Chapitre paru dans  "Au secours, on veut m'aider" - tome 2  (sous la dir. de C. Seron), pages 117-130 coll. Penser le monde de l'enfant, 2006, Paris, Fabert.

Considérations générales 

Faut-il avoir peur de la sexualité de nos adolescents ? Sont-ils de plus en plus dangereux, c'est-à-dire créent-ils des destructions physiques et morales d'autrui ou d'eux-mêmes quand ils vivent et qu'ils pratiquent leur sexualité ? La réponse à cette question serait positive si on constatait de façon significative que nos adolescents mettent à mal, par des pratiques douteuses, le patrimoine génétique que nous leur avons prêté en les procréant et qu'ils prêteront à leurs propres enfants. 

Je ne pense pas que des phénomènes comme la parentalité ado­lescente irresponsable soient en grande croissance. Personnelle­ment, j'ai de grands doutes sur la question de savoir si, plus que par le passé, les jeunes s'enlisent, en tout cas transitoirement, dans des sexualités perverses assez dégradantes. 

Quant au fait qu'il y aurait de plus en plus de brutalisation de l'autre dans la pratique sexuelle des adolescents, personnellement, je n'en crois rien. Je pense qu'il s'agit là d'une rumeur que les adultes propagent pour toutes sortes de raisons sur lesquelles on peut revenir. Selon moi, la réponse à la première question portant sur une plus grande dangerosité de la sexualité de nos adolescents est plutôt négative. 

Mais alors, si ce n'est pas du côté du danger, où sont les diffé­rences entre la sexualité de nos adolescents et celle des générations ou demi-générations précédentes ? Je me demande si ces diffé­rences ne sont pas plus ténues qu'on ne veut bien le dire. 

Bien sûr, dès 9, 10 ou 11 ans, on a des connaissances théoriques précises sur le vocabulaire, sur les pratiques de Bill Clinton et autres us et coutumes relationnels en matière d'échanges sexuels des grands. Bien sûr, l'exploration du corps sexuel se fait plus facile­ment, comme une chose naturelle qui génère moins de culpabilité, qu'il s'agisse de la masturbation, de l'accès à la pornographie, de provocations mineures qui foisonnent sur Internet où des adoles­cents s'amusent un peu entre eux à pratiquer du Cyber Sex, ou encore lorsqu'ils vont y provoquer des adultes - qui n'ont pas à être sur des forums ados - et trouvent de cette façon une occasion d'avoir une maîtrise sur le plaisir sexuel des adultes. Des petites choses comme celles-ci existent. Je pense par ailleurs qu'aujourd'hui, davan­tage d'adolescents sont à même d'assumer qu'ils passent par des périodes ou ils questionnent leur orientation sexuelle, en s'ouvrant à des conduites bisexuelles ou homosexuelles, et qu'ils peuvent vivre quelques expériences tout en ne se sentant pas fondamentalement différents des autres, moins qu'avant en tout cas. 

Mais finalement, ce qui reste typique de la sexualité des adoles­cents, comme cela l'a d'ailleurs été pour notre sexualité, c'est qu'ils vont hésiter, ne pas être sûrs, se demander pendant un certain temps quelle est leur valeur sexuée, leur valeur au masculin ou au féminin, en tant que jeune homme ou en tant que jeune femme, ainsi que leur valeur sexuelle (la longueur de leur pénis, le volume de leurs seins, etc.). Les adolescents s'interrogent sur la valeur qu'ils ont sur le marché de la rencontre sentimentale et progressivement sexuelle : sont-ils des partenaires potentiellement acceptables ? 

Ces préoccupations et ces doutes ne vont pas complètement dis­paraître à l'âge adulte mais vont se poser avec plus d'acuité à l'ado­lescent, en particulier au moment où il va vivre sa première rencontre intime avec un autre, au moment où il se risquera à parta­ger son intimité, ses sentiments et son art sexuel débutant. Lors de cet engagement qui vise à être total, bien des jeunes vont se poser des questions intemporelles et fondamentales comme : « Qui est cet autre différent de moi ? Est-ce qu'il ne va pas m'engloutir ou me blesser avec son corps si différent ? Est-ce qu'il va m'accepter ? Est-­ce que je ne vais pas ramasser un râteau si je m'approche de lui ? Est-ce que je ne vais pas être rejeté ? Que va-t-il vraiment penser de moi ? Comment puis-je vraiment lui plaire, lui donner de l'amour et du plaisir ? Etc. »

