysé, en danger de mort imminente et  impuissant pour lui faire face. Les « images et les mots », constitutifs de l’événement font effraction dans son psychisme et le désorganisent significativement. 

Certains enfants réagissent pourtant rapidement et contribuent alors à se dégager de l’agresseur qui leur tombe dessus, voire à sauver d’autres personnes. Cette reprise de contrôle précoce les aide à retrouver plus rapidement un fonctionnement psychique plus maîtrisé et serein. D’autres se laissent plus massivement envahir, parce que basalement plus anxieux ou plus passifs, ou parce qu’il n’y a vraiment pas moyen de faire face. 

Dans les semaines qui suivent, - parfois avec un temps de latence – des images et des questions pénibles persécutent l’enfant. Elles sont constituées du souvenir traumatique, plus ou moins déformé parce que s’y mêlent d’autres images pénibles déjà sous-jacentes ou créées pour la circonstance. Viennent concomitamment des questions, que l’enfant génère dans l’après-coup.  («  Pourquoi est-ce arrivé ? Et arrivé à moi ? Comment est-ce que j’évalue ma gestion de la situation ? Ai-je des séquelles ? Cela peut-il recommencer ? Si oui, comment prévenir ou faire mieux face ? Etc. » ) 

Et le souvenir traumatique continue à graviter parmi d’autres « photos » pénibles déjà présentes dans les albums de photos qui s’entremêlent dans le monde intérieur de l’enfant. Et il les réactive : l’agresseur externe qui a brutalisé sauvagement maman, ça fait repenser beaucoup plus fort à toutes ces diverses disputes inquiétantes entre papa et maman. Et bientôt cauchemars et autres réminiscences viennent exprimer en les mélangeant diverses sources anxiogènes déjà bien à l'ouevre la mémoire de l’enfant. 

Et il n’y a pas que l’angoisse ; il y a aussi la perte de confiance dans le pouvoir protecteur des adultes, l’impression d’être davantage seul, la tristesse, la désillusion, la mauvaise humeur parfois, le besoin de redevenir petit et de s’abriter à nouveau sous la jupe des mères. 

Lorsque le traumatisme est isolé, dans les bons cas, ce qui se passe ensuite « démontre » à l’enfant que le monde extérieur n’est pas « si » dangereux. Il reçoit aussi davantage d’écoute, de protection et de tolérance, au moins transitoirement. Et donc, petit à petit, les images et idées les plus pénibles se dégonflent comme elles sont venues. L’enfant reprend confiance, et en lui, et dans le monde extérieur. Il n’est pas si rare néanmoins que demeure une charge anxieuse anormale, ciblée sur des expériences qui auraient une « composition » identique ou analogue à l’expérience traumatique. Par exemple, rester incapable de passer devant tel endroit ; éviter tel type d’aliments après un étouffement… 

Même si le traumatisme a été isolé, dans les mauvais cas, l’enfant présente des caractéristiques défavorables d’équipement ou de structuration psychique ; ou alors, il n’est pas bien accompagné ; ou encore l’événement traumatique est porteur d’une symbolique particulièrement défavorable. Alors, l’enfant peut rester très longuement marqué par des angoisses diffuses, de la dépression, de la perte de confiance en soi et de la passivité.

 

Et lorsque les événements traumatiques se répètent (2) ? Beaucoup d’enfants sont capables de pseudo-adaptation : à l’avant-plan, ils se détachent de leurs sentiments et de leurs images traumatiques et ils se robotisent. A l’arrière-plan, leur trop-plein émotionnel avec les idées et images qu’il connote, faites d’angoisse, d’indignation et rage, est susceptible de se décharger occasionnellement, erratiquement, le plus souvent face à des stimuli évocateurs : crise de panique ; crise de rage ou d’agression d’autrui à première vue inexplicable … 

J’en ai rencontré, de ces enfants ou adolescents traumatisés de la sorte, et je souhaite vous associer à quelques-unes de leurs histoires.

