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Chapitre paru dans l'ouvrage collectif " Le sens de l'homme" (sous la dir. de Putallaz F.X. et Salamolard M.), 2006, éd. Saint Augustin.

 

Sur cette importante question, voici deux points de vue relativement différents, mais que nous croyons complémentaires, celui d'un pédopsychiatre, Jean-Yves Hayez, et celui d'un philosophe, Jean-Michel Longneaux. Une brève synthèse, par l'éditeur, s'efforcera de montrer l'articulation de ces propos.

Jean-Yves Hayez : les risques


Au printemps 2005, en Angleterre, un Tribunal a autorisé légalement la procréation de bébés désignés « médicaments » par les médias. Bébés conçus au terme de manipulations techniques compliquées, dans le but de sélectionner la composition cellulaire de leurs tissus, avec l'espoir que des prélèvements faits sur eux puissent être greffés à un grand frère ou à une grande sœur très malade, et peut-être sauver leur vie.

Dans d'autres pays, comme la Belgique, c'est le vide juridique, mais la pratique existe plus ou moins discrètement et sporadiquement.

De tels projets et pratiques suscitent en moi de fortes préoccupations éthiques. Ils comportent trop de risques pour la santé psychique de ce nouvel enfant que l'on va procréer pour la circonstance, et même pour ses parents !

Ils ne sont pas sans risques non plus pour le regard social que l'être humain pose sur lui-même et sur les tout-petits de la communauté. Tout au plus pourrait-on les considérer à certaines conditions comme un moindre mal (1) 

Une évaluation devrait s'effectuer au cas par cas, en profondeur, discrètement, dans l'intimité de la famille avec l'aide éventuelle d'un psychiatre ou/et d'un éthicien spécialiste de ces questions. Ce que je déplore clairement, c'est le besoin de légiférer à tout crin, qui amène parfois les personnes concernées à faire l'économie d'une pensée personnelle profonde et celle d'une interpellation de leur conscience morale : « Si c'est permis par la loi, c'est que c'est bien, donc on y va ! » Pis, l'existence de lois a l'effet provocateur d'amplifier des phénomènes.

D'un autre côté, il y a la mise en exergue par les médias de ces problématiques de santé marginales et douloureuses : des parents témoignent publiquement, de reality shows en débats plus distingués, d'autres conçoivent des projets auxquels ils n'auraient pas pensé tout seuls, d'autres encore ne se savent plus comment réagir face aux idées contradictoires des experts qui s'expriment en tous sens sur les écrans.

Signe de cette médiatisation, le slogan choc « bébés-médicaments » devrait être banni de notre vocabulaire !



L'humain et la technique

 

Mes préoccupations portent d'abord sur les rapports entre l'être humain et les prouesses techniques, fruits des technologies contemporaines.

Qui commande encore à qui ? N'acceptons-nous pas de plus en plus d'être conditionnés, soumis face à des innovations techniques de tous ordres qu'on nous présente parfois, et même souvent, comme des constituants indispensables de notre bonheur ?

Par exemple, les nouveaux moyens médicaux augmentent significativement la durée de vie dans les pays industrialisés mais, pour un certain nombre de personnes âgées, quel sens cela a-t-il encore ?

Face au raz-de-marée technologique, la seule position réaliste est-elle de démission et de soumission ?

Certes, le combat contre les machines qui s'emballent restera des plus ardus, mais faut-il l'abandonner ? Ne serait-ce pas, du coup, déclarer vaines d'autres grandes campagnes mondiales: la lutte pour la paix, contre le sida ou le tabagisme, celle d'Amnesty International pour les droits de l'homme dans le monde ou le combat des altermondialistes ?

Dans l'interview qu'il accorde à l'hebdomadaire Télémoustique (2), le Dr Yvon Englert, professeur d'éthique et de déontologie à l'Université Libre de Bruxelles, déclare, à propos des enfants clonés : « [...) Je crois qu'on ne pourra pas empêcher que cela se fasse un jour ou l'autre dans le monde [...) et ce sera tout à fait un être humain à part entière. [...] »

L'étonnant n'est pas qu'il reconnaisse à l'enfant cloné une essence humaine, c'est plutôt qu'il ne s'insurge guère et qu'il ne proclame pas plus fermement le devoir qu'a toute l'humanité de résister efficacement à cette aberration.

La haute technologie n'est-elle pas occupée à engendrer des savants fous ? Parce que des moyens fascinants existent, les savants ne deviennent-ils pas dépendants de leurs outils ? Pris par leur désir de haute performance à peu près a n’importe quel prix, certains médecins pourraient alors réduire les humains qu'ils manipulent à des sources de cellules ou à des masses tissulaires, et oublier ainsi cette réalité mystérieuse de la transcendance de la vie humaine sur la matière. Ils pourraient oublier aussi de bien évaluer la qualité globale de la vie qu'ils créent ou maintiennent biologiquement. Les médecins ne se substituent-ils pas parfois trop à la réflexion des parents, à leur capacité et à leur droit ultime de décider ? La question est complexe. Il est normal que les médecins informent les parents des possibilités nouvelles amenées par les nouvelles techniques.

