Le vécu des intervenants psycho-sociaux face à l'abus sexuel et autres maltraitances
Françoise Peille
Les INTERVENANTS PSYCHO-MEDICOSO-SOCIAUX FACE AUX ABUS SEXUELS ET AUTRES MALTRAITANCES: COMMENT EXERCER CES METIERS IMPOSSIBLES ?
Dès1925, FREUD écrivait:" Il y a bien longtemps déjà que j'ai fait mien le mot plaisant qui veut qu'il y ait trois métiers impossibles: Eduquer, soigner, gouverner ". En 1937, dans "Analyse terminée et analyse interminable", il qualifiera à nouveau d'impossibles les métiers sous-tendus par les désirs fondamentaux de transmettre, soigner, exercer un pouvoir.
Or, nous tous, qui nous occupons "des enfants des autres", avons choisi, pour des motifs conscients et inconscients, des professions en rapport avec ces désirs fondamentaux.
Et 70 ans après, cette assertion reste essentiellement valable pour chacun.
Avec la Convention Internationale des Droits de l'Enfant, le développement des sciences humaines et biologiques, la possibilité d'être informé à l'instant de tout ce qui se passe dans le monde, l'Enfance est un concept agissant, mais qui se vide de sens tellement chacun de nous, adulte, professionnel ou pas, véhicule sa propre image, ses propres convictions, sa propre idéologie .
Toujours ressenti comme l'âge le plus précieux de l'existence, elle est le siège de tous les paradoxes et de toutes les contradictions.
C'est ainsi qu'au désir d'enfant à tout prix, et à la maîtrise partielle de la procréation, se manifeste parallèlement une diminution du nombre d'enfants dans les familles, ce qui fait dire au démographe SUTTER, à propos du contrôle des naissances : "C'est quand les Français se sont mis à s’intéresser aux enfants, qu'ils ont commencé à ne plus en vouloir beaucoup".
Les malheurs des enfants du Biafra ont à l'époque " fait recette ...." . "Malheur à l'enfant dont la misère n'est pas montrable" a-t-on pu écrire, à celui dont les caméras absentes n'auront pas su nourrir une émission propice à un record d'audimat.
Cela, pour comprendre comment il nous est difficile de "raison garder", et comment les idéologies de tout bord voudraient nous permettre de faire l'impasse de toute la conflictualité interne, et de toute la passion qui nous anime quand il s'agit d'enfant, et qui plus est, ... d'enfant malheureux.
Le désir d'enfant, notre souvenir réel ou reconstruit d'avoir été un enfant dépendant de l'amour parental et du comportement des adultes, est d'une puissance exigeante dans toute notre existence, que nous ayons ou non des enfants, que nous nous occupions de nos enfants ou des enfants des autres.
Dans cette journée consacrée à cette délicate et angoissante question des "abus sexuels concernant des enfants" la tâche est difficile d'apporter un tout petit éclairage qui nous aidera, j'espère, à mieux travailler demain;
Violence et sexualité sont les deux composantes du problème des abus sexuels à enfants.
Cette présence va mettre à l'épreuve notre fonctionnement interne, et il faut savoir reconnaître que cela nous oblige à faire appel à notre propre système défensif.
Qu'en est-il de notre propre violence ? Comment avons-nous aménagé nos pulsions agressives et sexuelles ? Comment notre agressivité peut-elle basculer dans la violence ?
Qu'en est-il de nos désirs infantiles concernant la sexualité de nos parents, de notre curiosité, de nos désirs de savoir, de nos interdits ?
Les abus sexuels, l'abandon, la séparation, autant de thèmes qui ne nous laissent pas dormir tranquille.
Nous sommes pris d'un sentiment d'injustice, cherchant dans toute situation, un coupable : les parents, l'administration, les juges, la société.
Nous sommes plongés brutalement dans les zones les plus archaïques de nous-mêmes, qui nous empêchent souvent de penser, par la sidération qu'elle entraîne.
Cette violence, il faut savoir la reconnaître à l'extérieur et en nous . Comme dit Rémy PUYELO ( pédopsychiatre )à propos des placements : "Le placement est une violence qu'il faut savoir reconnaître pour en faire une alternative du possible".
