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Article co-écrit par :
 
Professeur Didier MOULIN, pédiatre, chef de service associé au Service des Soins Intensifs et des urgences aux Cliniques Universitaires Saint-Luc ( Université Catholique de Louvain ).

Professeur Jean-Yves Hayez, pédopsychiatre, docteur en psychologie,
 
et publié dans  Ethica clinica, 1997, 7,16-20.

Les soins donnés aux enfants admis en unité de soins intensifs sont le résultat ou l'effet d'une activité humaine que nous décrirons brièvement (2). 

Les unités de soins intensifs ont été inventées pour obtenir la survie de patients dont la vie est menacée par la défaillance aiguë et réversible d'une ou de plusieurs fonctions vitales. La réversibilité de la défaillance est un a priori méthodologique qui ne se concrétise pas toujours. Ainsi dans un lieu déterminé de l'hôpital sont réunis des compétences humaines et des moyens matériels. Des spécialistes de " l'art de soigner " ( les infirmières ) et de " l'art de guérir " ( les médecins ) sont organisés pour accueillir et soigner jour et nuit, chaque jour de l'année, des patients présentant une défaillance vitale. Nous les appellerons dans cet article les soignants. Ils disposent d'un matériel de surveillance et de traitement performant et coûteux. Ils combinent leurs compétences et leurs efforts pour permettre la survie et obtenir soit la guérison, soit une amélioration significative de la santé des patients qui leur sont confiés.

Ces lieux de soins où sont accueillis des patients en danger de mort sont des lieux d'émotions ressenties très fortement. Celles-ci font " sortir d'eux-mêmes " comme l'étymologie le suggère, se mobiliser, se révéler les personnes concernées : patients, parents et soignants.

Toute action interroge ses acteurs sur leurs obligations ou devoirs. Nous essayerons donc de répondre à la question : que devons nous faire et comment devons nous agir lorsqu'on nous demande d'admettre et de soigner des enfants en unité de soins intensifs ? Quelles règles devons-nous nous imposer ? A quelles lois devons-nous obéir ?

Une autre façon de formuler ces questions consiste à s'interroger sur les valeurs mises en jeu - qui peuvent être promues ou mises en péril - dans l'action. La valeur fondamentale ou ultime est l'être humain lui-même, fût-il un enfant ; bien sûr pas un être humain seul et survalorisé parce que fragile ( enfant et malade ) ou parce qu'investi par le corps médical, mais un être humain égal aux autres ( dissemblable ) avec les liens et les dépendances qui contribuent à sa singularité et à sa richesse.

Des questions existentielles liées aux précédentes interpellent à propos du " prix " d'une vie humaine. jusqu'à quel point s'acharner pour maintenir la vie biologique ? Qu'est-ce qu'une qualité de vie minimale justifiant de grands moyens ? Quelle quantité de dépenses reste acceptable pour une vie particulière face aux besoins sociétaux et aux besoins du monde ? Nous n'aborderons pas ici ces questions analysées dans un autre article (3). 

Dans la pratique des soins intensifs, comment essayer de respecter chaque personne particulière ? La première démarche passe par sa rencontre q est indispensable et qui cependant ne va pas de soi dans le contexte particulier de l'organisation et de la technicité. La rencontre comme première valeur est déjà applicable au tout petit enfant. C'est dans la manière d'être avec lui, de le nommer, de lui parler qu'on lui manifeste qu'il existe.

Les soins de santé, même dans une unité de soins intensifs, sont l'occasion ( qui doit être saisie ) d'une rencontre avec le patient emille. Dans cette relation d'un type particulier, où les rapports de force sont très déséquilibrés, les balises utilisées pour respecter la personne sont la (re-)connaissance des droits fondamentaux ( human rights ) du patient comme ceux des membres de sa famille, et le souci qu'ils sont bien pris en compte. Nous envisagerons les droits à l'intégrité et à la dignité, ceux à l'autonomie et à la vérité. Ils seront analysés du point de vue de l'enfant, de ses parents et des soignants.
 

l'intégrité de la personne et sa dignité



Les processus morbides qui entraînent l'admission en unité de soins intensifs et les techniques de diagnostic et de soins qui y sont pratiquées mettent en évidence de façon spectaculaire combien il demeure délicat d'assurer l'intégrité de la personne et sa dignité. La maladie ou l'accident compromettent l'intégrité corporelle et le plus souvent l'intégrité psychique. A l'intérieur de celle-ci, entre autres, le projet de vie, le plus souvent le projet parental pour l'enfant mais aussi le projet personnel de l'enfant lui-même selon l'âge, sont mis en écueil.