 

 

Dans son appartement d’Afrique, Samantha ( cinq ans et demi ) vit l’agression de sa famille par un bandit bien armé : son père est enfermé sans ménagement, sa mère menacée d’une machette, l’homme gesticule et crie pour savoir où il y a de l’argent. Le petit frère ( trois ans ) dort à l’étage et ne se rendra compte de rien. Samantha court contre sa mère, autant pour se blottir que pour la protéger et la consoler, car la maman est terrorisée. Et puis, après un temps « interminable », l’agresseur, plus minable que vraiment dangereux, se sauve sans avoir rien emporté. 

Dix jours après, la famille consulte notre centre de crise (3) : un collègue adulte s’occupera des parents et moi, principalement de Samantha : le petit frère semble largement épargné par la tempête. 

 

Première consultation : 

 

Je reçois toute la famille et je les fais parler de leur vie à quatre. Puis, de l’agression avec suffisamment de détails, en insistant sur les interactions, les échanges verbaux et les émotions vécues ; je souligne notamment les moments où les victimes ont été actives ( Samantha qui court protéger sa mère ; le moment où elles vont délivrer le père, etc. … ) Je manifeste aussi très explicitement mon empathie ( « Ooooh ! … C’est terrible … c’est dégoûtant » ) Les deux enfants n’ont pas participé beaucoup au récit, mais davantage écouté en dessinant. La maman commente « A la maison, Samantha parle beaucoup de ce qui s’est passé, mais pas ici, parce qu’elle sait que je me mettrais à pleurer » Je me contente dligner la probable gentillesse de la petite fille, pour peu qu’il en soit bien ainsi. 

 

Quelques consultations avec Samantha seule, sur une période de deux mois : 

 

La première fois, j’ai demandé à la fillette si quelque chose lui faisait peur ou la rendait triste quand elle y pensait et elle m’a répondu « C’est quand papa et maman se disputent » 

Voici probablement l’illustration d’une considération théorique énoncée plus haut : l’image traumatique en réactive d’autres, déjà présentes dans le psychisme de l’enfant, parfois encore plus pénibles et opérantes pour lui, et c’est de celles-ci dont il fait part, exclusivement ou mélangées à l’évocation du traumatisme. 

Nous parlerons donc de ces disputes, j’essaierai d’en comprendre la portée dans l’économie familiale, ainsi que le rôle que Samantha se donne pour y faire face et je lui ferai quelques suggestions à ce propos. Je prendrai également l’initiative de m’en ouvrir à mon collègue, qui travaille avec les parents, pour qu’il en discute avec eux à l’occasion. 

Voici aussi l’illustration de l’imprévisibilité du sujet humain ! Samantha m’interpelle là où je ne l’attends pas tout à fait, en dehors de mon a priori ( « Je vais l’aider en « nettoyant » son souvenir traumatique, une sorte de débriefing » ) Respecter le sujet, c’est certainement entendre ses préoccupations comme il les exprime, mais sans nécessairement se limiter à travailler la dimension la plus spontanée de son expression.

 

Après, je propose à Samantha de dessiner, et elle me représente un bandit qui veut casser une maison. Je choisis alors de rester dans l’imaginaire : nous nous transformons en policiers, elle et moi et – sur sa suggestion – nous tuons le bandit, coupant le dessin en morceaux et le jetant à la poubelle : Qu’elle se redonne du pouvoir – un pouvoir de vie et de mort -, tout imaginaire qu’il soit, n’est pas pour me déplaire : il me reste à vérifier, à l’occasion, ce qu’il en est de son affirmation de soi dans la réalité.

 

A une séance ultérieure, en combinant figurines de plasticine et du jeu Playmobil, Samantha met en scène une petite fille qui « joue » à échapper à l’autorité de son papa et à le faire courir derrière elle, dans tous les sens du terme. Elle prend tout son temps à faire varier des situations où elle gagne toujours. Soudain, elle y met fin en décidant de partir, sans permission, dans un pays étranger ; mais là, un bandit l’attend et la tue : Eh oui, au terme de son impertinence, et surtout quand elle commence à concrétiser le désir indépendance qui s’éveille en elle, cette petite fille oedipienne est encore bien démunie quand la protection parentale lui fait défaut ! … Peut-être se sent-elle aussi quelque peu coupable pour avoir pris son envol sans crier gare. 