 

Lorsqu'on considère des statistiques sérieuses, on s'aperçoit que le fameux abaissement de l'âge des premières relations sexuelles n'est pas aussi considérable qu'on le dit parfois : elles situent l'âge des premières relations sexuelles aux environs de 15 ans et demi, 16 ans (et non à l'âge de 11 ou 12 ans comme on pourrait le penser). Ainsi, de ce point de vue, la situation ne me semble pas aussi pré­occupante que peuvent le faire penser certaines représentations relatives à la sexualité de nos adolescents. 

Néanmoins, étant bien entendu cette ambiance de fond plutôt rassurante, je vais vous énumérer quelques sources de préoccupa­tions qui existent quand même chez moi. En voici d'abord la liste, puis je les discuterai en détails.

 

La première de mes préoccupations porte sur une situation qui vous étonnera peut-être car on n'en parle pas beaucoup. Il s'agit du nombre accru de jeunes adolescents qui plongent, pour un moment, dans des pensées et dans la pratique d'une sexualité bizarre, comme par exemple la pratique de commerce sexuel avec l'animal de com­pagnie de la maison. Pour certains, vivre de telles pratiques sexuelles se limite à une phase dans le développement de leur sexualité, mais d'autres jeunes peuvent s'y enliser. Certains prêtres du « You like it, just do it » soutiendront qu'il faut considérer l'installation dans de telles pratiques non pas comme une perversion mais comme le développement d'une nature, d'un potentiel génétique et que, fina­lement, chacun a le droit d'être comme il est même s'il s'agit de limiter sa sexualité à la pratique de la sodomie ou à la collection d'images ou d'histoires sadomasochistes. Une telle prise de posi­tion est évidemment inacceptable. 

Ce qui me préoccupe également - même si ça paraît un peu désuet -, c'est la consommation abondante, banalisée de la porno­graphie. On estime en effet qu'à l'âge de 10 ou 11 ans, 30 % des enfants savent déjà très bien ce qu'est la pornographie et ont accès de temps en temps et sans grandes difficultés à du matériel porno­graphique. 

Je signalerai encore deux autres sources de préoccupations qui existent sans constituer des phénomènes en augmentation alar­mante. Il s'agit d'abord de ces jeunes ados qui vont offrir leur corps sexuel pour mendier de l'amour et de la reconnaissance. Ensuite, et je terminerai par cette question qui agite beaucoup la société, celle de l'adolescent auteur d'abus sexuel. Évidemment, ce type de situations est inquiétant, inacceptable, mais ce qui me préoccupe égale­ment concerne tout autant le tapage et le commerce faits autour de ces situations.

 

Les enlisements dans une sexualité bizarre

 

Les enlisements dans une sexualité bizarre ? Ils nous tendent les bras sur Internet via les chats, les forums et autres sex-shops virtuels et clubs spécialisés. L'illustration qui va suivre en constitue un exemple parmi des centaines de milliers. Il s'agit ici d'un jeune Américain de 14 ans qui explique sur un forum d'ados de bonne tenue, consacré à leur vie sexuelle, le problème auquel il est confronté et qu'il vit avec ambivalence : il est pris dedans et y trouve son plaisir tout en n'étant pas si heureux de son choix qu'il trouve bizarre ; son problème est qu'il « kiffe » - pour reprendre le voca­bulaire des adolescents - il « kiffe » fortement les pieds des garçons. Il n'y a pratiquement que ça qui lui procure de l'excitation sexuelle. En parlant de cette situation, le jeune conclut par la fameuse ques­tion qu'on trouve sur tant de forums : « Is it normal ? » 

De telles situations d'enlisement dans une sexualité archaïque sont en rapport avec l'augmentation diffuse de l'hédonisme et des conduites de consommation parfois proches de l'addiction dans notre société. Le développement de telles formes de sexualité a à voir avec ce slogan que certains établissent en valeur et dont je parlais plus haut : « You like it, just do it. » Ces enlisements sont aussi liés à l'émoussement des normes socio-familiales, à la dilution des attentes précises des familles. Par de tels enlisements, on se donne le droit de délirer, de se représenter à peu près n'importe quoi, en tout cas virtuellement, par image, par histoire, et parfois même un peu plus que virtuellement. 