Mais s'en tiennent-ils vraiment là ? A supposer qu'ils aient informé en un langage accessible et bien compris, s'en tiennent-ils ensuite au projet d'aider les parents à bien réfléchir, à peser le pour et le contre, à évaluer les risques, à évaluer ce que signifie au quotidien la qualité ultime de vie qu'ils pourraient mettre en place ?

Je ne suis pas sûr que ce sont toujours les (futurs) parents qui, après avoir bien pesé le pour et le contre, veulent réellement avorter de tel fœtus handicapé, garder en vie tel prématuré de 600 gammes, passer par huit essais d'implantation en procréation assistée, etc. N'est-ce pas souvent le corps médical qui leur présente subtilement ces options comme étant la chose à faire ?

Enfin, chercheurs et médecins omettent régulièrement d'inscrire et de discuter leurs projets et leurs nouvelles acquisitions dans une conception mondiale de la santé publique. Les prouesses mises au service d'enfants et de familles de pays industrialisés ont des coûts exorbitants, alors que l'on ne trouve pas l'argent nécessaire pour répondre aux besoins de santé élémentaires des enfants de la majorité de la planète.

Ce n'est là qu'un cas d'injustice criante dans les rapports économiques Nord-Sud, mais il est particulièrement désolant. Les médecins, héritiers du serment d'Hippocrate, ne devraient-ils pas être les premiers à s'en inquiéter ?



Préoccupations éthiques plus précises

 

Après ces considérations générales, je vais énumérer cinq préoccupations plus directement liées à notre sujet. Les trois premières sont comme des taches impressionnistes qui se superposent partiellement. Il en va de même pour les deux dernières.



Mettre au monde l'enfant pour lui-même

 

L'enfant que ses parents mettent au monde, ou accueillent dans leur monde (3) comme « leur » enfant, est tout de suite une personne, même avant sa naissance. C'est radicalement un autre être humain que ses parents, avec un potentiel - et des manques - originaux par rapport à tous les autres. Accueilli « pour lui », «  comme il est », il aura le champ libre pour élaborer l'essentiel de sa vie psychique et spirituelle, ainsi que les choix les plus profonds de son projet de vie. Il pourra aimer sa vie comme un livre dont il peut lui-même écrire les pages. Sa vie biologique vient des parents (4), mais sa vie spirituelle, c'est en un sens son trésor à lui (5) On ne devrait pas décider pour lui des missions clés de sa vie (« instrumentalisation »), comme Khalil Gibran l'a dit dans son poème :

« Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et filles de l'appel de la Vie à elle-même. Ils viennent à travers vous mais non de vous. Et bien qu'ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas. Vous pouvez leur donner votre amour mais non point vos pensées, car ils ont leurs propres pensées. Vous pouvez accueillir leurs corps mais pas leurs âmes, car leurs âmes habitent la maison de demain, que vous ne pouvez visiter, pas même dans vos rêves » (6) 

Cette reconnaissance de la liberté d'être des enfants n'exclut ni l'éducation ni les désirs et attentes que les adultes ont sur lui.

L'éducation n'a pas pour but de s'opposer aux dimensions profondes du projet de vie. Elle socialise, elle fait apprendre à l'enfant des comportements qui l'inscrivent, aussi longtemps qu'il est sous l'autorité de ses éducateurs, dans leur groupe d'appartenance ou dans leur culture.

Quant aux désirs et aux attentes, bien sûr que les parents rêvent aussi d'une incarnation plus précise de leur désir dans leur enfant : fille plutôt que garçon, champion de trial plutôt qu'« intello », destiné ou non à la productivité économique de leur famille ou à devenir un jour leur bâton de vieillesse, etc.

Mais on est bien là dans le monde des désirs, en soi positifs, à condition de ne pas mélanger l'accomplissement de ces rêves avec l'accomplissement de l'enfant. C'est le cas lorsque le désir des parents se fait trop pressant, qu'il impose à l'enfant une mission impossible et ne respecte plus sa liberté de se déterminer lui-même.

Quand il ne s'agit « que » du poids excessif du désir de ses parents sur lui, l'enfant ou l'adolescent peut toujours s'en démarquer, non sans peine ni souffrance : tous les garçons ne mettent pas leurs pieds dans les souliers de leur père !