Paradoxalement les techniques diagnostiques et thérapeutiques utilisées en soins intensifs vont tenter de restaurer finalement ( in fine ) l'intégrité du patient - ou ce qu'on peut en récupérer ... tout en ignorant, et même en agressant celle-ci momentanément parce que, dans une large mesure, il n'y a pas moyen de faire autrement : apparemment, en tout cas ; même si l'intention de nuire n'est pas là, cela ressemble à une agression.

Fantasmatiquement, c'est parfois encore pire : cela peut être vécu comme une persécution, un acte de malveillance, un acte de toute-puissance hautaine, universitaire (" Mon enfant est un cobaye pour la recherche. "). Nous ne pouvons pas faire autrement : un certain nombre de nos techniques sont franchement invasives, elles violent le corps du patient. Ainsi par exemple, intervient la ventilation artificielle, motif principal d'admission en soins intensifs qui nécessitera l'intubation endotrachéale et très souvent une sédation forte de l'enfant. Ensuite le patient est objectivé ( chosifié ) organe par organe ( morceau par morceau ) pour étayer un diagnostic fonctionnel précis et élaborer la stratégie thérapeutique la plus adéquate. Et même nos techniques ont parfois l'air de violer l'esprit : nous ne pouvons pas tenir compte des idées anxieuses ou découragées du moment, qui voudraient qu'on n'aille pas plus loin.

Ces méthodes de soins ont démontré leur efficacité pour maintenir la vie, préalable à la restitution de l'intégrité personnelle dont la santé. Comment, tout en utilisant ces techniques indispensables si on raisonne en terme de survie, préserver la dignité de la personne ? Comment, tout en négligeant de fait l'intégrité de l'enfant dans le but final de permettre à cette intégrité de vivre, ne pas oublier le projet de vie c'est-à-dire la projection dans le futur de ce patient particulier ? Voilà exprimé un premier défi qui peut apparaître comme un paradoxe.

Si l'on considère le respect de la dignité comme la reconnaissance du caractère unique et particulier de chaque personne, la réponse dans le cadre des soins est donnée au moins partiellement par la personnalisation de ces soins, qui sont adressés à la personne dans tout individu. Nous évoquerons la présence des soignants, leur interrelation et interaction avec le patient, l'emprise de l'enfant sur le milieu humain et physique, l'image de soi pour chacun des acteurs. Nous prendrons comme illustration l'accompagnement de l'enfant mourant (4). 

La première démarche de personnalisation devant l'enfant en danger vital ou qui va mourir consiste d'abord à être là. Une présence non seulement rendue nécessaire par les devoirs des tâches techniques et les règles du métier, mais une présence qui consiste à accompagner ( cheminer ensemble ) même dans ces circonstances les plus difficiles.

Cela consiste à être là, présent, et d'autant plus que la vie apparaît plus fragile, moins prometteuse d'avenir, de bénéfices futurs. Etre là de plus en plus lorsque apparemment, objectivement, il y a de moins en moins de raisons strictement techniques d'être là, parce que la technique échoue, parce que l'objectif initial se perd. La présence même silencieuse dans le dénuement le plus grand, c'est-à-dire face à la mort qui s'en vient, est une façon de maintenir jusqu'au dernier moment le patient comme être humain à part entière, comme personne dans le monde des vivants avec toute sa dignité ( sa dimension d'homme ) préservée, même si le corps et son fonctionnement suggèrent la déchéance ( mot cruel et cru s'il en est, s'agissant d'un être humain ). Le rôle des soignants devient surtout à ce stade de donner de l'humain, cstà-dire de donner de soi, ce qui pour le patient équivaut à recevoir de l'autre. Le plus souvent, la présence du soignant ne sera ni sourde ni muette. Elle sera accueillante, à l'écoute des questions et même des projets (5)

Le questionnement de l'enfant risque d'être muet, et révélera l'inquiétude et l'angoisse ; celles-ci peuvent être interprétées comme un besoin d'espérance, comme une demande de solidarité. Toute fuite par un processus inconscient d'évitement favorisera l'angoisse, empêchera l'enfant d'espérer, c'est-à-dire d'attendre et de pouvoir attendre quelque chose des autres.