Ces enlisements sont beaucoup plus nombreux et diversifiés qu'on ne veut bien se le représenter, comme on le remarque par exemple en tapant les mots infantilisme ou cannibalisme dans un moteur de recherche sur Internet. Vous découvrirez ainsi que nombre de personnes juste après leur journée de travail (voire d’école), se mettent des couches dans lesquelles ils font pipi et caca, boivent des biberons et puis essayent de rencontrer des partenaires qui en font autant. Et il y a aussi des psychologues qui expliquent à ces personnes qu'il s'agit de conduites naturelles et qu'ils ont le droit d'être eux-mêmes. Des psycho­logues eux-mêmes infantilistes. Parmi ces dizaines de milliers de personnes qui font de l'infantilisme, il y a environ 6 ou 7 % de mineurs. 

Concernant le cannibalisme, je n'ai pas fait de recherches sur Internet mais j'ai simplement lu le journal ce matin. En effet, on juge en Allemagne un homme accusé de cannibalisme: cet homme en avait invité un autre chez lui, qui avait accepté de se faire manger. Ils ont donc commencé par manger ensemble le pénis de l'invité. Ensuite, l'hôte a tué son invité, toujours avec le consente­ment de ce dernier. Il l'a tué, il l'a mis au frigo et il l'a mangé pen­dant quelques semaines. Et c'est de nouveau à partir de forums, de sites que ces deux hommes s'étaient rencontrés. Je suis persuadé qu'il y a des mineurs qui sont des adeptes de ces sites de canniba­lisme ; ils s'adonnent à leur lecture, si pas à de la pratique, à la recherche de sensations très fortes et à l'impression de déviance extraordinaire que cela procure. 

Pour certains, l'enlisement dans de telles pratiques peut s'avérer transitoire : moment de curiosité, d'exploration de tous les possibles, de défi à l'ordre et à la culture, etc., puis l'adolescent se reprend tout seul. Pour d'autres, ces pratiques vont se chroniciser, occuper de plus en plus de leur énergie, générale et sexuelle, et les couper de la rencontre progressive, intime avec autrui. Ils vont se caler soit dans la solitude, soit dans l'artifice généré par la fréquentation accrue au fur et à mesure de leur développement de jeunes adultes, de quelques clubs de rencontres sulfureux. Ces pratiques sexuelles pourront faire dire à certains qu'elles sont sans conséquences, qu'elles n'engagent que la personne qui les consent. Au risque de paraître un peu ringard, j'ai quand même envie d'employer le terme de « pratiques dégradantes ». Lorsqu'un ado s'administre à répétition des décharges électriques basse tension dans les testicules ou qu'une autre se fait lécher le clitoris par le petit toutou de l'appartement à la suite de recommandations vues sur Internet, j'ai des difficultés à voir dans ces comportements l'ex­pression de quelque chose de magnifiquement humain. Je sais bien que les basses pulsions, les instincts, l'archaïsme sont en nous mais je ne vois pas l'intérêt, en termes d'évolution de l'humanité, qu'il y a à vouloir arrêter de réprimer ces conduites. 

Pour d'autres, la situation est encore bien pire puisque dans la satisfaction de leur sexualité perverse, déviante, ils vont commencer à ne plus respecter autrui, qu'ils consomment pour leur bon plaisir. Par exemple, chaque fois que la police arrête des communautés de pédophiles qui vont sur le Net, il y a toujours 3 ou 4 % de mineurs. Il s'agit d'adolescents qui, peut-être pas nécessairement par perver­sion, peut-être parfois en lien avec leur insécurité existentielle ou par peur de rencontrer des partenaires de leur âge, ont trouvé du matériel sexuel sur Internet. Certains d'entre eux sont passés du vir­tuel au réel et commettent des actes pédophiles. 

