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Exclusion d’un jeune hors d’une institution. « Va te faire pendre ailleurs »[1]

Jean-Yves Hayez[2]

 

Ce témoignage clinique traite de l'exclusion d'un jeune[3] par l'institution où il vit. Il a été rédigé pour figurer (p. 49-60) dans le livre de S. Delormeau « L’éducateur est un thérapeute comme les autres  »  éditions Rhizome,2020. Ce livre propose une réflexion sur le métier d’éducateur. 

Ce témoignage est suvi par un débat autour du texte 

1-Je prendrai comme paradigme un jeune adolescent, accueilli depuis longtemps dans un service résidentiel pour jeunes « catégorie 140 », service spécialisé dans l’éducation de mineurs difficiles. Il a agressé physiquement un éducateur, qui s’est fracturé la clavicule en tombant. Ce qui s’en suit est - parfois ? souvent ? - l'exclusion rapide de ce jeune dans un contexte émotionnel chargé.

Au-delà de ce paradigme, le problème peut survenir dans toutes les institutions : autres institutions résidentielles, en ce inclus les I.P.P.J. et les services psychiatriques pour jeunes [4] ; mais on peut étendre la réflexion aux écoles, aux A.E.M.O., aux mouvements de jeunesse … et, in fine, aux familles d'accueil et aux familles. 

Ce type de décision peut résulter d’autres comportements transgressifs estimés graves et je le détaillerai au paragraphe III.

2- Ainsi, la tentation de l'exclusion n'est jamais très loin, notamment s'il s'agit de sanctionner un jeune déjà désagréable et difficile à vivre : l’ultime transgression, estimée alors inacceptable, est de l'ordre de la dernière goutte d'eau qui fait déborder le vase : un prétexte pas vraiment totalement faux mais sommes toutes bien intéressant. 

Il existe même une application kafkaïenne de la mesure, c'est de renvoyer le jeune à son domicile familial. Pourtant, il en a été extrait justement parce qu'il y était difficile, qu'il existait (probablement) des dysfonctionnements familiaux préoccupants et que l'institution d'accueil était censée être plus spécialisée que la famille ! (Même si elle aime jouer à revendiquer la position basse, en caricaturant certains préceptes systémiciens.)

3- Quels sont les effets escomptés, au nom desquels on justifie alors l’exclusion ? Sanctionner sévèrement l’auteur et ainsi contribuer à lui faire modifier son comportement ; montrer à la communauté que l'ordre règne en faisant un exemple pour tous ; prévenir la difficulté estimée très lourde que soulèverait à l'avenir la cohabitation auteur-victime ; éviter en direct la possible dangerosité à venir du jeune, etc.

En outre, bien que cela ne soit pas toujours clairement présent à l'esprit des adultes concernés, la mesure permet aussi une liquidation à bon compte du bouleversement émotionnel de ces derniers, une solution rapide qui ne nécessite pas une réflexion très élaborée : comme l'a dit Obama lors de l’exécution de Ben Laden : « Justice est faite ». L'adulte outragé est vengé. On est très proche de la loi du talion.

4- Beaucoup de ces effets attendus ne se produisent néanmoins pas. L'auteur est bien plus souvent provoqué négativement que son inverse ! Ou alors il porte trop lourdement en lui le poids de cette exclusion et son sentiment de non-importance et de non-valeur s’accroît significativement.

 Les autres jeunes de l'institution ne modifient pas non plus leur comportement : on a démontré à partir des exécutions capitales d'adultes que la visée d’exemplarité était inefficace, au point que des pickpockets détroussaient même les spectateurs au moment des pendaisons publiques !

5- Dans le champ éthique, la mesure est souvent bien plus injuste qu’elle n'en a l'air, de par la disproportion de la peine (Berger, 2017). Sans nier l'inacceptable des transgressions lourdes de ces jeunes, il faut se souvenir que beaucoup ont agi sous le feu d’émotions difficiles, avec impulsivité, sans l’intention durable de tout détruire une fois pour toute. Beaucoup aussi portent en eux de fortes « circonstances atténuantes » liées à leur histoire de vie ou à des dysfonctionnements relationnels dans la famille et l'institution. Ailleurs encore, le « résultat » de leur transgression est largement accidentel : ils voulaient bousculer un adulte et voici que celui-ci tombe de l'escalier et se rompt les os ! Dans tous ces cas, il me semble injuste de priver le jeune de son enracinement dans l'institution, en diabolisant sa responsabilité.