Les demandes ou les projets de l'enfant en danger vital sont une façon pour lui d'essayer et de réussir au moins partiellement, d'avoir prise sur les autres, sur les choses, sur le futur même hypothétique et réduit. Ses projets seront à son échelle enfantine. Il s'agira de s'entendre raconter l'histoire préférée, d'entendre la musique connue, d'obtenir tel objet familier, voire, si les forces le permettent encore de réaliser tel jeu avec parfois tel compagnon bien désigné. Ce pourra être de maintenir le projet scolaire avec ses défis qui sont autant de possibilités de prendre sur le temps, d'essayer de le maîtriser. C'est ce que tout être humain s'efforce de faire mais à un autre rythme de vie, dans une autre échelle de temps.

Cela sera parfois dans un contexte plus tragique pour l'équipe soignante d'investir un enfant désinvesti par des parents terrorisés par le chagrin ou l'angoisse au point qu'ils n'osent plus se confronter à l'enfant, ou même ayant anticipativement fait le deuil de leur enfant, c'est-à-dire ayant accepté la perte de l'enfant alors qu'il est toujours là.

La présence des soignants est aussi active, mais d'une nature très discrète comparée aux examens et soins spectaculaires, lorsqu'il s'agit de soigner le corps dans son apparence. L'habiller, le coiffer, être complice de la coquetterie, préserver l'intimité et la pudeur, agir avec politesse et discrétion, voilà autant de gestes, d'attitudes qui signifient que cet enfant fait partie du monde des humains, ce qui lui maintient ou lui confère sa dignité. Les soins à l'enfant qui vient de mourir procèdent de la même démarche fondamentale de respect et de reconnaissance de la dignité individuelle.

Malgré la perte d'intégrité provoquée par la maladie ou l'accident, malgré le fait que la " désintégration " est aggravée par la technicité propre à la discipline des soins intensifs, la dignité du patient, c'est-à-dire sa dimension humaine ( son humanité ), peut être préservée voire parfois agrandie dans une rencontre personnelle et interactive de grande intensité, tant quantitativement que qualitativement.

 

L'autonomie de la personne et la vérité



L'autonomie de l'enfant qui dépend de ses parents illustre de façon exemplaire une facette fondamentale de la liberté humaine : le fait qu'elle se joue dans la relation avec les autres et dans l'interdépendance. Cette autonomie est limitée par la maladie ou le handicap et certainement par une admission en soins intensifs. En réalité, elle va surtout changer de nature, et donc persister tout en créant sous la contrainte et dans des circonstances pénibles de nouveaux liens et de nouvelles dépendances.

S'il est vrai que la liberté présente notamment un aspect subjectif et qu'elle se vit donc, entre autres, dans " la tête ", le psychisme ( liberté de penser, de désirer, de se définir ), on peut faire l'hypothèse et envisager pratiquement que la part d'autonomie qui est préservée chez le malade pourra être rendue active en étant nourrie par la vérité. La liberté de penser au coeur de chaque individu, même malade, ne peut s'épanouir que dans la vérité ; la tromperie ou le mensonge l'étoufferaient. Cette vérité naît dans un dialogue vrai qui sous entend que ce que pense l'autre est reconnu valable et respecté.

La part de liberté réellement vécue dans le rêve et dans le jeu chez l'enfant a toujours quelque chose d'interpellant. Pour concrétiser sa liberté de penser - surtout quand on la reconnaît - l'enfant, en quelque sorte, l'applique dans ses rêves et ses jeux. C'est une constatation courante dans les pires situations créées à travers l'histoire et la géographie. Par exemple, lors de l'émission de la télévision belge Bla-Bla, en août 1996, des enfants en séance de thérapie ont trouvé seuls que, dans leur prison, Julie et Mélissa (6) jouaient. En soins intensifs, dès que le confort procuré par l'absence de douleur est assuré, on est toujours surpris par la capacité de jeu et d'invention émanant de l'enfant.