Pour nous tous intervenants, à quel titre que ce soit : juge pour enfant, médecin, psychologue, assistant socio-éducatif de l’enfance, inspecteur, .... devant toute situation d'abus sexuels dans laquelle nous avons "à intervenir", le seul fait d'avoir à intervenir dans les affaires des autres, et plus particulièrement dans les affaires de famille.. est une tâche exorbitante et angoissante...
Bien sûr certains protagonistes, travailleurs sociaux auprès des enfants et des familles, sont plus exposés. Il faut savoir cependant que personne n'échappe à cette violence, aux projections, même s'ils ont plus facilement bonne conscience parce que leur fonction et leur tâche - ou leurs relations avec les familles - sont plus distancées, ou mieux balisés, comme par exemple les inspecteurs de l'A.S.E. ou les juges pour enfants.
Cependant, les projections sont inévitables, et aboutissent parfois à des prises de décision qui n'ont rien à voir avec la réalité d'une situation.
Deux exemples pris dans mon travail actuel en sont l'illustration :
Illustration un: Récemment, une fillette de 10 ans est placée depuis un an dans un centre éducatif. Le père a tué il y a quelques années sa femme, c'est-à-dire la mère de la fillette. Ce monsieur a fait 5 ans de prison. A la sortie de celle-ci, il a recouvré l'autorité parentale, qui avait été déléguée à une tante. Il a repris contact depuis sa sortie de prison avec ses enfants. Après un an de placement, et des visites du père à sa fillette, le juge pour enfants nous demande une évaluation des relations entre l'enfant et son père.
Dans le cadre de mon travail, je rencontre la fillette et j'ai aussi quelques entretiens avec le père.
Fin juin, nous faisons un rapport au juge en demandant que cette fillette puisse rencontrer plus souvent son père en allant au domicile de celui-ci, proposant au juge un accompagnement de ces rencontres. Parallèlement, le père demande au juge pour enfant, une audience pour recevoir ses enfants chez lui.
A la suite de mon rapport et de l'audience chez le juge, nous recevons un refus du juge pour enfant concernant l'hébergement de cette enfant chez son père ; le juge nous écrit: " Vous semblez oublier que Monsieur X est un père criminel, et avant toute décision de rencontres plus fréquentes, je fais faire une expertise psychiatrique de ce Monsieur ".
Illustration deux: Dans le même temps, nous demandons une audience au juge pour une autre enfant sensiblement du même âge. Placée en raison d'une grande conflictualité familiale et d'un père paranoïaque. Nous sommes inquiets des retours de cette enfant de chez son père les week-ends. Elle revient dans un état d'excitation important, et peut-être faudrait-il restreindre l'hébergement.... Le juge nous écrit : "Je vais faire une enquête auprès de mon service sur la situation de la jeune Marie. En attendant, je ne pense pas souhaitable de supprimer l'hébergement chez le père dans l'intérêt de l'enfant... "
"L'intérêt de l'enfant" ?
Voilà une notion que l'on voit dans tous les rapports, et pour lequel chacun de nous, en toute conscience, pense détenir la clé.
Quel est celui qui ne travaille pas dans l'intérêt de l'enfant ? On pourrait dire, comme DESCARTES du bon sens, que c'est "la chose la mieux partagée, parce que tout le monde s'en trouve bien pourvu".
Cependant, il faut savoir reconnaître que l'intérêt de l'enfant passe essentiellement par notre filtre personnel. L'intérêt de l'enfant est celui de l'enfant que nous avons été, ou que nous aurions voulu être. Il est celui de nos désirs infantiles et de nos regrets, et des frustrations que nous avons subies dans notre enfance et dont nous voulons réparation...
Tous ces mouvements projectifs, s'ils sont inévitables, s'ils sont reconnus, s'ils sont source d'angoisse parfois, doivent être compris comme suscités par la pathologie relationnelle que nous abordons dans les abus sexuels et non comme un aspect inavouable, monstrueux de notre propre fonctionnement. D'où notre position de grande vulnérabilité et l'importance de ne pas être isolé, en se dotant d'un espace pour parler. Espace où nous pourrons faire une élaboration qui va du chemin de l'extérieur - c'est-à-dire de la réalité des faits - à notre propre vécu.
Pour cela, il faut avoir une certaine complicité avec sa propre enfance, ne pas l'occulter, ne pas l'idéaliser peut-être, mais l'avoir toujours en référence..., référence qui nous servira de repères à ce que vit l'enfant qui nous parle, et dont nous avons à nous occuper.