La différence avec le bébé dit « médicament », c'est qu'il ne s'agit plus simplement d'un désir projeté sur lui : ce bébé constitue l'instrument obligé d'une décision, qui touche à l'intégrité de son corps ; on a même modifié son organisme dès sa conception pour qu'il en soit ainsi !



Disposer du corps d'un enfant

 

J'en arrive ainsi à ma deuxième préoccupation : on décide à la place et à l'insu de l'enfant de disposer de son corps. Pour une bonne cause, certes ! Mais n'existe-t-il pas un principe universel garantissant l'intangibilité du corps ? Les exceptions prévues ne concernent-elles pas la nécessité de soigner ou/et de protéger ce corps d'un danger, alors que l'être humain concerné est dans l'incapacité de donner son consentement ?


Que penser, en revanche, de la pratique qui consiste à prélever un peu de moelle osseuse à des enfants très jeunes, à des âges où ils ne peuvent donner aucun consentement éclairé ? (7) 

Transgresser le principe d'intangibilité est très dangereux : comment justifier le fait de disposer du corps d'un autre, ici d'un infants (8), sans son consentement ? Une fois levée une barrière de principe, surgissent vite des applications de plus en plus folles et de plus en plus nombreuses, auxquelles il devient presque impossible de résister.

La porte s'ouvre doucement vers les enfants clones et, à plus courte échéance, vers les embryons modifiés génétiquement et clonés dont la science aurait le droit de disposer sans se poser de questions. Et si l'enfant cesse d'être absolument précieux, ne risque-t-on pas de glisser vers des pratiques de plus en plus douteuses, voire criminelles, où il sera vendu par sa famille ou enlevé pour qu'on prélève ses organes ?

Le corps de l'enfant n'appartient ni à sa famille ni à la science, fût-ce au nom des meilleures intentions du monde. Face à tous ces risques, ma position est un « non » de principe : sauf dans le but de le soigner ou de le protéger, nous n'avons pas le droit de disposer de son corps, même pas d'une parcelle de celui-ci, avant qu'il ne soit en âge de dire un « oui » clair et personnel à ce que les adultes sollicitent de lui.



Disposer des tout-petits 



La taille réduite d'un être humain risque de nous faire oublier sa qualité d'être humain. On dispose de sa vie comme s'il n'était qu'un organisme biologique : cela est patent pour toutes nos attitudes le concernant avant sa naissance, et surtout dans les tout premiers temps de la vie.

Même après la naissance, nous choyons nos tout-petits, nous nous efforçons de répondre à leurs besoins matériels et spirituels, nous les stimulons, toutes attitudes positives pour une construction saine de leur personnalité. Néanmoins, nous avons parfois du mal à reconnaître que leur altérité est déjà en place, avec des intérêts et des projets différents des nôtres. Nous sommes tentés de disposer d'eux comme si tel n'était pas le cas: nous lui imposons alors des standards et des obligations qui ne tiennent plus compte de ce qu'il est.

Que dire, a fortiori, du cas du « bébé-médicament » ou du très jeune enfant « donneur » d'une parcelle de son corps ? C'est bien parce qu'il est petit, que l'on se permet de disposer de lui sans tenir compte de lui.

On ne permet pas à un adolescent d'être un donneur d'organe, sauf éventuellement post mortem. On sondera la nature de ses motivations, pour être raisonnablement sûr qu'il ne sera pas psychologiquement abîmé après sa décision. En comparaison avec le petit enfant, il y a donc deux poids et deux mesures. Au nom de quoi cette différence de traitement ?

Il n'est pas inutile de rappeler que c'est tout récemment que l'on a mieux pris conscience du fait que des tout-petits pouvaient souffrir physiquement, sans être capables de l'exprimer clairement, et c'est depuis peu que l'on fait correctement face à la douleur des nouveau-nés hospitalisés.

Mais il y a plus grave, dès que l'on remonte dans la vie fœtale et embryonnaire. L'adulte qui doit prendre des décisions voit souvent comme se dissoudre en lui l'idée que l'être vivant sur lequel il se propose d'agir est peut- être déjà un humain à part entière : embryon, « surnuméraire » ou non, manipulé à l'envi, fœtus avorté, faut-il vraiment faire l'impasse sur l'idée de leur dignité humaine ? Oter la vie à un humain, si minuscule soit-il, constitue un geste grave. Y réfléchit-on assez dans les laboratoires ?



Où cela nous conduit-il de refuser à ce point le manque ? 



Cette nouvelle préoccupation étique est en superposition partielle avec la suivante, qui porte sur le refus des interdits.

Nos sociétés supportent de moins en moins le manque. Nous cherchons à combler tous nos besoins très vite par des objets immédiats que nous voyons comme les conditions de notre bonheur. S'il n'y a pas cette satisfaction ample et rapide, cela est souvent vécu comme une moindre qualité humaine : on est un looser ou un pauvre, à plaindre.