Je suggère que la famille cherche la petite fille, trouve le bandit et lui règle son compte, ce qu’elle accepte avec enthousiasme ( je réintroduis donc de la sorte l’idée qu’une protection par l’environnement est possible ) Je lui demande ce qui va arriver avec le corps de la petite fille assassinée : elle me dit que ses proches la retrouvent et la pleurent ; elle couvre son corps de plasticine pour faire une tombe, et elle installe la famille autour, avec une fleur en papier.

 

  

Je suis ému car ce petit bout de sujet humain de cinq ans me montre qu’elle a déjà compris l’au-delà de la mort : la conservation spirituelle et la permanence  de la relation au-delà de la mort du corps. Je lui propose donc de m’engager, moi aussi, dans l’hommage à cette petite morte imaginaire, en lui chantant une petite chanson. Spontanément, ma capacité de rêverie aidant, je chante doucement la comptine « l’oiselet » ( « Dessous ma fenêtre, y a un oiselet … » ) Et quelle n’est pas ma surprise d’entendre Samantha enchaîner avec « Ouvrez, ouvrez la cage aux oiseaux … » Sans commentaires. Le reste de la thérapie brève fut analogue : elle répéta encore l’une ou l’autre fois, et l’évocation de ses traumatismes, et celle de la place qu’elle aimait prendre à ce moment-là de sa vie dans le triangle oedipien.

 

 

La famille d’Arthur ( dix ans ) et de Gaëtan ( treize ans ) a été home-jackée deux fois en trois ans. La seconde attaque a eu lieu il y a trois semaines et a été particulièrement brutale et traumatisante : Cinq personnes armées et cagoulées ; le père que l’on monte à l’étage et que l’on tabasse plus d’une heure pour qu’il livre les secrets financiers de la famille ; la mère et les deux enfants ligotés, muselés sous la surveillance malveillante de deux malfrats ; les trois du haut qui redescendent et menacent d’enlever Arthur parce qu’ils n’ont pas reçu assez ; finalement, ils palabrent et s’en vont, non sans avoir terrorisé leurs otages pour qu’ils n’avertissent pas la police avant un certain temps. C’est Arthur qui peut se défaire le premier de ses liens et délivrer les autres. 

Ici aussi, les parents sont accompagnés par d’autres collègues de notre centre de crise. La première séance, je reçois la maman, Arthur et Gaëtan et je procède à mon habitude, comme je l’ai déjà expliqué pour Samantha. Lorsqu’il s’agit de raconter l’événement et ses conséquences, la parole circule entre eux de façon très fluide. Je constate petit à petit que Gaëtan a l’air plus résilient, et a retrouvé davantage d’humour et de confiance en soi que son frère ; dans la famille, il est décrit comme un dominant, sûr de lui, là où Arthur est à la traîne avec une assez mauvaise image de lui. D’ailleurs, Gaëtan ne voudra jamais me rencontrer seul … 

Au-delà des faits et des émotions qui s’y sont vécues, nous parlons aussi des idées, questions et interactions qui ont pris place dans l’après-coup. Je m’engage en faisant des commentaires à leur sujet et souvent, en soulignant le bien-fondé à mes yeux de ce que j’entends ; je félicite Arthur qui a pu être actif pour délivrer sa famille ; je reconnais la valeur du mouvement régressif actuel, qui fait que toute la famille dort ensemble ; je m’intéresse aux nouvelles mesures de sécurité prises par les parents pour mieux protéger la maison ; je m’enquiers sur les dialogues qu’ils ont noués avec leurs fils à propos de l’avenir. 

Je demande aussi aux garçons si certaines remarques ou idées entendues les ont blessés après les faits. Arthur me répond combien il est exaspéré par la frime de certains de ses copains, idiote à ses yeux. ( « Moi, j’aurais pris une Kalachnikov … moi je me serais barré et j’aurais appelé les flics, etc. » ) Il n’y lit évidemment pas le moyen utilisé par ses amis pour dénier les angoisses, mais plutôt une disqualification de sa personne qui elle, s’est avérée impuissante. 