Avec les éducateurs, dans un centre où je travaille, il m'arrive fréquemment, quand ils parlent d'un enfant de 8-10-12 ou 14 ans, et qu'ils interprètent ce qu'il pense ou ressent, je leur demande d'essayer de penser à eux-mêmes quand ils avaient cet âge-là, et qu'auraient-ils pensé d'un événement semblable ou proche, si cela leur était arrivé...
Illustration trois: Il y a quelques années, une petite fille de 6 ans qui nous avait été confiée à la suite d'un mauvais traitement de la part de sa mère, était revenue d'un week-end particulièrement violent en famille ; sa mère l'avait frappée et provoqué une hémorragie nasale, parce qu'elle n'avait pas su lui répéter sa table d’addition.
Chacun de nous avait été particulièrement ému par cette situation, et dans le cadre de mes entretiens, je rencontre Adèle. On parle de ce week-end, et à mon grand étonnement, Adèle me dit spontanément : "Je voudrais seulement que mes parents s'aiment une petite goutte de plus !"
Cette petite fille m'a donné ce jour-là une grande leçon d’humilité, et une grande aide à la compréhension de ces phénomènes de maltraitance...
Savoir écouter un enfant
ce n'est ni le précéder, ni expliquer pour lui. Il est essentiel, que prendre le temps d'écouter l'enfant, c'est prendre le temps d'élaborer en référence à la spécificité de son fonctionnement, et à son niveau de développement et de maturation sexuelle.
Nous savons tous comment très tôt dans l'existence, l'enfant fait des hypothèses sur la sexualité, sur la façon dont naissent les enfants selon ses désirs et ses craintes, et comment les fantasmes les plus contradictoires peuvent coexister malgré le souci de certains parents de leur expliquer très tôt avec "planches anatomiques à l'appui". Celles-ci d'ailleurs n'ont aucun intérêt pour l'enfant, mais servent à tamiser l'angoisse des parents.
Là aussi, il faut faire appel à ses propres souvenirs, sa propre enfance.
L'enfant va nier souvent ce qu'il voit, échafauder de nouvelles théories à partir de nouvelles découvertes de son corps, et selon le plaisir qu'il y trouve ; mais toujours dit FREUD, "il continue sa rumination intellectuelle et ses doutes, prototype de tout travail de pensée ultérieure touchant la solution des problèmes de la vie".
La découverte et la transmission de la sexualité n'est donc pas une affaire d'intelligence, mais elle est fonction des désirs propres à l'enfant et de la sexualité de ses parents, qu'elle soit exprimée ou non.
Comme écrivait une jeune fille : A l'âge de 6 ans, je savais comment on fait un enfant dans tous les détails, mais à l'âge de 18, je ne savais pas comment embrasser un garçon".
Parler de sexualité à un enfant, c'est parler de sa propre sexualité dans ce qui la constitue par rapport au couple parental. En parler à l'enfant d'autrui, comporte une ingérence dans la place que la sexualité des parents prend dans celle de l'enfant; et, lorsqu'il s'agit d'abus sexuels, et qu'il y a confusion de la "tendresse et de la sexualité", l'adulte professionnel ne peut qu'être renvoyé à sa propre confusion, à sa perplexité infantile devant les mystères de la vie et à sa propre culpabilité.
Même s'il n'y pense pas, l'adulte embarrassé par cette scène dont on lui parle, et dont il a connaissance par l'enfant ou par quelqu’un d'autre, lui en désigne un autre, et encore un autre, pour arriver à la culpabilité de son enfance.
Car toute histoire d'enfant comporte le besoin d'aimer et d'être aimé, d'amener vers soi (étymologie de séduire : se ducere) qui ne peut se faire qu'aux dépens d'un autre.
Comme les mauvais traitements, s'il y a parent abuseur, il y a enfant abusé, ce qui n'est pas là pour souligner sa culpabilité, mais pour montrer que l'enfant représente et éveille le désir que meut la séduction.
Si la sexualité humaine peut exiger la satisfaction par la violence manifestée, elle peut être aussi cachée, passer par la tendresse, ce qui la rend plus difficile à reconnaître et à traiter.