Cette surconsommation existe aussi dans le domaine de la santé et de la vie. Si un adolescent manque de concentration, si un adulte est trop speedé, il lui faut son méthylphénidate. Si un homme se sent profondément une nature féminine, il lui faut l'opération qui va lui donner l'apparence de femme.

Si une grossesse désirée risque de déboucher sur la mort du bébé, il faut faire l'impossible pour « sauver » celui-ci, même s'il s'agit d'un très grand prématuré. Par contre - et voici bien un incroyable paradoxe - si l'on découvre que le fœtus est handicapé, alors sa famille risque de se sentir entravée dans ses projets ; on pousse donc à l'avortement.

Et quand le manque qui s'annonce risque d'être la mort d'un être cher, notamment la mort d'un enfant, jusqu'où sommes-nous prêts à aller pour qu'elle ne frappe pas ?

Certains acharnements thérapeutiques sur des enfants très malades - infectés par exemple - qui les rendent à leurs parents avec une qualité de vie très diminuée, après des semaines ou des mois de grande souffrance à l'hôpital, posent une question grave. Et une instrumentalisation de l'enfant suivant, sans vrai désir de le voir vivre « pour lui », voilà aussi qui fait question.

Dans le cas de ces bébés, que se passe-t-il par exemple lorsque le projet échoue? Si le hasard de la biologie veut que la thérapie ne fonctionne pas, l'enfant pourra-t-il être aimé pour lui-même, alors qu'il n'a pas « su » remplir son office ? Et même dans l'affirmative, est-on pour autant maître des sentiments d'échec et de culpabilité qu'il va probablement générer tout seul et qui vont empoisonner son destin ?

Ne pouvons-nous donc pas rester confiants dans le sens de nos vies, dans notre valeur, et redevenir suffisamment heureux en assumant des manques importants ? La mort d'un être cher peut figurer dans la liste de ces manques humainement gérables, d'autant que sa mort n'entraîne pas ipso facto la fin de la relation avec lui.

A accepter de moins en moins les limites de notre condition humaine, les risques que nous encourons et dont nous commençons à voir les effets, c'est ne jamais être satisfait; en vouloir toujours plus et encore plus; accepter que ce soient les objets et les marchands qui dominent le monde, créer de moins en moins de pensée, d'imagination, d'idées pour dire ce qu'est la vie.



Où cela nous conduit-il de détester à ce point les interdits?

 

Nos sociétés ne remettent pas en question le bien-fondé des lois naturelles (tabou du meurtre et de l’inceste) lorsqu'on les prend dans une acceptation stricte : il est interdit de tuer ou de blesser sans légitime défense, de détruire les biens légitimes d'autrui, d'entretenir des relations sexuelles entre parents proches. Il n'en va pas de même dans un sens plus large ( les multinationales délocalisent et polluent en toute impunité ) Nous sommes d'accord aussi pour qu'existent des règles mineures qui protègent la viabilité physique du groupe ( s'arrêter à un feu rouge )

Mais au-delà, en moins d'un demi-siècle, nos sociétés industrialisées ont développé une aversion profonde pour tous les interdits qui maintenaient l'organisation des relations et des statuts sociaux, et qui permettaient le développement de la vie humaine dans son cadre traditionnel : pourvu qu'une chose soit désirée, tout devrait être rendu possible, c'est-à-dire atteignable et autorisé. On légifère éventuellement, non pour interdire, mais pour autoriser des pratiques en les maintenant dans un certain cadre, ce qui revient à les promouvoir : alors on dira « oui » aux mères porteuses et à celles qui donnent des ovocytes (9), « oui » à l'insémination des femmes lesbiennes, « oui » à l'adoption par les couples homosexuels, « oui » à ... presque tout.

Les tenants du maintien d'un ordre où existent des « non », ceux qui disent qu'on est en train de désorganiser les rapports humains en supprimant trop de repères, on les traite de « ringards » ou de « fondamentalistes »

Il ne fallait évidemment pas garder toutes les interdictions de l'hypocrite ère victorienne ; nombre d'entre elles étaient abusives. Mais l'on est passé à un excès inverse. En supprimant certaines interdictions, au nom de la satisfaction des désirs de certains, on compromet l'épanouissement des autres, qu'on entraîne malgré eux dans l'aventure : pensons par exemple aux enfants de mères célibataires inséminées.

On ne sait plus comment s'opposer aux effets de cascade : si A a droit à la santé, pourquoi pas B, puis C, puis D ; si les couples homosexuels peuvent adopter, pourquoi pas les célibataires âgés, capables d'aimer eux aussi, pourquoi pas les gens en train de se séparer ou ceux qui vivent à trois? Et pourquoi suspendrait-on l'autorité parentale du transsexuel appelé « papa » jusqu'à ce lundi et devenu « mademoiselle Anita » le lundi suivant ?