Après leur départ, je me demande comment aider Arthur, intéressé par revenir, alors que le fait du dédoublement imprévisible de ce traumatisme majeur rend précaires les techniques de réassurance habituelles, basées sur le cognitivisme et une réflexion sur les probabilités. 

Je m’en tiens à l’idée d’écouter soigneusement son discours spontané et aussi de renforcer le droit qu’il se donne déjà éventuellement à l’affirmation de soi dans sa vie quotidienne, associé à une réflexion sur les moyens de celle-ci. Renforcer son assertivité, ça n’empêchera pas un très hypothétique troisième home-jacking … mais cela diminue le sentiment d’insécurité, d’impuissance et la mauvaise image de soi que les événements ont exacerbé !

 

Ce projet va se réaliser les quelques séances suivantes, avec des échappées surprenantes :

a) A ma demande, Arthur raconte un cauchemar : les cagoulés sont revenus et torturent son frère, surtout ses mains qui deviennent bleu-noires. Puis, ils se décagoulent et donc son frère qui les a vus doit mourir … 

Je passe transitoirement sous silence mes hypothèses sur ce qu’il m’indique de la relation parfois houleuse et à tout le moins ambivalente entre son frère et lui. Dans son rêve, il a l'air de se venger de ce frère dominant, dont les mains ont dû parfois bien le triturer ! Les séances suivantes, Arthur réévoquera son agressivité portant sur la représentation du frère. Par exemple, lors d’une histoire construite à partir d’un squiggle à la Winnicott, il me dira que c’est spécifiquement à un adolescent qu’une sorcière vend une pomme empoisonnée, et que cet ado en attrape partout de gros boutons « encore plus que ce qu’ils ont vraiment » ( J’ajouterai « et on dit aussi qu’il perd tous ses charmes avec les filles et les poils au-dessus de son zizi », ce qui fera bien rigoler Arthur ) Cet imaginaire nous permettra d’évoquer petit à petit les relations à son vrai frère, tissée d’ambivalence ; Arthur s’attribue déjà néanmoins spontanément des moyens de se défendre des agaceries et moqueries de Gaëtan, je les reconnaîtrai au passage et je l’encouragerai à les utiliser. 

Toujours dans la foulée de ce cauchemar raconté, je lui demanderai si les visages décagoulés des agresseurs peuvent, par un trait ou l’autre, évoquer de vrais agresseurs qu’il aurait connus à un moment donné de sa vie. « Non », me répond-il d’abord. J’insiste pour qu’il réfléchisse … je lui fais dessiner les deux visages comme il les a vus dans son cauchemar, et c’est alors qu’il peut associer sur d’anciennes expériences d’agression : un condisciple qui les embêtait très fort, lui et ses copains quand ils avaient cinq ans … et son grand-père paternel, un patriarche devant qui tout le monde file doux, même son père. Arthur ajoute avoir été choqué les quelques fois où il a vu son grand-père disqualifier méchamment sa grand-mère pour des maladresses qu’elle avait commises. Et mon encouragement à l’assertivité, dans tout cela ? Je propose à Arthur de faire des jeux de rôle : il se débarrasse du copain embêtant … et aussi, il est censé avoir quinze ans, et il dit à son grand-père ce qui le choque. Nous faisons des séquences de jeux de rôle brèves, en interchangeant les rôles, et je constate avec plaisir qu’Arthur me dit ce qu’il a sur le cœur  quand j’ai le rôle de son interlocuteur ; je lui complique exprès un peu la vie par de la contr’argumentation, mais il résiste bien : je ne veux pas aller plus loin, je suis content et je lui dis que je suis très heureux de la manière claire et tranquille dont il se fait comprendre, ou plutôt dont il se fera sans doute de plus en plus comprendre en approchant ses quinze ans.