Je vais brièvement vous parler de Nicolas, un adolescent venu me voir pour des problèmes d'endormissement et qui entre bien dans cette première catégorie de jeunes que je viens d'évoquer, celle des jeunes qui vont faire des expériences de moyenne durée dans des Dark Side, des zones sombres. La thérapie avec Nicolas a été longue (deux ans et demi) et il m'a beaucoup parlé de ses préoccu­pations sexuelles. Il était comme divisé de l'intérieur : une partie de lui était mûre, il me disait alors qu'il avait vraiment envie de ren­contrer une fille ( et de pouvoir « assurer » avec elle, pour la première fois, pendant les 26 minutes du morceau « Echoes » des Pink Floyd ... plutôt sympa et confiant, ce fantasme ...). Mais, d'autre part, Nicolas était pris dans la culture du sadisme, déjà depuis l'âge de neuf ou dix ans. Il avait connu, par hasard, ses premiers plaisirs sexuels mêlés de douleurs à la gymnastique. Ces expériences lui avaient énormément plu. II avait de plus en plus collectionné de la docu­mentation sadique. Par exemple, il m'a expliqué qu'au cours d'une de ses expériences sexuelles, il avait voulu imiter un prisonnier uruguayen torturé et qu'il s'était mis nu sur un balai et s'était masturbé. Il m'expliquait avoir ressenti à cette occasion l'éjaculation la plus intense qu'il ait jamais ressentie. Il n'avait pas osé aborder cette expérience face à face mais m'avait envoyé un mail pour m'en parler. Nous en avons évidemment reparlé par la suite à l'occasion d'un entretien. Cette expérience et l'excitation ressentie renfor­çaient son ambivalence. Je crois que ce qu'il aurait idéalement attendu de moi, c'est que je l'aide à rencontrer des filles sans pour autant le détourner de ses plaisirs sadiques. Ce n'est pas ce que j'ai fait évidemment. Sans le condamner, sans le culpabiliser ou le reje­ter et en essayant d'accepter le sens que ces pratiques pouvaient avoir dans sa vie et le plaisir qu'elles lui procuraient, je lui ai quand même fait comprendre que ce n'était probablement pas vraiment ça que la communauté attendait de lui, ni la communauté en général, ni moi-même, comme membre de cette communauté. Je l'ai égale­ment amené à penser que ces plaisirs-là n'étaient pas les plus à même de lui apporter du bonheur dans sa vie. Des plaisirs immé­diats, peut-être, mais le bonheur est autre chose. Finalement, Nico­las a un peu modéré ses penchants sado-masochiques. 

Pour ces adolescents, je pense que c'est particulièrement en termes préventifs que nous devons réfléchir, notamment par le témoignage de vie que nous pouvons leur donner, en tant qu'adultes, d'une sexualité et d'un rapport aux autres de qualité. Nous avons à réfléchir à l'attrac­tivité que nous mettons dans leur quotidien, au sens que nous don­nons à leur vie quotidienne. Nos maisons doivent être des maisons ouvertes : ouvertes à la sociabilité, au contact des autres. La commu­nication quotidienne doit y être de qualité, avec la possibilité de pou­voir parler de choses profondes. La prévention pose aussi la question de la présence des parents et des éducateurs du quotidien, leur pré­sence spirituelle certainement, mais aussi celle des encouragements à réaliser des choses positives, et aussi, bien entendu, un peu de pré­sence matérielle. Ces adolescents qui ont l'air de ne rien faire, qui ont l'air de ne pas mobiliser et développer leurs ressources, qui sont à longueur d'heures perdus devant leur ordinateur, rien ne nous empêche d'aller voir parfois ce qu'ils y font, de s'y intéresser et d'en parler avec eux. Une telle démarche ne m'apparaît pas comme un crime de toute puissance. 

La thérapie de Nicolas s'était déroulée dans le cadre d'une consul­tation privée. Vu son âge et compte tenu qu'il était venu me voir comme thérapeute privé, j'avais choisi de ne pas parler, directement, de ces questions-là avec ses parents mais plutôt de parler avec eux de la façon dont il occupait sa vie. Si je ne leur ai jamais parlé de ses égarements sexuels c'est aussi parce que je ne suis pas sûr que mettre intégralement les choses sur la place publique, via la judiciarisation par exemple, va nécessairement produire un effet favorable à la reconstruction, à l'amélioration de soi. Bien souvent, cela peut plu­tôt pousser les gens à se crisper, à protester, à se fermer. Toutefois, je suis convaincu que dans des situations caractérisées par des conduites préjudiciables qui ne respectent plus l'autre, le dialogue, la surveillance, la vigilance à quelques-uns peut aider ces adolescents à progresser, mais sans nécessairement mettre en action les institu­tions les plus officielles. 