Et si on dit « oui » à « l'enfant-médicament », pourquoi pas à l'enfant-cloné ? On essaiera de l'aimer lui aussi, et l'on trouvera bien de bons psys pour l'accompagner ! On commence à mesurer les effets délétères de cette allergie aux interdits, à travers le phénomène des enfants et des adolescents rois qui se multiplient dans notre société. Ni eux, ni leurs parents n'ont plus de repères pour se socialiser.

Finalement, l'interdit, à condition d'être bien situé, n'est-il pas le meilleur garant de la liberté pour tous et de l'ordre social ?

 

Jean-Michel Longneaux : les ambiguïtés du désir d'enfant

 


L'une des questions soulevées par les « enfants-médicaments » porte sur leur instrumentalisation : ils ne seraient pas désirés pour eux-mêmes, mais conçus comme moyens permettant de sauver la vie d'un frère ou d'une sœur. Cette réduction à l'état de moyen semble éthiquement inacceptable. Pourtant, si nous prenons la peine de considérer les circonstances de la venue au monde d'un enfant, on peut sérieusement douter qu'il existe un seul enfant qui fût jamais désiré et conçu pour lui-même.



Tout enfant n'est-il pas « instrumentalisé »? 



Tels parents désirent un deuxième enfant pour que le premier ne soit pas seul ; ceux-là en désirent encore un parce qu'après quatre filles, ce serait bien d'avoir un garçon. Telle femme en veut un pour piéger son amant et le forcer à l'épouser ou parce qu'elle a 35 ans et qu'après, elle s'estimera trop vieille. Et telle autre encore, jalouse, veut faire comme sa sœur enceinte, laquelle attend un enfant pour remplacer celui qui est mort.

Et bien des couples attendent un enfant simplement parce qu'ils ont envie de fonder une famille. Finalement, tous ces enfants, pour telle ou telle raison, sont conçus pour le bonheur de leurs parents. Bref, ils ne sont certainement pas des enfants désirés uniquement pour eux-mêmes. Alors, faut-il condamner tous ces parents, au même titre que ceux-là qui ont mis au monde un enfant pour prélever un morceau de son cordon ombilical et donner ainsi une chance de guérison â leur fille ou leur fils, atteint d'une maladie incurable de la moelle osseuse ?

Soyons réalistes : un enfant est toujours « instrumentalisé » Autrefois, on avait des enfants pour assurer la survie du clan. Les bourgeois du XXe siècle avaient un aîné pour assurer la transmission du patrimoine et éduquaient leurs autres enfants par devoir, tandis que les paysans se procuraient ainsi une main-d’œuvre bon marché.

Aujourd'hui, les enfants sont désirés: expression banalisée qui signifie qu'ils sont « objets » du désir de leurs parents. Bref, ils ne sont pas considérés comme une fin en soi, ils sont toujours investis aussi comme moyen de réaliser un projet.

S'il en est ainsi, ce n'est pas que l'être humain soit égoïste, mais tout simplement parce qu'il lui est impossible de faire autrement. Considérons a contrario les enfants « qui tombent du ciel », ceux qui viennent à la vie en dehors de tout projet. Ils ne sont pas accueillis de façon désintéressée : à quelques exceptions près, ce sont bien souvent des enfants (momentanément ou définitivement) rejetés. Pour grandir, un enfant a besoin non seulement d'un ventre qui l'accueille, mais aussi d'un projet où prendre place. L'idée qui exige que l'enfant soit exclusivement considéré comme une fin en soi est un déni par rapport au dynamisme de la vie.



Toutes les « instrumentalisations » se valent-elles ? 



Une question demeure pourtant : toutes les « instrumentalisations » de l'enfant, qui viennent d'être évoquées, se valent-elles ? Faut-il accorder la même importance au désir - qui relèverait de l'imaginaire - de concevoir un enfant pour avoir le bonheur d'être parent, et à celui -  qui viserait un réel concret - de concevoir un enfant pour sauver un fils ou une fille ? On prétextera que la pression sur l'enfant est plus grande dans le second cas, ce qui promet une croissance plus difficile.