Il serait néanmoins injuste et réducteur de ne situer la liberté qu'au niveau psychique. II doit y avoir, pour nous tous, une liberté d'agir dans une certaine mesure ; les libertés étant confrontées et trouvant leurs limites dans la rencontre de la liberté des autres. La liberté plus réduite chez l'enfant n'est cependant pas nulle même en soins intensifs et les parents et les soignants gardent un devoir d'éducation, c'est-à-dire celui de guider la liberté de l'enfant.

La liberté d'action des parents sera aussi confrontée à celle des soignants ; en effet en unité de soins intensifs, il n'auront pas le pouvoir de définir l'action précise. Celle-ci sera le résultat d'une décision prise par les soignants. Très souvent et chaque fois que cela est utile ou nécessaire, cette décision se prendra au terme d'une négociation dans un dialogue ouvert ; parfois il s'agira d'un compromis lorsque le dialogue engendre la confrontation. Les exemples sont nombreux pour documenter ces situations. Certaines familles envahissantes vont interférer avec les soins et les rendre inadéquats pour l'enfant ; certains parents incapables de maîtriser leur émotion et leur chagrin vont accabler leur enfant qui s'efforcera, lui, de les soutenir alors que ses forces sont réduites ; ces familles seront gentiment invitées à espacer leurs visites et à les rendre plus bénéfiques pour l'enfant. D'autres parents auront des demandes inappropriées qui ne peuvent être qu'exceptionnellement rencontrées et dans des circonstances précises et définies ; ainsi des demandes d'euthanasie ou d'acharnement thérapeutique alors que tous les soins à visée curative sont devenus objectivement " futiles ".

Le dialogue en unité pédiatrique de soins intensifs passe par l'accueil des parents et sera amorcé à partir de leur questionnement inquiet. Les réponses seront bien sûr objectives et concrètes lorsque l'information précise est demandée. Celle-ci et une certaine compréhension sont nécessaires à l'usage d'une " autonomie responsable ", c'est-à-dire qui émane vraiment de la créativité, du projet existentiel des parents, à présent mieux informés, mais dont on espère qu'il prenne en compte les besoins de chacun : enfant, parents eux-mêmes, soignants. On espère donc qu'il en sortira des décisions utiles, ainsi que des adaptations indispensables de la vie courante.

On sera cependant attentif au fait que les questions des parents et les réponses des soignants dans les domaines techniques peuvent constituer un refuge dans un domaine plus intellectuel, plus abstrait de façon à éviter d'aborder les sentiments et l'émotion des différents intervenants. Cette attitude, quoique bien compréhensible, peut être cependant une façon de refuser la réalité qui s'impose et risque alors d'interférer avec cette autonomie que le médecin se doit d'essayer de préserver voire de valoriser chez ses interlocuteurs.

Une autre dimension du questionnement très technique des parents, tout comme des réponses très pratiques des soignants, correspond à la connaissance, à la vision de plus en plus scientifique, mécanique de l'homme. Il s'agit là d'un deuxième travers propre à notre société qui concourt à aveugler sur les vraies questions liées à l'action de soigner. Quel est le sens des soins ? Au service de quel humain veulent-ils être ? Quelle quantité d'énergie humaine, financière ... est-il juste d'investir pour tel petit humain en particulier ?

Les questions sans cesse répétées seront toujours révélatrices d'angoisse, d'un besoin d'espoir et de solidarité. Manifester de la compréhension pour les questions cachées, accuser réception du message particulier de l'anxiété, sera source d'apaisement, de tranquillité procurée par le fait d'être entendu et peut-être compris.