 

b) Une autre fois, toujours à partir d’élaborations nées de squiggles, Arthur met en scène un garçon puni pour avoir tout simplement touché un champignon vendu par une sorcière, à lui et à sa sœur alors qu’ils étaient seuls à la maison : il lui pousse des oreilles de lapin qui, sur son dessin, ressemblent plutôt à des oreilles d’âne. Je passe sous silence des hypothèses qui me viennent autour d’éventuelles angoisses et culpabilité masturbatoires ou liées à des jeux sexuels, et ici aussi, je me centre sur l’assertivité : Va-t-on ou non retrouver cette sorcière, que lui dire ? etc. … 

Mais quand je regarde Arthur je constate que, pour du vrai, ses oreilles sont très décollées ; et sa maman m’avait dit que, dans l’ensemble, il n’était pas très bien dans sa peau. Néanmoins, ne serait-ce pas « sauvage » de ma part que de passer d’un morceau d’imaginaire ( les oreilles en pointe de son dessin ) à une hypothèse sur sa vie réelle ( « Arthur, as-tu un problème avec tes oreilles ? » ) Je décide de ne rien lui dire directement mais deux jours après, je téléphone à sa mère pendant les heures scolaires ; je lui parle de la thérapie d’Arthur, qui progresse, mais je lui demande aussi si son fils ne s’est jamais montré préoccupé à propos de ses oreilles. « Oui, bien sûr, me répond-elle, au point de ne plus vouloir porter de lunettes pour que les branches n’écartent plus ses oreilles. Pensez-vous qu’il faille le faire opérer ? » C’est l’occasion alors d’échanger quelques idées à ce propos et de plaider davantage pour une communication empathique que pour des mesures chirurgicales trop rapides.

 

c) Et ainsi, de fois en fois, avec des centrations occasionnelles sur son traumatisme et d’autres sur sa vie relationnelle, en fonction du matériel amené et des associations verbales qu’il entraîne, ainsi donc Arthur regagne-t-il une confiance raisonnablement bonne dans la présence de ses propres forces et dans la vie.

 

 

Dans un contexte de grand banditisme, le papa de Robin ( sept ans ) est assassiné à son domicile alors que toute la famille dort à l’étage. Robin a deux sœurs aînées, que je ne rencontrerai jamais, car elles sont censé mieux assumer les événements. Pour lui, c’est plus difficile, entre autres parce qu’il était « le » garçon adulé par son père. Après les faits, la famille a été protégée par la police – c’est à dire déménagé secrètement, comme dans les meilleures séries américaines -, parce que la mère a collaboré. C’est une psychologue de la police des mineurs qui  demande que je rencontre l’enfant en urgence ; je ne connaîtrai jamais son vrai nom, ni leur lieu de résidence, et deux policiers en civil attendent et veillent dans la salle d’attente. 

Dans leur maison de remplacement, Robin s’agite comme un lion en cage, énervé, anxieux, opposant ; il dit entendre des voix de diables qui dictent son comportement ( un comportement de qui-vive et d’agressivité, comme faire mine d’étrangler sa sœur )

 

Au début la mère, que je reçois avec l’enfant, est méfiante si pas hostile : vraie femme de chef, révoltée, narcissique, elle préférerait arranger cela elle-même. Il y aura donc deux ruptures les trois premiers mois de la prise en charge ; la psychologue de la police fait alors preuve d’insistance face à l’aggravation des symptômes, ce qui permettra qu’un apprivoisement de la mère se mette en place lentement : ainsi après chaque séance de Robin, je prenais soin de recevoir dix, quinze minutes la mère et l’enfant pour parler de l’évolution de celui-ci et des problèmes qui se posaient à la maison.

 

Au début de ses rencontres avec moi, Robin, très agité et peu cohérent, me dit « J’ai des vrais diables dans ma tête, tu dois les faire partir » ; il se tient la tête et  se la frappe même contre le mur. Il m’explique « Ils me disent tout le temps des saletés : Méchant ; fais-le enculer par ton père ; sale gamin … ils appellent ma mère et disent : ² Tu es une pute ² » Un vrai déchaînement de reproches orduriers contre soi et contre sa mère et un appel à une puissance archaïque que le père n’a pas pu avoir ! J’essaie de figurer les diables par des marionnettes, et me fais jeter : « C’est pas ça, c’est des vrais diables » Je propose que Robin – et moi – répondions quelque chose à haute voix à ces diables, mais il me répond qu’ils n’écoutent pas. Je lui suggère néanmoins de persévérer, commentant que je suis persuadé que l’on va gagner et pouvoir renvoyer ces diables dans leur sale pays. J’aurais voulu pouvoir médicamenter Robin, mais pas question avec la mère qu’il a ! 