En vérité, la distinction « imaginaire/réel », associée à l'idée que dans le premier cas on s'en sort plus facilement que dans le second, ne tient pas au regard de l'expérience. Faut-il rappeler en effet que certains couples qui désirent devenir parents recourent à un avortement simplement parce que l'enfant attendu présente tel ou tel handicap pas forcément grave, mais qui suffit néanmoins à les empêcher d'être les parents qu'ils avaient rêvé d'être : les désirs des parents, leurs attentes, leurs espoirs ne relèvent certes « que » de l'imaginaire, et pourtant ils ont bien souvent un impact décisif et bien réel sur les enfants (10)Et si l'on envisage le cas de ces parents qui décident au contraire de garder l'enfant, la difficulté de faire le deuil de l'enfant imaginé et du parent qu'ils auraient tant aimé devenir - parent d'un enfant « normal » -, confirme autrement que l'imaginaire en question n'est pas que du « vent »

La question demeure donc de savoir au nom de quel(s) critère(s) pertinent(s) et objectif(s) juger les différentes raisons pour lesquelles les êtres humains peuvent désirer un enfant. Selon moi, la question ne porte pas d'abord sur le fait que les « enfants-médicaments » soient conçus pour des raisons qui leur échappent. Le vrai problème est de savoir si, comme à tous les enfants, on leur permettra de se libérer des circonstances, certes particulières, qui les ont vus naître. Car naître, ce n'est pas seulement sortir du ventre de sa mère, mais aussi sortir des projets de ses parents, pour devenir le sujet de sa propre vie. Réussir cette seconde naissance est une épreuve pour chaque enfant. On aurait tort d'en mesurer la difficulté à l'aune des circonstances spectaculaires ou non de la conception.

Donner aux enfants la possibilité de s'extraire des « bonnes » ou « mauvaises » raisons de leurs parents ou concepteurs, c'est ce que l'on ne fait pas avec les embryons supprimés parce que jugés indésirables. Et c'est le premier problème que pose le cas qui nous retient : non pas le fait que l'on ait produit des embryons techniquement, mais le fait que des « spécialistes » s'arrogent le droit de les réduire à leur utilité selon les critères de la médecine.

Quant aux « enfants-médicaments », leur médiatisation est regrettable. En rendant publiques leurs propres prouesses, les scientifiques en quête de notoriété enferment ces bébés dans un rôle dont ils n'ont que faire : ils ne sont plus que des « bébés thérapeutiques », un peu comme Louise Brown est moins Louise Brown que le premier bébé éprouvette.

Quant aux éthiciens qui restent circonspects, leurs doutes laissent entendre que peut-être cette prouesse n'aurait pas dû être permise, traduisez : ces enfants n'auraient pas dû voir le jour et à l'avenir, on espère ne plus en voir comme eux. Comment les enfants concernés peuvent-ils entendre de tels propos ?

Enfin, la curiosité ou l'indignation de l'homme de la rue n'enferment-elles pas un peu plus ces « enfants-médicaments » dans une identité artificielle, qui consiste à n'être finalement qu'une « prouesse médicale suspecte » ?



Conclusion

 

En résumé, nul fétichisme, mais nul relativisme non plus. Nul relativisme tout d'abord : un bébé est une personne à part entière. Pour moi, ce point ne se négocie pas, il ne relève d'aucun vote démocratique. Un bébé se comprend à partir de la vie en lui, qui le fait exister comme sujet en devenir. Nul fétichisme ensuite. Il n'y a pas lieu de figer dans des formes convenues, pour ensuite les « adorer », des circonstances légitimes pour la venue d'un enfant. Ce refus de ma part découle directement du premier principe. Un bébé est une personne à part entière, quelles que soient les circonstances et même les moyens de sa conception. Au regard du premier principe, les circonstances de la conception seront toujours relatives. Ce ne sont pas elles qui permettent de reconnaître l'enfant comme personne à part entière. Du coup, une éthique de l'action se dégage : œuvrer pour permettre à chaque enfant de naître à lui-même, c'est-à-dire de se libérer progressivement des circonstances de sa venue au monde (11) 

Quant aux développements techniques qui provoquent ces questions, ils peuvent évidemment déboucher sur des manipulations dangereuses pour l'homme. De même, au regard des urgences sanitaires dans les pays en voie de développement, leur coût peut paraître scandaleux. Mais il est également possible que ces pratiques, qui aujourd'hui nous déconcertent précisément parce qu'elles sont nouvelles, un jour sauvent l'humanité. Bref, il convient de rappeler tout d'abord que toutes les techniques, sans exception, sont par définition ambiguës.

Aussi, pour le dire en un mot, l'éthique exige qu'elles soient développées (12) et pratiquées par des personnes responsables, qui maîtrisent leur art pour le mettre exclusivement au service de la vie. Il convient aussi que leur développement soit pensé à l'intérieur d'une réflexion sur la juste répartition des ressources, laquelle ne se réduit pas au slogan : « Cessons de développer ces techniques coûteuses pour donner l'argent aux pays du tiers-monde. » La nécessité d'un encadrement législatif s'impose afin d'apporter ces garanties minimales. Sur le plan d'une action éthique, il en résulte qu'il faut lutter contre un usage des savoirs et des techniques qui détruirait la vie (13) 

Alors, chut! Plus de bruit ! Il serait dommage que tous ces bavardages nuisibles troublent plus longtemps le sommeil de ces bébés comme les autres

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Note de l'éditeur

 


Jean-Yves Hayez et Jean-Michel Longneaux ont accepté de rédiger ce chapitre à deux voix, fruit de dialogues antérieurs. Nous voudrions, dans cette note de synthèse (14), souligner quelques points et émettre l'une ou l'autre suggestion.