Lorsque le professionnel s'empresse de vouloir déculpabiliser la victime, quel est donc cet empressement ? Est-ce le plaisir que l'enfant aurait pu en retirer qui dérange tant l'adulte ? A-t-il peur de se sentir obligé de condamner l'enfant ?
C'est sans doute, et toujours, le petit enfant séducteur coupable que nous avons été, qu'il faut déculpabiliser.
Le sentiment de culpabilité de l'enfant parfois exprimé, il faut l'entendre, il faut essayer de comprendre ce qui le constitue dans la réalité des faits qui nous sont transmis, pour ne pas se hâter de le nier ou de le disqualifier. Il peut y avoir pour l'enfant des satisfactions, qu'elles soient d'ordre sexuel, affectif ou matériel; les reconnaître, c'est déjà se mettre en position d'y répondre de façon plus adéquate, c'est-à-dire toujours en fonction du vécu de l'enfant plus qu'en fonction de notre embarras d'adulte.
Il faut savoir aussi respecter le silence de l'enfant. Si l'enfant ne nous a pas choisi comme interlocuteur, et que dans notre fonction, il n'est pas indispensable d'avoir une information le concernant, nous avons nous aussi à garder le secret.
En revanche, quand l'enfant ou l'adolescent nous fait une confidence grave sous le sceau du secret, nous avons à lui dire que nous ne pouvons garder cela pour nous, sans pour autant lui en demander l'autorisation.
Comme on dit plaisamment, le secret c'est la chose qu'on ne dit qu'à une seule personne à la fois.
Dans la réalité des secrets, on sait très bien que souvent lorsqu'on fait une confidence " Surtout ne le dites à personne", c'est une façon de désirer bien au contraire, que la chose soit enfin sue.
La confidence faite, elle est souvent pour chacun "cadeau empoisonné", mais cadeau cependant, car elle nous valorise par l'élection qu'un enfant ou un adulte a fait de nous dans cette confidence, et les adultes que nous sommes, courent le risque de la fascination, du désir de garder pour soi en cherchant une justification dans la situation qui nous est transmise.
Cadeau empoisonné certes, car lourd à porter, impliquant de notre part un jugement, une condamnation ou un déni: "... c'est monstrueux, ce n'est pas possible"; refus que l'enfant ait été - ou soit encore - un objet sexuel, et que l'adulte agresseur ait pu porter son désir sexuel sur cet enfant.
Oublier sera le mot-clef de la réaction défensive des adultes. On le retrouve chez les adultes proches de l'enfant. Quand l'abus est intra familial, ce qui est le cas le plus difficile et le plus fréquent, la plupart des mères ne portent pas plainte, ou retirent leur plainte.
Mais oublier sera aussi pour les professionnels que nous sommes, la réaction défensive immédiate. Dans cet oubli recherché, il y a l'angoisse de ce que l'enfant peut dire, et notre souhait d'adulte de le renvoyer à sa place d'enfant non désirable, sans regard et sans parole sur la sexualité adulte.
Reconnaître ce désir d'oublier de notre part, reconnaître le désir de l'enfant de se rétracter, est une étape essentielle chez tout travailleur social.
"Si l'enfant a parlé, s'il reconnaît sa souffrance, c'est" comme le dit WINNICOTT, "qu'il n'a pas perdu espoir ".
Cependant, il faut savoir qu'il y a un "syndrome d'adaptation" de l'enfant victime d'abus sexuel, comme l'a décrit SUMMIT dans une enquête aux Etats Unis en 1983.
Les paroles ou les "dires" de l'enfant ou de l'adolescent ne seront pas celles que nous attendons souvent, et s'il faut mettre des mots sur la souffrance, il faut se méfier de nos mots d'adulte, et de nos fantasmes d'adulte.
Une fillette qui avait subi des attouchements sexuels de la part de son beau-père, me disait quelque temps après : "Il m'a fait mal un jour, pourtant d'habitude, il était très gentil".
Car l'enfant en "quête de tendresse", d'autant plus qu'il a été carencé dans sa relation précoce, est livré à l'adulte dans "une confusion des langues" comme dit FERENCZI. Parfois, l'enfant ne voudra retenir que le manquement de tendresse, et sa souffrance quelquefois physique, mais toujours psychique, ne sera pas reconnue dans un premier temps; la souffrance est toujours exprimée avec beaucoup de honte, mais pas toujours avec une détresse apparente. Le cheminement de l'enfant quand il exprime ce qui lui est arrivé, est un cheminement que l'on ne pourra comprendre qu'après coup. Il y entre souvent des sentiments complexes : Il y a parfois une violente jalousie, une rivalité de la fratrie qui a permis d'accuser un adulte, etc. L'enfant ou l'adolescent doit mettre en doute sa propre famille.