Les réponses aux grandes questions qui concernent la survie, la mort, le handicap, seront vraies, c'est-à-dire émises dans un climat de vérité ouvert à une certaine incertitude, ce qui correspond toujours à la réalité. Le piège est de vouloir rassurer à tout prix, en réponse à l'angoisse qui interpelle et qui appelle de façon pressante l'apaisement. Rassurer via le mensonge, par exemple en banalisant la situation, sera finalement source de désespoir, de perte de confiance, à un moment où, justement la confiance dans l'autre a un effet tellement fondamental. On peut répondre à l'angoisse plus fondamentalement en assurant que l'on fera tout ce qu'il faut jusqu'au bout ; que l'on sera présent et vigilant ; que l'on n'est pas incompétent, mais " compétent limité ", face à la vie biologique qui se fissure. Mais on assumera, de sorte que tout ce qui doit se passer, se passe le plus humainement possible. Tout sera mis en oeuvre pour qu'il y ait le moindre inconfort possible ; la douleur sera combattue et le plus souvent supprimée, l'asphyxie avec sa composante d'énorme détresse physique et psychique sera prévenue. Les soignants seront présents et attentifs, grâce à quoi, si l'enfant doit partir, il partira " plein " des autres, et donc sans angoisse d'abandon.

Mentir aboutirait par contre à empêcher de faire face à la réalité qui pourtant devrait s'imposer ; ne pas permettre de vivre la mort de l'être cher, de l'accompagner, de lui faire ses adieux. Ce serait rendre impossible la mise en place d'une vraie espérance, non pas l'illusion que la mort ne viendra pas, mais la certitude qu'elle n'est pas le néant, la fin de tout ; qu'elle peut être transcendée par la poursuite d'une vraie vie : vie de l'esprit, vie de l'autre, vie de la présence spirituelle. Dans les cas où la mort est inévitable, l'espérance que l'on veut contribuer à générer n'est pas de l'ordre du mensonge ; elle consiste à aider à croire que la présence au malade dans les moments les plus difficiles de sa vie a du sens, est quelque chose de positif, est un cadeau précieux pour lui. On peut donc aider à faire un passage vers la mort moins traumatique, moins dramatique. En effet si on définit l'espérance comme " le sentiment qui fait entrevoir comme probable la réalisation de ce que l'on désire ", en informant explicitement, on permet à celui qui vit l'espérance de modifier son action en réorientant ses désirs vers la réalisation, la concrétisation d'une nouvelle vie à organiser où la présence physique et concrète de l'enfant ne sera plus. C'est souvent aussi permettre aux parents de répondre à l'attente du mourant, c'est-à-dire celle de s'en aller en paix, aimé, vivant dans les coeurs et les mémoires, soulagé, laissant à son tour les autres apaisés. Le lien interhumain survit à la mort du corps, " celui qui part, part avec le plus précieux de moi, et le plus précieux de lui reste en moi ".

Parler vrai ne consiste pas seulement ou surtout à donner la vérité objective ou scientifique et d'ailleurs illusoire des résultats d'examens, des diagnostics toujours conventionnels et des pronostics souvent incompris, surtout dans le contexte émotionnel du moment. Parler en vérité, c'est permettre de poser les questions essentielles, et donner le temps nécessaire aux réponses. C'est aussi souvent, donner quelque chose de soi : nos émotions, nos idées intimes à propos de cet enfant qui s'en va ou de cette famille qui souffre ; l'impuissance, la tristesse, le sentiment d'injustice que nous éprouvons ; l'admiration, l'émotion positive que nous ressentons face au courage de l'enfant et de sa famille ; les questions que nous nous posons sur le sens de la vie. L'information sera facile à donner, mais faire prendre connaissance de la situation, nécessite en somme que les parents renaissent avec (" connaissent ") un nouveau projet, dans lequel s'inscrit ce nouvel enfant malade, handicapé ou dont le corps sera définitivement absent.