Relevons que les deux auteurs s'accordent pour considérer le petit enfant, même avant sa naissance, comme un être humain qui exige le respect de sa dignité et de sa liberté. On ne peut disposer de lui comme on le ferait d'une chose.

En revanche, leurs perspectives sont différentes quoique complémentaires. Hayez souligne les risques, notamment pour le développement psychique de l'enfant. de son « instrumentalisation » Longneaux fait valoir que le projet parental n'est jamais totalement désintéressé. Au nom du principe de précaution, le premier est réservé par rapport aux techniques de procréation. Au nom du même principe de précaution, le second estime que des expériences, même coûteuses et risquées, se justifient, à certaines conditions, en fonction des bienfaits qu'elles permettent d'espérer.

Ces nuances font saisir le problème dans sa complexité. Nous ne souhaitons pas les réduire. En revanche, nous proposons quatre brèves remarques susceptibles de prolonger la réflexion.

« Instrumentalisation » : un concept ambigu 

Hayez et Longneaux sont bien d'accord pour dire que des désirs (15) plus ou moins forts, émanent des parents et portent sur l'enfant. Ils projettent sur lui leurs attentes, dès avant sa conception; durant tout le temps du développement de l'enfant, ces projets peuvent subir des variations, quoique, souvent, il demeure un noyau très stable. L'effet d'une telle projection sur la structuration de la personnalité de l'enfant qui s'en imprègne, y obéit ou y résiste plus ou moins, s'avère soit plutôt positif, soit plutôt négatif. Sur ce point, il y a accord entre les deux auteurs.

Là où ils divergent, c'est dans leur acception du terme « instrumentalisation » Longneaux donne au terme une signification très large : il s'agit de l'impact du désir parental (et des comportements qui en résultent) sur la personnalité de l'enfant. Hayez emploie le terme « instrumentalisation » dans une acception plus stricte et plus négative. Quand les attentes parentales se traduisent par des ordres, des assignations qui contraignent (16) l'enfant à poser durablement des actes qu'il ne souhaite pas et qui concerne son projet de vie, il y a instrumentalisation. Il en va de même quand on travaille sur le corps de l'enfant, sans que cela s'avère indispensable pour sa santé et sa protection. Alors, bien sûr, ce moment d'instrumentalisation est toujours négatif. Sur ce point, les deux auteurs marquent une divergence.

Pour les deux auteurs en revanche, les parents ne sont pas destinés à s’enliser dans une telle instrumentalisation : ils sont toujours libres de se reprendre et rendre à l'enfant son statut de sujet.

Dans les deux cas, la dominante de l'analyse est essentiellement psychologique. De ce point de vue, l'éthicien peut demander à bon droit : étant admis par hypothèse que les parents sont animés par des motivations diverses quand ils veulent un enfant, y en a-t-il une qui a priorité sur les autres? Autrement dit, l'intention des parents vise-t-elle un but premier (l’accueil d'un enfant pour lui-même) et des buts seconds (ceux indiqués par Longneaux) ?

Cela pourrait faire toute la différence entre « instrumentalisation » légitime et instrumentalisation moralement indéfendable.

Ce qui peut et doit être dit à l'enfant 

Une autre étape est décisive, même si elle n'est pas du même ordre : comment inscrire dans l'ordre symbolique du langage, notamment par une parole adressée à l'enfant, ce qui a été pratiqué sur lui sans lui, pour un intérêt qui n'était pas le sien ?

Instrumentalisation : deux moments clés 

Dans la problématique des « bébés-médicaments », deux moments sont à considérer particulièrement pour savoir s'il s'agit d'instrumentalisation au sens strict, ou non.

1. Le moment d'une éventuelle intervention sur le corps de l'enfant, à n'importe quel stade de son développement, sans aucune participation possible de celui-ci à une décision qui, pourtant, l'implique au premier chef.

2. Le moment de la procréation : si la méthode implique la production d'embryons « surnuméraires », on peut sérieusement se poser la question du statut de ces derniers. Sont-ils considérés et respectés « aussi comme une fin » et non seulement comme un moyen ? Ce point pose une difficulté spécifique.