Et tous ces mouvements : blessure narcissique, honte, jalousie, rivalité fraternelle, et remise en cause de sa propre famille, sont des sentiments bien connus de nous tous, et qui mettent en branle notre propre économie psychique.
Il faut savoir que notre propre attitude, notre accueil à la parole de l'autre, facilitera ou non les capacités de l'enfant à dire sa souffrance, avec des mots à lui que nous avons à respecter et à reprendre, et non à modifier.
Les scènes évoquées, on le sait, induisent toujours chez nous malaise et parfois sidération . Il faut essayer de récupérer sa faculté de penser, car penser c'est établir des liens, ejustement les passages à l'acte dans les abus sexuels court-circuitent la pensée.
Lorsque l'enfant ou l'adolescent ne peut s'exprimer ou se rétracte, il faut s'interroger sur notre écoute à son égard. Y a-t-il eu une rencontre ratée ? N'a-t-il pas trouvé en nous le "tiers fiable" ?
Il faut aussi reconnaître à l'enfant le droit de ne pas dire la même chose à chacun des interlocuteurs avec qui il s'exprime. Il est évident qu'il ne dira pas la même chose à l'expert qui l'interrogera le cas échéant, à l'éducateur d'A.E.M.O. qui a une relation avec lui, à l'Assistante Sociale qui a une relation suivie avec sa famille, au psychologue et ou au médecin... Là aussi il faudra se méfier de nos positions qui sont sous couvert de savoir la vérité, ne sera souvent que le reflet de nos rivalités professionnelles.
Il y a quelques années, une adolescente à l'orée de sa majorité, a révélé à son éducatrice, que son père avait abusé d'elle depuis sa petite enfance, jusqu'à son placement à 12 ans. A peu près dans le même temps, elle en parle à sa mère : les deux parents sont Tunisiens, séparés, mais toujours en grand conflit.
Dans un premier temps, la mère qui poursuit de sa haine son mari, dit que ce père mérite la mort, puis elle demande à sa fille de se rétracter, car dit-elle, si elle révèle cela, elle ne pourra se marier. La procédure judiciaire se met en marche. Le père est en prison; il nie toujours les faits, mais ce qui se passe, c'est que Sabrina ne donne plus la même version des faits à l'Assistante Sociale qui suit la famille, qui la connaît bien , et qui surtout connaît sa mère. Devons-nous à tout prix rétablir la vérité, ou laisser à Sabrina qui a pu exprimer sa souffrance, le choix de ses interlocuteurs et la façon d'en parler ? Il s'est trouvé aussi que Sabrina, qui ne veut pas revoir son père, a pu en parler aussi autrement au médecin de l'établissement, qui va voir le père en prison.
Face à ces traumatismes, il faut respecter les défenses que les jeunes mettent en place. Défenses qui modifient souvent la manière de vivre avec les autres.
Il faut accueillir avec le plus grand soin et respect, les revendications exprimées par les victimes, mais il convient chaque fois de se demander quel sens aura la réponse pour elles et quelles sont les motivations qui nous poussent à les donner.
Répondre trop directement, ou trop, ou au pied de la lettre, est souvent court-circuiter le travail nécessaire de l'appareil psychique, pour que la victime puisse aussi élaborer son problème.
Protéger l'enfant, c'est bien sûr avant tout éviter la répétition et bien souvent on tergiverse trop longtemps au nom de la "sacro-sainte autorité parentale" et du "droit des parents". Mais c'est aussi l'aider à ne pas reprendre pour son propre compte la relation que l'abuseur lui a imposée, à reconnaître la distorsion introduite dans la relation parentale, et à penser aussi que l'abuseur n'est pas que. Il peut toujours rester - sauf dans des cas extrêmes - pour l'enfant quelque chose de bon.
"Ma mère est toujours ma mère", me disait une adolescente qui avait subi des mauvais traitements graves dans sa petite enfance, mais je crois que je ne lui pardonnerai jamais ".