Dépendance à la pornographie 

Revenons à la liste de mes préoccupations. Concernant le rapport très commun de nos jeunes et le nôtre à la pornographie, je ne vais pas faire de dolorisme. Je ne pense pas que la consommation banalisée de pornographie amène beaucoup de psychopathologies inquiétantes chez beaucoup de jeunes. Parfois un peu, mais il s'agit d'une minorité. 

Par contre, cette consommation banalisée participe indiscuta­blement à l'émoussement généralisé des normes. Elle participe à un changement de regard sur l'être humain, par lequel il n'est plus tout à fait quelqu'un de précieux. Une telle consommation sub­stitue à l'idée selon laquelle chacun d'entre nous a en lui un trésor, un petit prince et une petite princesse destinés à être entourés de beaucoup de respect, l'idée d'un être humain comme marchandise achetable et ce même dans ses caractéristiques les plus intimes, les plus corporelles ... De plus, lorsque nous laissons nos jeunes consommer du matériel pornographique, nous les laissons parti­ciper, comme lorsque nous le faisons nous-mêmes, à l'exploitation de l'homme par l'homme. En effet, aux côtés de Rocco Siffredi et de quelques grandes stars hystériques de la pornographie, un certain nombre des personnes embarquées dans cette industrie pornographique y sont exploitées, et le sont en référence à de la misère qu'elles vivent.  

Abandonner son corps sexuel pour de l’amour

 

Une autre de mes préoccupations porte sur ces grands enfants et adolescents qui se sentent tellement seuls, tellement peu importants et contenus par tellement peu de normes sociales qu'ils n'hésitent pas à se donner sexuellement, à se proposer sexuellement à des ado­lescents et à des adultes pour capter un peu l'attention et, ils l'espè­rent, l'amour d'autrui. Et nous savons tous que ces quêtes tournent rarement bien. De très loin en très loin, il y a la rencontre d'un pré­adolescent en mal d'amour avec un pédophile lui-même en mal d'amour. Il arrive que de cette rencontre naisse un certain type de relation à laquelle je ne suis pas toujours sûr qu'il faille toucher si on n'a rien d'autre de plus sociable à proposer. 

Mais, la plupart du temps, ce n'est pas comme ça que ces situa­tions tournent. Ce type d'enfant ou d'adolescent est pressé comme un citron par des instables, des pervers ; il est embarqué plus vite qu'il ne le pense dans les circuits commerciaux du sexe ; il doute de plus en plus de sa valeur à être aimé et il développe de plus en plus de com­portements à risque, contracte des maladies sexuellement transmissibles ou fréquente des milieux dangereux dans lesquels ça peut se termi­ner très mal pour lui. 

Les mineurs auteurs d’abus 

Je terminerai avec la question des mineurs auteurs ou mineurs abuseurs. Vous savez, ces petites filles de 6 ans qui baissent brutale­ment la culotte d'un petit garçon dans les cabinets des écoles et qui mettent en bouche son zizi, alors que le propriétaire se demande par­fois ce qui lui arrive. Pour cette petite fille, il s'agit d'ailleurs rarement de la pratique d'une fellation érotique mais plus d'une expérimenta­tion cognitive en référence à de l'information qu'elle a entendue, reçue et qu'elle essaye de vérifier. 

Il y a des tas de mineurs que l'on va désigner sous le terme d'« auteurs ». Un certain nombre des désignations rangées sous ce terme sont erronées. Un certain nombre d'activités sexuelles entre mineurs n'ont pas toujours nécessairement les conséquences drama­tiques que nous voulons bien proclamer. Alors, nous faisons injustice à ceux qui s'y livrent et ce, pour de nombreuses raisons : nous nous sentons menacés et nous avons envie de nous venger de la sexualité un peu triomphante et activiste de ces adolescents ; nous les dési­gnons, les mettons à l'avant-plan en oubliant toutes les composantes de leur situation et, entre autres, notre part de responsabilité liée à nos absences, à nos incitations à la consommation, etc. N'oublions pas que parfois aussi les sociétés ont besoin de boucs-émissaires et procè­dent à de fausses désignations. 