Instrumentalisation des autres embryons 

Le débat a essentiellement porté sur la question de l'instrumentalisation de l'enfant qui naît. Mais il se déroule sur fond d'une autre question, plus fondamentale, qui doit se poser en amont, puisque la technique présuppose la pratique du DPI, autorisée en Belgique, alors que, en Suisse, le Conseil national vient d'accepter en juin 2005 une motion visant la levée de l'interdiction du DPI ; le Conseil des États en a fait de même le 13 décembre 2005.

Pour obtenir un « bébé-médicament », il faut en effet produire plusieurs embryons, lesquels sont observés puis triés. On ne retient ensuite que celui qui sera jugé utile à la thérapie visée, et seul celui-là sera implanté. Les autres sont détruits. Par conséquent, tous les autres embryons deviennent « surnuméraires », et cela en fonction de critères exclusivement biologiques de compatibilité avec le traitement envisagé.

Quelle que soit l'intention subjective des protagonistes, parents et équipe médicale, la technique implique donc en soi et objectivement une instrumentalisation des embryons. Il s'agit là d'une forme d'eugénisme caractérisé.

Alors que cette objection de fond reste en filigrane, le présent débat a le mérite de mettre l'accent sur la dimension psychologique de cette nouvelle méthode, et de souligner de manière nuancée les risques qu'elle implique. Il faut savoir gré aux deux interlocuteurs d'avoir mis en lumière cet aspect.

 

NOTES



(1) Voici l'un ou l'autre critère qui me font penser qu'un feu vert prudent pourrait être donné : 
-- Le « programme enfants » n'était pas définitivement et irrévocablement clôturé dans l'esprit de chacun des deux parents. C'était plutôt « Non mais » ou « Pas tout de suite » 
-- Chaque parent a pu évaluer sereinement et en profondeur comment il réagirait si le projet échoue et comment il en parlerait avec l'enfant supposé sauveur. 
-- S'il y a un parent qui aura vraisemblablement plus que l'autre la charge du parentage au quotidien, celui-ci envisage cette perspective de façon plutôt positive.

(2) « Un bébé à tout prix », Télémoustique, 01.06.05, p. 9.

(3) Je pense ici aux enfant adoptés ou à ceux qui intègrent la famille avec un matériel génétique partiellement différent d'un des parents ( par exemple à la suite d'un don de sperme ou d'ovocyte ) 

(4) Du moins, souvent. S'il y a adoption, il y a déjà les parents biologiques et les adoptifs. Et dans les techniques médicalement assistées déjà bien opérationnelles, une partie au moins du matériel génétique vient d'un donneur. Mais peu importe pour cette partie-ci du raisonnement. 

(5) Je n'entends pas entrer ici dans la question métaphysique de l'unité de la personne humaine et du rôle des parents comme collaborateurs du don de la vie de toute la personne de l'enfant. 

(6) Khalil GIBRAN, Le prophète, traduit par Camille Aboussouan, Paris, Casterman, 1956, p. 19. 

(7) Donc, on ne devrait pas y procéder avant cinq-six ans, à des moments trop précoces de la vie, où ces mystérieuses opérations sur leur corps, même « expliquées » vaille que vaille, sont souvent des plus angoissantes. Des exceptions sont peut-être envisageables, mais il faut être conscient de la trace traumatique laissée dans le psychisme de l'enfant, même et surtout s'il n'en parle pas, et il faut la soigner. 

(8) Mot latin signifiant « incapable de parler » 

(9) Elles sont même fort bien rémunérées au pays de Georges W. Bush. 

(10) L'impact réel de l'imaginaire est donc ambivalent: il est positif et indispensable pour qu'un enfant puisse vivre, il se révèle destructeur lorsqu'en son nom, le bébé devient « indésirable » En vérité, c'est toujours l'imaginaire qui fait problème ... ou qui sauve. Pour le dire autrement, l'imaginaire fait partie du réel et même le façonne. 

(11) Se libérer des circonstances de sa naissance veut dire se les réapproprier pour les faire siennes, pour en faire son passé. 

(12) Au nom du principe de précaution compris ici positivement : le fait que l'avenir soit incertain d'une part et que nous soyons responsables des générations à venir fait que nous sommes contraints de développer des techniques qui, si elles nous apparaissent inutiles, voire luxueuses aujourd'hui, permettront peut-être aux générations futures de faire face aux défis qui seront les leurs - et que nous n'imaginons même pas. 

(13) En précisant que la vie a respecter en toute circonstance est la vie réelle, soit à chaque fois la vie d'un sujet fini, incapable de tout supporter dans l'existence. 

(14) Cette note est rédigée avec l'accord des deux auteurs de ce chapitre. 

(15) Dans cette contribution dont la longueur est limitée, les deux auteurs ont été contraints de simplifier leur propos : ils y emploient comme synonymes des termes comme « désir », « attente » ou « projet » 

(16) Par après, l'enfant peut bien sur se soumettre à cette contrainte.