Ayant eu cette jeune fille en psychothérapie pendant plusieurs années, nous avons pu travailler ensemble ces sentiments de haine et d'amour déçu, et j'ai pu lui montrer que l'essentiel était surtout de se réconcilier avec elle-même à propos de sa mère.
On entend parfois des personnes - professionnelles ou pas - dire à propos de l'inceste : "Les enfants doivent savoir qu'un père qui a fait cela n'est pas un père". Sabrina d'ailleurs l'a entendu au cours de l'instruction, et l'a repris à son compte.
Est-ce l'impact affectif de cet acte "impensable" puisqu'interdit qui entraîne une telle confusion chez nous adultes professionnels ? Faire n'est pas la même chose qu'être... Lien parental, liaison incestueuse. Sans le premier, la deuxième ne pourrait exister.
Dans cette problématique faite de violence, d'amour, de tendresse, les fantasmes sont au rendez-vous, les aphorismes viennent contrecarrer les réalités. Les idéologies viennent également s'imposer pour masquer conflictualité, angoisse et retour sur soi.
Les intervenants sociaux face aux parents abuseurs
Parfois un père ou un beau-père, et (ou) une mère complice, sont pris de mouvements contradictoires. Lorsqu'ils connaissent les familles et qu'ils apprennent les faits par l'extérieur, ils sont sidérés, se reprochent de ne rien avoir remarqué. Pris dans une grande culpabilité, ils la projettent sur les familles, ils sont pris d'une haine contre ces parents-là, et ne peuvent trouver en eux aucune "humanité".
Le sentiment d'avoir été floué, la blessure narcissique doivent être pris en compte dans notre réflexion, car ces sentiments guident notre manière d'être avec eux.
Parfois aussi, la bonne relation qu'un travailleur social a avec une famille aveugle la relation que des parents ont avec leurs enfants ; et les travailleurs sociaux se font abuser par eux ; ils en oublient tout simplement de regarder l'enfant. Il est arrivé, il y a plusieurs années, qu'un enfant victime de coups de sa mère meure dans la chambre à côté de la pièce pendant que l'éducateur d'A.E.M.O. venait régulièrement rencontrer les parents.
Nous sommes aussi pris par la souffrance de ces parents, souvent anciens enfants maltraités, qui nous expliquent comment eux-mêmes ont été des enfants malheureux.
Notre ressenti varie suivant nos mouvements identificatoires et des mouvements "d'hyper protection" de la "sacro-sainte famille" peuvent parfois entrer en lice.
"Avec ces clients", comme écrit WINNICOTT, "la sentimentalité est pire qu'inutile".
Il faut savoir reconnaître et nommer les mauvais traitements et les abus sexuels, même si nous comprenons comment leurs actes reproduisent leur propre histoire traumatique.
Assez souvent leur demande implicite est que l'enfant soit protégé de leur violence. Même niée, il faut prendre acte de cette violence et leur montrer qu'eux à notre place, agiraient de la même manière et n'accepteraient pas cette violence.
Protéger l'enfant actuel de leurs violences, et ne pas se laisser aller nous-mêmes au désespoir, c'est leur montrer qu'ils ne sont pas omnipotents, que les objets destructeurs ne sont pas plus puissants que les objets protecteurs, que l'humain prévaut sur l'inhumain, que les forces de vie prédominent sur les désirs de mort. et le chaos
Ce n'est qu'ainsi que nous chercherons toujours la meilleure distance, en restant un professionnel face aux familles, face aux parents, et aussi face aux enfants.
Rester un professionnel avec sa spécificité
Creconnaître qu'on n'est pas tout puissant, que notre intervention n'est pas la seule possible, et que des lieux de réflexion sont indispensables sur la communication et l'intercommunication entre les professionnels qui ont des places, des rôles et des pouvoirs différents.
Ce travail pose la délicate question du travail pluridisciplinaire.
On préconise la pluridisciplinarité. Certes elle est difficile, exigeante, doit impliquer une rigueur dans le maniement des champs respectifs. Elle génère le meilleur et le pire, mais c'est au prix de son fonctionnement et de sa rigueur que pourront se mettre en place des stratégies suffisamment souples et créatrices d'aide et de solution pour les protagonistes de ces familles, en évitant de superposer les clivages institutionnels aux clivages des familles.