Je suis  persuadé que, chez ce petit garçon  basalement bien adapté à la réalité, cette forme très figurée de la dimension agressive du stress post-traumatique va aller en s’atténuant : c’est le sort de toutes les réminiscences, qui peuvent commencer par prendre  des formes quasi-hallucinées chez les jeunes enfants. 

N’empêche, pendant quelques séances, ce sera des variations sur le thème des diables. Petit à petit, Robin acceptera de les dessiner.

 

 

 

Eh oui, même le diable a un nombril

 

Il s’adressera même avec moi au diable du dessin, mais en commentant tout de suite après : « Tu n’as rien compris, il est vraiment dans ma tête » Je ne peux pas m’empêcher de rétorquer : « C’est une idée à toi, elle dit que tu es fâché sur toi et sur tout le monde, et tu l’appelles diable »

Robin : « Non, il existe et il est parfois fâché sur maman »

Dr Hayez : « Parce qu’elle n’a pas su protéger papa et le garder en vie ? »

Robin : « Non, il déteste encore plus papa que maman »

Dr Hayez : « Peut-être que toi aussi, comme le diable, tu es fâché  sur ton papa parce qu’il est parti »

Robin ( criant ) : « Fais sortir ce diable de ma tête … »

 

Et voici comment le diable a commencé à s’en aller. Un peu plus tard, en présence de sa mère, Robin me raconte que le diable lui dit « Ton papa est un sale con » Robin crie « Non, papa n’est pas un sale con » Je lui demande alors si je peux raconter une histoire. Robin va sur les genoux de sa maman pour l’écouter ; à ma demande, il s’autorise même à en élaborer quelques composantes ( histoire interactive ) Au fur et à mesure que l’histoire se met en place, il s’apaise et pleure, blotti sur sa mère, en appelant tristement « Papa … papa » La mère a les larmes aux yeux. 

L’histoire est  apparemment toute simple : c’est celle d’un garçon de dix ans, Ronald, qui s’entendait très bien avec son père, un grand coureur automobile ; celui-ci lui avait même déjà appris à conduire ( « Moi aussi, s’écria Robin, j’allais sur les genoux de mon père et je tenais le volant » ) :

 

Un jour, en course, le papa a deux secondes de distraction et se tue. Ronald est très triste, mais aussi un peu fâché parce que son papa a été distrait et donc, qu’il les a abandonnés. Quand il va sur la tombe de son papa, il lui dit parfois « T’es parti … t’es un sale con » Puis, il pense qu’il est le plus sale gamin du monde pour penser des choses si méchantes. Un jour, Ronald ose en parler à sa maman qui lui répond « Je te comprends … tu es fâché parce que tu l’aimais beaucoup … ça m’est arrivé à moi aussi de lui dire des gros mots »

 

Histoire construite ensemble, je le rappelle, et qui m’a semblée contribuer à ce que Robin comprenne sa propre agressivité et s’en sente moins coupable. A la séance suivante, sa pulsion de vie, sa résilience ont pris le dessus et il m’amène le dessin du petit garçon et de sa fleur ; il l’arrose, il l’aime.

 

 

 

 On ne parlera plus que sporadiquement des diables, qui viennent encore de loin en loin l’embêter, mais avec qui il a pris l’habitude de mener des dialogues musclés.

Pour le « pousser » un peu, j’imagine un second dessin, où un voleur vient la nuit pour prendre la fleur du petit garçon, et la cacher très loin dans une caverne.

Mais Robin fera récupérer la fleur, après que l’enfant, tout seul, a emprunté le revolver de sa mère : il tirera plus vite que le voleur, qui a pourtant un bazooka. Robin commencerait-il donc à reprendre confiance dans le pouvoir protecteur des adultes, via sa mère et le revolver de celle-ci ( peut-être bien réel, au demeurant ! ) ?