Lorsqu'on passe en revue ce phénomène des abus possibles entre jeunes, il faut aussi se rappeler les aspects suivants. Premièrement, il arrive que de jeunes enfants délurés en plein âge d'école primaire essayent de déstabiliser les grands qui les entourent. Ils ne s'attaque­ront peut-être pas aux adultes directement - parce que s'ils ne sont pas idiots et qu'ils ont intégré en eux la loi de l'interdit de l'inceste -, mais ils peuvent essayer de déstabiliser des grands frères, des grands cousins, des grandes cousines de 14 ou 15 ans et, si ceux-ci ne sont pas très bien dans leur peau ou s'ils sont, comme on le dit familièrement, démangés par leurs pulsions, on voit survenir quelque chose d'ordre sexuel entre ces mineurs. Ces situations m'amènent aussi à remettre en cause la pertinence de considérer que la responsabilité appartient nécessairement au plus âgé de ces jeunes, comme on a tendance à le dire lorsqu'il s'agit de comportements sexuels impliquant des adultes. 

Réciproquement, s'il est vrai que l'apparition pubertaire de la sexualité est, chez un certain nombre d'adolescents, un phénomène brutal caractérisé par des besoins de vérification, de consommation, des plaisirs solitaires ou partagés, et que cette sexualité va apparaître difficilement contrôlable et mêlée à de l'agressivité, cela peut se passer de la même façon pour monsieur et madame tout-le-monde. Surgit irrégulièrement, chez l'adolescent, le besoin irraisonné de faire quelque chose d'extraordinaire, de faire un truc fort, mauvais et ainsi de s'approcher du mal pendant un court moment : imagi­nons cette fille de 14 ans qui, il y a cinq minutes, ne savait peut-être pas qu'elle allait le faire et qui se retrouve, après avoir baissé le pan­talon de son frère de 11 ans, en train de lui sucer le sexe. Une fois ce geste posé, cette jeune fille ne va pas se reconnaître dans ce qu'elle vient de faire, elle va avoir envie de s'enfuir d'elle-même et elle ne recommencera probablement jamais.

 

A ces situations, peut s'ajouter le besoin de vengeance contre ce qui a été terrifiant dans leur propre vie et qui peut continuer à tra­vailler un certain nombre d'ados.

 

Lorsqu'on met tous ces éléments ensemble, on comprend que des abus soient tout à fait possibles, certains couplés à la mise en œuvrer d'une attitude exagérément insistante, d'autres à des méca­nismes d'emprise effrayante. 

II faut également se rappeler que la psychologie de celui qui est sollicité est variable. Assez souvent, il est ambivalent, ou, s'il n'est pas du tout d'accord, il n'osera toutefois pas l'affirmer et restera dans une sorte de résignation passive, dépressive, telle que celui qui le sollicite aura peut-être du mal à y reconnaître le refus. 

L'exploration de ces éléments montre à quel point il est erroné de tout mettre dans le même sac et de considérer, une fois pour toutes, que ces situations concernent strictement une relation dyadique entre un aîné-auteur, qui serait le plus souvent un garçon, et un cadet effrayé.

 

Au sujet de ces relations, nous pensons aussi un peu trop facile­ment que lorsqu'un abus a eu lieu, il va se poursuivre pendant des mois et des mois, que l'abus va devenir chronique et que si on ne fait rien, l'abuseur va continuer à s'en prendre sexuellement à des mineurs lorsqu'il sera adulte. Lorsqu'on passe en revue les nombreux cas de figure, notamment en prenant comme variables la fréquence et le degré de consentement, on s'aperçoit que beaucoup de choses sont possibles lorsqu'il s'agit d'activités sexuelles entre mineurs. Par exemple, même dans les cas de figure totalement inacceptables comme les tournantes ( viols collectifs en petits groupes souvent avec des ados jeunes ), il n'est pas impossible du tout que se trouve impliqué, par hasard mais non sans responsabilité, un jeune homme normal influencé par les autres, qui a voulu pour une fois faire un coup exceptionnel et mauvais, qui ne s'est d'ailleurs peut-être pas complètement rendu compte de la gravité de ce qu'il faisait et qui ne le recommencera jamais. Je ne parle pas comme ça par laxisme ou pour laisser penser qu'il ne faut rien faire mais pour rappeler l'importance de rester nuancé quant aux prévisions formulées sur la durée, la responsabilité, le degré de consentement des uns et des autres. Par exemple, il arrive régu­lièrement que des relations sexuelles soient consenties entre adolescents, même jeunes (13 ou 14 ans). Lorsque ces relations sont connues par l'extérieur, il arrive souvent que celui qui est a priori identifié par les adultes comme le plus faible ait tendance à se défiler et à laisser accuser l'autre. 