Dans ce fonctionnement, il faut que nous restions psychiquement vivants, que nous y trouvions du plaisir, et que notre intérêt et notre capacité à apprendre et à nous former reste fondamentale.
Il faut que les institutions - qu'elles soient administratives, juridiques, sociales, médicales - recherchent des idées nouvelles. Sans des changements mus par la pulsion cognitive et la recherche de la créativité, intervenants et institutions se sclérosent et ne peuvent progresser dans la compréhension et l'aide aux enfants et à leur famille.
Ceux qui ont mission de diriger, et qui ont le pouvoir, sont confrontés à la tache complexe de favoriser le confort psychique de ceux qui sont sur le terrain. S'ils occultent, par des simplifications abusives, la complexité des métiers de ces derniers, ils ne permettront pas leur sécurisation et leur capacité à aider.
De même, les équipes soignantes (psychologues et psychiatres) qui ne reconnaissent pas le travail difficile - et la perception différente de la leur d'un travailleur social par rapport à une famille - mettront dans l'impasse toute approche efficace.
La prise en compte de la détresse infantile dépend aussi - mais pas seulement sans doute - de la qualité et de la création de liens entre ceux qui exercent ces métiers impossibles.
Comme dit le Petit Prince au Renard : - Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?
- C'est une chose très oubliée ; ça signifier : "créer des liens".
Sans doute, pour pouvoir exercer ces métiers impossibles, il faut pouvoir ne pas oublier, et créer des liens avec sa propre enfance.
L'enfance ne devrait pas être un sujet, une cause extérieure à nous, mais un constituant toujours vivant de nous-mêmes. Il faut essentiellement réintégrer l'enfance en nous, nous laisser aller à nos souvenirs. L'enfance non pas comme un état passager, mais comme un lieu de la plus grande permanence. Essayons de laisser remonter du plus lointain, ce que chacun fut il y a 20, 30 ou 50 ans...
L'enfance curiosité, l'enfance capacité d'étonnement et d'admiration, l'enfance jalouse et rivale qui voudrait grandir plus vite qu'elle ne le fait, l'enfance des déceptions, des petits et des grands chagrins, l'enfance dont on se souvient, mais dont on ne sait plus ce qui revient à sa mémoire propre ou aux récits de ceux qui en sont les témoins vivants. L'enfance toute simple qui n'est celle ni des enfants rois, ni des enfants martyrs. L'enfance des blessures que l'on a subies, mais qui ne cessent pas de nous tarauder quotidiennement, car l'être le plus aimé vit l'inexorable différence entre ce qu'il a reçu et ce qu'il aurait voulu avoir.
Il nous faut garder cette familiarité avec notre enfance et si cela n'est fait, toute affaire cessante, il faut l'apprivoiser.
- "Si tu m'apprivoises" dit le Renard, "ma vie sera comme ensoleillée".
- "Je n'ai pas beaucoup de temps" dit le Petit Prince, "et j'ai toujours des choses à connaître »
- "On ne connaît que les choses que l'on apprivoise".
Ainsi, si nous voulons aider les autres, il faut apprendre à nous retrouver, à nous connaître, à nous apprivoiser...
Le Docteur LEMAY, à propos de l'éducation spécialisée écrivait dans un article de psychiatrie infantile: "On n'apprend pas tellement à aider, on apprend à se découvrir en tant qu'être singulier susceptible d'aider autrui".
Quelque soit notre fonction, notre profession, nos pouvoirs, cette assertion doit être notre exigence.
Pour en terminer avec cette délicate question : Comment aider les professionnels aux prises avec ce difficile métier, il faut que notre souci soit en effet de lutter pour le "Droit à l'Enfance". Ce droit à l'Enfance qui est bafoué, nié, tue dans les abus sexuels. Le droit à être un enfant, rien qu'un enfant.
Mais ce droit à l'Enfance demande essentiellement pour chacun d'entre nous, le devoir de réintégrer notre propre enfance, de réapprendre que grandir, ce n'est pas changer d'âge, mais ajouter un second âge au premier, que mûrir c'est faire naître le fruit sans oublier la fleur qui le précède.
Un des droits fondamentaux, c'est sans nul doute "Le Droit à l'Enfance", mais, comme dit encore le Petit Prince : "Les grandes personnes ont toutes été des enfants, mais bien peu s'en souviennent".
Octobre 1995. Intervention au congrès à Poitiers sur les abus sexuels