 

Sa mère me rapporte le comportement difficile et opposant de Robin à la maison : avant, c’est face à son père qu’il filait doux. On en parle, on parle de la valorisation de l’enfant et des règles. J’ajoute pour Robin que ce n’est pas toujours drôle pour des grands garçons costauds d’obéir à une femme, mais que c’est ainsi, quand le papa est mort, et que son papa, dans le ciel, lui demande certainement de le faire. Je savais aussi, par ailleurs, que la relation père-mère n’était pas faite de domination-soumission, et je peux donc évoquer à Robin combien son papa, lui, était gentil avec sa maman. 

Après cela, Robin ira de mieux en mieux et se montrera même oedipien, sensuel avec sa mère, en lui disant qu’il veut se marier avec elle et en l’invitant à danser.

 

Je termine cette évocation par un dernier extrait, qui donne beaucoup à réfléchir quant à la constitution de l’Idéal du Moi, si l’on veut bien  se souvenir qu’il s’agissait du fils adulé d’un grand truand. 

Robin, seul, me raconte que sa maman lui a parlé de Dieu … il en a compris qu’un homme s’était pendu un jour à une croix. Le dialogue s’éteignant, je dessine un petit Nounours  et je lui propose de raconter une histoire à partir de là. Robin va s’identifier au Nounours. Il me redessine alors, en haut, l’homme pendu à sa croix « de l’autre côté de la porte de la mort ( sic !) … Il a fait quelque chose de très grave, tué des gens, et il s’est pendu pour demander le pardon » De péripétie en péripétie, le nounours délivrera cet homme, en vainquant les diables dissimulés autour de la porte de la mort.

 

 

 

 

Puis, l’homme sera opéré, malgré fleuves de sang qui coulent, par le nounours devenu docteur et moi qui aide ce nounours. 

Il est bien reconstruit dans toute sa puissance. Finalement, l’homme promettra d’être bon et résistera à la tentation de voler.

 

 

Robin travaille-t-il mentalement sur le pourquoi de la mort de son père ? En arrive-t-il même à l’idée que c’est une punition méritée et qu’il vaut mieux conduire sa vie de façon plus morale ? Ce pourrait être intéressant, comme résultat … Il faut noter aussi le repentir de l’adulte ressuscité. 

Le travail mental entre le Bien et le Mal, la folie et la raison, continue  à osciller dans sa tête quelque temps : à une séance suivante, il raconte en souriant l’histoire d’un fou qui massacre tout le monde et coupe les gens en morceaux. Je lui propose de reprendre le rôle de Ronald, déjà évoqué, qui avait reçu trois missions de son père : tuer les fous, veiller sur sa mère et soigner les gens. Robin accepte avec enthousiasme.

 

Vers la fin, les séances s’espacent. Un jour pourtant, les comportements de Robin se tendent à nouveau, parce que l’on vient de retrouver l’assassin de son père. Je demanderai à le rencontrer rapidement, mais il viendra avec des pieds de plomb. Commentaire de la mère « Il n’avait pas fort envie de venir … Il est triste, il redemande beaucoup son père » Ce sera l’occasion pour moi de reconnaître positivement ses sentiments : Moi, je ne suis pas son papa, mais simplement un docteur – ami - ; alors parfois, quand on est très triste, on n’a pas envie de voir ses amis. On préfère rester avec la personne disparue et parler avec elle. Sourire de Robin. 

 

 

Notes

 

2   Comme  certaines catégories de maltraitance sexuelle ; des faits de guerre… 

3 Nos deux services, de psychiatrie et de psychiatrie infanto-juvénile, ont organisé conjointement une petite unité de crise, qui s’occupe principalement de problèmes traumatiques. Elle travaille ambulatoirement, mais, bien coordonnée avec des services hospitaliers, elle peut garantir une hospitalisation brève et transitoire si nécessaire ( Pr Dubois, Mr Vermeiren, Pr de Becker )