Au niveau de leur personnalité, bon nombre de ces jeunes présentent ce qu’on appelle actuellement des troubles du lien, ou troubles de l’attachement. Les intervenants de l’aide psycho-socio-éducative savent bien que leurs comportements ne pourront, le cas échéant, changer que via des liens psycho-éducatifs forts et durables, dans un cadre qui combine fermeté pour l’essentiel, tolérance et de bienveillance. 

Et pourtant, via nombre de ces procédures d'exclusion la communauté adulte s'en tire grâce à du déni (« Ce jeune est irrécupérable, si nous ne marquons pas fort le coup, ça va être le chaos. »). Fausses croyances, bien trop souvent ! Elle se prive donc d'une occasion de réflexion, de mise en question honnête de soi, de renégociation de la vie ensemble avec un jeune qui a fauté et de possibilité de réparation... La seule parole, ici, aurait peut- être rendue possible la coexistence pacifique, voire la réconciliation ou même le pardon[5]. Et on peut raisonner de la même manière à propos de la victime directe, pour peu qu'elle soit bien soutenue.

Et pourtant, dans nombre de ces situations de transgression grave, il existe un chemin alternatif à l'exclusion. Dans une minorité, non !

Pour statuer valablement à ce propos ainsi que sur les modalités d’une prise en charge globale, il est essentiel de comprendre pourquoi le jeune a posé son geste grave. Comprendre, avec sa collaboration si c’est possible, en l’écoutant parler d’aujourd’hui et en se remémorant son histoire, et aussi en faisant appel à la capacité d’observation et d’analyse de ses proches, adultes et autres jeunes.

Quels facteurs sont-ils susceptibles d’avoir joué ?

1- Chez le jeune auteur d’abord, les motivations « profondes » de son acte, enchevêtrées dans les idées, les images et les sentiments dominants au moment où il l’a posé, sont souvent multiples et complexes. J'en ai parlé en détails dans le livre « La destructivité chez l'enfant et l'adolescent » (Dunod, 2007).  J'en résume quelques-unes, fréquentes et importantes :

- Beaucoup d'agressions physiques, même intenses, constituent une réponse rapide, parfois très impulsive et immédiate, à une forte montée d'angoisse chez l'auteur : le jeune se sent menacé de près dans son intégrité, à tort ou à raison, soit par le jeu de son seul imaginaire, soit objectivement. Il se protège alors en attaquant celui que l'on appellera pourtant « victime ».

- Ailleurs, le jeune souffre de se sentir sans importance, peu ou pas aimé, moins compétent et moins valable que les autres. Le poids de ces vécus est lourd en lui, et une dernière goutte d'eau peut faire rompre un barrage : intentionnellement ou non, la future victime l’humilie, le frustre, le dévalorise, menace de prendre le peu qu'il a, et l'auteur explose de rage, de volonté de vengeance ou/et d’annulation brutale et magique des injustices subies[6].

- Ailleurs encore le jeune, au tempérament davantage dominant, n'aime pas les règles et s'y oppose facilement. Il peut « perdre les pédales » lors d’un énième bras de fer avec les adultes. Dans ce sous-groupe, il existe de jeunes rebelles qui sont bien maitres d'eux. Mais l’on trouve aussi les « enfants-rois » à qui l'on a trop souvent cédé, immatures, peu socialisés, impulsifs, capricieux, intolérants face aux frustrations et aux tentations !

- Si l'on continue à cheminer sur une sorte « d’échelle de Richter » qui quantifierait le désir de puissance et donc l'inacceptabilité des règles, on finit par rencontrer un groupe minoritaire de jeunes porteurs d'un désir de toute puissance permanent. Ils n'ont rien à faire de l'ordre social et veulent imposer leur arbitraire toujours et partout. Trois composantes ici, susceptibles de se combiner : les (pré) psychopathes, qui veulent être les plus forts et soumettre le monde entier (cf. le personnage d’Alec, dans le film « Orange mécanique », de Kubrick ; l’on peut penser aussi à quelques dirigeants de grandes nations contemporaines), les jeunes à structure délinquante avérée, perpétuels tricheurs en quête de plaisirs matériels à n'importe quel prix et les jeunes caractérisés par la perversité : ces derniers, plutôt rares, veulent non seulement dominer, mais aussi faire souffrir, voler l’âme ou le corps de l’autre et détruire. Cet ensemble de jeunes posent de lourds problèmes de gestion éducative et face à l’une de leurs transgressions graves, la sortie de l'institution peut parfois constituer la moins mauvaise situation. J'y reviendrai au paragraphe IV.