Les interrogations importantes se rapportent au projet de vie qui porte l'enfant et dont les parents l'ont doté ; il s'agira pour ceux-ci d'envisager un enfant différent, de modifier un projet auquel ils tiennent. Ensuite cet enfant, partiellement étrange(r), pourra souvent être réadopté, tel qu'il est, avec les richesses qui lui restent et les manques que la maladie a induits. II pourra même souvent être réadopté, dans son agonie - que les parents ne ressentiront plus comme une agression ou une condamnation d'eux-mêmes - et dans la mort de son corps. Cette réadoption arrivera au terme d'une double réflexion douloureuse, sur les possibilités personnelles d'accueil devant l'imprévu difficile et parfois surhumain, puis sur la nécessité vitale, c'est-à-dire porteuse de vie, de refaire un projet aimant, respectueux de l'enfant appelé de par sa nature à plus d'autonomie et de liberté. Si ces questions peuvent être posées devant la possibilité du handicap majeur, c'est que simultanément dans l'unité de soins intensifs la survie est liée au maintien ou à l'augmentation de moyens humains et matériels exceptionnels qui doivent être mis au service de l'enfant présent sans oublier l'adulte à venir. Il faudra si possible faire en sorte que le futur puisse être porté plutôt que supporté par des adultes aimants qui devront un jour s'effacer devant l'adulte de demain.

Malheureusement, cette " réadoption " d'un enfant différent n'est pas toujours possible. Certains parents ne peuvent pas y arriver et ceci, pour les raisons effectives les plus diverses : blessure narcissique intolérable, incapacité à aimer sans réciprocité, dépression, honte, sentiment de culpabilité. Ou alors, elle n'est pas tout de suite possible : les parents ont besoin d'un temps de maturation plus grand pour leur réflexion. A l'équipe alors, de se substituer à eux, provisoirement ou définitivement, auprès de l'enfant qui a toujours besoin de présence humaine, mais à elle de le faire sans juger : continuer à pouvoir accueillir ou comprendre ces parents-là aussi, amène parfois à ce qu'ils décrispent leurs positions. D'autre part, ce serait une illusion au moins, une tromperie au plus, de se référer au caractère enfantin du patient pour justifier une thérapeutique agressive alors que la perspective de survie ou la qualité de celle-ci sont devenues dérisoires, rendant la thérapie réellement futile.

Donner le temps nécessaire aux réponses qui dépassent les possibilités personnelles de chaque individu et donc de chaque parent et de chaque soignant, c'est aussi parfois permettre que la réflexion s'approfondisse par un dialogue entre les membres de l'équipe de soins, voire avec les membres d'une cellule d'aide à la décision éthique dont le regard plus distant et moins immergé émotionnellement, pourra être utile.

Les questions et les réponses sont complexes et variées, plus nombreuses et plus riches que les règles ou les lois qui peuvent guider, aider dans le cheminement vers une vérité qui sera faite et partagée par la plupart des acteurs. C'est aussi mettre en oeuvre son autonomie que d'user ensemble de sa liberté mise au service d'un enfant aimé et investi, projeté dans un avenir le plus humain possible. L'usage de la liberté consiste à s'engager, parfois dans des chemins excessivement ardus.

- Notes. - 


2. La rédaction de cet article n'aurait pas été possible sans une longue expérience partagée dans l'action et la réflexion avec toute l'équipe infirmière et médicale des soins intensifs pédiatriques, avec celle de pédopsychiatrie qui a joué tout au long ce rôle d'observateur critique et bienveillant, de même qu'avec les kinésithérapeutes, les aides-soignantes et administratives et les membres de l'équipe pastorale. Qu'ils en soient tous ici remerciés.

3. D. MOULIN, " Financement et éthique. Comment préserver la solidarité lorsque les ressources sont limitées ? ", in Louvain Médical, décembre 1997.

4. J.-Y. HAYEZ, D. CHARLIER, S. CLÉMENT DE CLETY, D. MOULIN, J.-F. VERVIER, " L'enfant en risque de mort à brève échéance : la prise en charge de sa personne ", in Arch. Pédiatr., 1995, 2, 589-594. pour voir le texte

5. Le questionnement parental sera envisagé au paragraphe " L'autonomie de la personne et la vérité " ( voir infra )

6. n.d.l.r.: Pour nos lecteurs non-belges, il faut préciser que les prénoms Julie et Mélissa renvoient à une r affaire datant de 1996 : deux fillettes belges enlevées et séquestrées par un pédophile ont été retrouvées mortes dans une cave aménagée par leur bourreau. Cette affaire a terriblement marqué le peuple belge et continue d'avoir des répercussions majeures en Belgique, notamment concernant l'organisation de la justice.