A mi-chemin, on trouve aussi des relations qui voient, au fil du temps, un changement quant aux motivations des partenaires. Un frère et une sœur commencent à avoir ensemble des relations sexuelles à 12, 13 ou 14 ans. Au début, la sœur peut être consentante puis, après un an, ne plus être d'accord de poursuivre ces relations, pour toutes sortes de raisons. Son frère qui est devenu accro ne peut entendre et accepter son refus. À certains moments, il est vrai qu'il peut devenir un auteur-abuseur mais il ne peut être assimilé aux cas plus graves des abus les plus chroniques, les plus répétitifs, les plus préoccupants. 

Parmi cette dernière catégorie des abuseurs chroniques, on trouve principalement trois types de jeunes : d'abord les ex-violen­tés, ces jeunes qui ont vécu dans la terreur et qui deviennent eux­-mêmes violents. Ensuite les pervers, comme ce garçon de 16 ans qui, dans le film Kids de Tim Larry, a pour perversion de déflorer des jeunes filles vierges. Ce garçon montre une jouissance extrême à déflorer ces pré-adolescents de 10 ou 11 ans, à les prendre, à les salir et à en prendre possession. Enfin, il y a quelques ados qui com­mencent à être pédophiles mais davantage à la poursuite immature d'un besoin d'amour que sur un mode pervers.

 

Dans les situations dans lesquelles il y a déjà eu des abus sexuels, il est important de mettre l'accent sur la prévention par rapport à la récidive : encourager les partenaires potentiels, les enfants qui pour­raient être à nouveau sollicités, à se faire respecter, à dire « non » de façon verbale mais aussi parfois musculaire. II faut apprendre à ces enfants et à ces jeunes qu'ils ont le droit de ressentir de l'ambivalence et que ce n'est pas parce qu'ils ont dit « oui » une fois qu'ils sont condamnés à être d'accord pour toujours. Ils ont le droit de se positionner comme sujet. 

L'évaluation de ces situations doit être soignée et inclure l'écoute de tous, en donnant à chacun la chance de s'expliquer tout en tenant compte du fait que dans ces situations, il y a place pour beaucoup de blocages de la part des auteurs et pour beaucoup de mensonges de la part de ceux qui ont été consentants et qui ne peuvent l'admettre.

 

Un certain nombre d'évaluations n'aboutissent qu'à des incerti­tudes. Dès lors, il est essentiel de pouvoir travailler s'il le faut en n'énonçant que des suppositions. Par exemple, on peut dire à un présumé auteur : « Si jamais tu avais forcé ton partenaire, voilà ce que je pense et voilà pourquoi je te prierais de ne jamais refaire une chose comme celle-là dans ta vie. » De la même manière, on peut dire à un jeune dont on suppose qu'il a pu être consentant bien qu'il ne puisse pas le reconnaître : « Si jamais tu avais été consentant et que tu ne le dis pas, il y a aussi quelque chose qui ne va pas, et tu dois peut-être avoir le courage de prendre tes responsabilités. » Après ça, il y a évidemment le temps de l'échange sur le sens de la sexualité et le temps de la sanction sur ce qui a été vraiment abusif. Je crois, par exemple, que l'on ne doit pas sanctionner un jeune ado­lescent parce qu'il a eu des relations sexuelles mais parce qu'il n'a pas tenu compte du non-consentement de l'autre dans ses relations sexuelles. Dans l'accompagnement de ces jeunes, il y a aussi à déve­lopper une vigilance pour réduire les risques de récidive. Par ailleurs, nous avons aussi une responsabilité à pouvoir rencontrer les besoins plus profonds de ces jeunes qui abusent, leurs éventuelles souffrances existentielles. En particulier, concernant la catégorie évoquée plus haut des jeunes les plus préoccupants, ceux qui ont été violentés dans le passé, il faut évidemment être attentif à ce que notre intervention se révèle pertinente pour soigner leurs traumatismes psychiques.