2- Et du côté des autres ? Ces transgressions graves sont régulièrement le résultat d'interactions (momentanément) dysfonctionnelles entre le jeune et sa famille, l'institution et souvent plus particulièrement la future victime ! Rarement inexistantes, parfois simples broutilles, parfois provocations importantes et bien lisibles, parfois même francs rejets signifiés ! Les provocations peuvent s’avérer involontaires, échappant même au champ de conscience de leur auteur … ou voulues comme telles, parce qu'aucun adulte n'est à même d’être bon en permanence, ou parce que le jeune peut servir de punching-ball pour « liquider » des frustrations vécues par l'adulte, ou pour mille autres raisons.

Pour peu que les personnes impliquées fassent preuve d’honnêteté et d’humilité, leur part de dysfonctionnement est souvent accessible à l'introspection, à la mise en question de soi. Elle ne légitime pas pour autant la forme destructrice qu'a pris le passage à l'acte du jeune, mais elle constitue néanmoins un facteur d'explication, voire une sorte de circonstance atténuante : l'auteur n'est pas Ben Laden qu'il faut flinguer à tout prix, mais un pilote qui a mal dirigé sa barque dans une bourrasque qu’il n’est pas le seul à avoir engendré.

En conséquence de quoi, dans la majorité des cas, on peut proposer un processus alternatif de prise en charge. Je développerai cette idée à partir du paradigme introductif. J'esquisserai ensuite quelques autres situations analogues. Je terminerai en discutant le sort particulièrement délicat du groupe minoritaire des « tout-puissants ».

Clara, 15 ans, réside depuis 2 ans dans une institution résidentielle « catégorie 140 ». Elle y est placée par le S.P.J. après décision judiciaire de l’éloigner de sa famille. Elle a été beaucoup disqualifiée et probablement maltraitée physiquement dans cette famille chaotique avec qui la collaboration est difficile. Elle est à la fois dépressive et toutes griffes dehors. Elle a peu d’amis et un grand amour virtuel de son âge dans les réseaux sociaux. Ses relations avec les éducateurs sont difficiles, particulièrement avec Agnès, son éducatrice-référente, qui commence elle aussi à ne plus supporter Clara « suffisamment bien » (lire bdp 7). Elle ne passe plus grand-chose à l'adolescente :  reproches et rappels à l’ordre se sont bien accrus ; du côté de Clara, idem pour les affrontements verbaux, les provocations, les actes de rébellion. Et Agnès ne trouve pas pour le moment auprès de ses collègues le soutien qu’elle était en droit d’attendre mais qui, cette fois-là, fait défaut.

Un soir, Agnès veut confisquer pour quelques jours le smartphone de Clara, que celle-ci utilisait à l’heure nocturne des amoureux. Refus, protestations, tempête émotionnelle ; Agnès veut prendre l'appareil de force. Clara résiste, se précipite sur l'éducatrice pour la bousculer et lui arracher l'appareil, tout en hurlant : « Je vais te buter, salope ! » Bousculade. Agnès tombe lourdement au sol et l'on constate vite qu'elle s'est cassé la clavicule. Néanmoins, le combat continue à terre, jusqu’à ce que des tiers s'interposent rapidement et séparent les protagonistes. Agnès reçoit des soins et est conduite à l’hôpital. Clara est conduite dans un local neutre avec un éducateur calme à ses côtés.

Ceci constitue clairement un cas grave. Mue par l'angoisse d’être dépossédée et par le barrage d’autres sentiments pénibles qui cède, Clara a vécu abruptement une grande colère. Une idée meurtrière lui est passée par la tête. Ça, ça nous arrive de loin en loin à peu près à tous. Qui n'a jamais pensé ou souhaité que son frère ou sa sœur crève ?

Mais il y a plus : sans beaucoup réfléchir et en se contrôlant mal, impulsivement, Clara a voulu réaliser son fantasme. Ici encore, elle n'est pas la seule à pousser les choses jusqu’à cet extrême peu « pensé ». Heureusement, beaucoup d’êtres humains concernés se reprennent tout seuls et s’écartent. Ou alors des tiers[7] s’interposent, séparent les protagonistes et les calment. Il est donc (très) rare que mort d'homme en résulte, mais l'intention et la mise en acte ont existé, l'espace d'un moment, ce qui est strictement prohibé par toutes les Lois et règlements : « Tu ne tueras pas ».

2-Préalable (quasi) indispensable : un bon cadre institutionnel

Indépendamment des faits graves qui s'y déroulent occasionnellement, l'institution concernée doit être basalement de bonne qualité. Une institution « suffisamment bonne » aurait dit D.W. Winnicott [8]. C’est une condition indispensable pour que mon raisonnement et mes propositions sur les alternatives puissent être pris en compte, passé un moment bien normal de tempête émotionnelle et de résistance au changement.

 Si cette institution témoigne d'une sollicitude généreuse pour le bien-être de tous ses membres, adultes et enfants, et pour la qualité de leurs rapports humains, l’on y trouve donc las éléments suivants : les gens réfléchissent et peuvent s’y mettre en question ; l 'on s’y parle et l’on s’y écoute . Et donc, la transgression de Clara ne prend pas l’institution totalement au dépourvu. Des cas analogues ont déjà existé et il existe des plans A et B approximatifs pour y faire face.

Inversement, si l'on a affaire à une institution lourde en silences, riche en rivalités entre adultes et où l'on ne parle du jeune que comme de celui qui défie les règles et qu'il faut mater, en brandissant comme une massue le sacro-saint R.O.I., ou l’un ou l’autre « contrat » de bonne conduite passé avec le jeune,  tout le processus qui va être exposé a peu de chances d’être intégrable !

Mais ce n'est pas l'objet de cet article que de réfléchir à comment veiller à la qualité d'une institution. Je supposerai donc que Clara vivait jusqu’alors dans une institution « suffisamment bonne ».

3-Étapes et composantes du processus alternatif

A- Il commence par un écartement transitoire de Clara (quelques jours … 2, 3 semaines), le temps que les émotions s'apaisent et qu'une réflexion plus objective permette de planifier un bon programme d'accompagnement. Une institution expérimentée devrait connaître à l'avance quelques points de chute en urgence, à l'exclusion d'un retour en famille (par exemple : hospitalisation transitoire en pédiatrie ou en psychiatrie, en centre d'accueil urgent, famille d'accueil de crise officielle ou informelle, institution partenaire, avec qui on offre un service réciproque, etc.).

- On communique très rapidement ce qui s'est passé au S.P.J. et au juge de la jeunesse, vu la gravité des faits [9]. L'institution demande qu'une réflexion en commun ait lieu, notamment à propos de la future résidence de Clara. Je supposerai ici que cette concertation est acceptée par les autorités judiciaires.

C- On organise sans tarder une réunion de « crise » pour tous les professionnels de l'institution. Elle est dirigée par ?? (Le directeur ? Le chef-éducateur ? Un psy ? Un animateur externe ?) …quelqu'un en tout cas qui reste « suffisamment bien serein » et dispose d'une bonne autorité morale.

Objectifs : débriefer le traumatisme collectif, permettre aux émotions les plus immédiates de s'exprimer (colère, indignation, désir « d'exécuter » Clara au nom tant de la vengeance que, plus inconsciemment, de l’angoisse, etc.) ; mais aussi faire réfléchir, passer d'une centration sur le fait à une autre plus large, qui comprend la personne de Clara, celle d’Agnès, la personne morale de l'institution et leurs interactions ; énumérer les « solutions » possibles et peser le pour et le contre de chacune ; se donner le temps de réfléchir et y revenir lors d'une réunion ultérieure. Il doit être clair cependant que c’est une réunion de réflexion et pas de décision. Les décisions se prennent selon les procédures en vigueur dans l’institution concernée

D- L’un ou l'autre collègue apprécié par Agnès (le chef-éducateur ? Le directeur ? Le psy ?) la rencontre avec les mêmes objectifs. Sous réserve qu'elle en accepte volontairement le principe, car elle est pour quelques temps en arrêt de travail pour raison médicale, et la législation du travail interdit de lui imposer quoi que ce soit.

Par ailleurs, si Agnès refuse cette rencontre, et surtout si elle persiste à exiger le renvoi de Clara, tout le raisonnement qui suit est dans l'impasse. Dans cette éventualité, les syndicats ne sont jamais très loin, la solidarité ne joue qu'entre travailleurs adultes, et aucune direction ne prendra le risque d'une grève ou d'un passage tapageur dans les médias. Le jeune est alors sacrifié, avec des rationalisations verbales pour légitimer sa sortie ! Nous supposons donc qu’Agnès n'est pas totalement opposée à parler d’un avenir « ouvert ».

E- Comment travailler avec Clara dès son écartement, quitte à ce que ce soit alors, au moins en partie, avec des interlocuteurs inconnus [10] ?

- Ici encore débriefer, permettre l'expression des émotions.

- Chercher à analyser avec elle les raisons d’être de son acte au-delà de l’immédiat : l'enracinement dans son histoire de vie, dans ses relations avec sa famille et avec le monde, avec la personne morale de l’institution et avec Agnès.

Témoigner à cette occasion de ce que l'on pense et ressent. Lui indiquer notamment les composantes que l'on considère « objectives » et celles qui procèdent de fausses croyances, glanées chez d’autres ou fruit de son seul imaginaire.

- La faire réfléchir à la gravité et à l’inacceptabilité de l'acte qu'elle a posé : l'espace d'un moment, elle a voulu aller jusqu'au bout d'une pulsion meurtrière. Elle connaît pourtant la Loi universelle : « Tu ne tueras point», et elle est en principe bien d'accord !  Son éventuelle impulsivité, son manque de contrôle de soi ne constituent alors que des facteurs réels mais insuffisants pour atténuer significativement la gravité de son acte !

Tant mieux, si nous pouvons obtenir qu’elle convienne personnellement et sincèrement de cette gravité. Du coup, elle pourrait présenter de vraies excuses à Agnès pour la forme prise par son agressivité : ce geste serait réparateur (pour tout le monde) mais ne peut pas être imposé !  Et ce n'est pas une condition indispensable au maintien de Clara dans l'institution.

-A tout le moins, elle doit s'engager sincèrement à ne pas récidiver à l’égard de quiconque (ni en programmant de « tuer », ni non plus en programmant une agression physique ou une destruction grave). 

-Elle doit également s'engager à se conduire correctement face à Agnès, au minimum comme des clients étrangers l'un à l'autre, mais « bien élevés », dans un bon hôtel ! Et donc, Ensuite, l’institution doit prévoir un entretien « Agnès-Clara », en présence d’un tiers (direction, chef éducateur)[11] pour convenir au moins d’une coexistence polie, non hostile…et plus si c’est possible ! 

Ce sont les deux conditions exigées dans son chef, nécessaires, non-négociables, pour la garder dans l’institution !

- S'il s’avère que son impulsivité est problématique, lui demander de prendre des dispositions pour l’améliorer, via conseils éducatifs bien ciblés, psychothérapie ou/et médication, surtout si elle présente d'autres problèmes psychiques qui ont pu précipiter les choses. On ne peut pas les lui imposer, mais un refus durable de sa part rendrait sa situation très précaire dans l'institution en cas de récidive. Elle doit en être informée.

F- Et la sanction ? Il va de soi qu'elle existera, conséquente et juste, prenant en compte et la gravité des faits et les circonstances atténuantes. Vu le contexte, ce pourrait être un certain nombre d'heures de travail imposé par les autorités judiciaires.

Clara n'a pas le choix quant au principe de cette sanction. A nous d’essayer qu'elle en comprenne le sens et qu'elle l'accepte. Peut-être même peut-elle collaborer avec les autorités qui en décideront in fine, pour trouver un contenu          potentiellement réparateur. .

g- On peut penser encore à une rencontre avec les autres jeunes (et leurs éducateurs) pour débriefer et échanger des idées ; une rencontre entre Clara et les professionnels ; l'association de la famille de Clara au processus, etc.

1-La gestion proposée pour le « cas Clara » peut servir de référence à d'autres situations où le résultat destructeur est grave : coups et blessures à un autre jeune, de façon isolée ou répétée ;(cyber-) harcèlement important et durable ; destruction importante du matériel de l'institution ou de biens personnels d'un professionnel ; diffamations graves d'un professionnel ou d'un jeune sur internet ; abus sexuel avéré entre mineurs, isolé ou répétitif, etc.

Relevons au passage que le champ de la sexualité est un domaine particulièrement sensible :certaines institutions résidentielles et encore plus les écoles considèrent même que c'est une transgression grave que d'avoir des relations sexuelles consenties, notamment si c’est avant l’âge légal. Elles sont donc prêtes à exclure de ce simple fait, surtout si le mineur considéré à tort ou à raison comme le plus responsable s’avère difficile à vivre au quotidien.

Pour mémoire, les activités sexuelles consenties entre mineurs du même groupe d’âge ne constituent jamais des transgressions graves qu’aux yeux du règlement d’ordre intérieur qui les qualifierait comme telles. Avec quelques nuances que le manque de place m’empêche de développer, elles ne constituent pas des transgressions graves face à ce que l’on pourrait appeler « l’ordre humain ». Les tribunaux pour mineurs font d’ailleurs souvent la part entre les abus, le forçage, d’une part et des relations consenties entre mineurs du même âge, d’autre part.

Rappelons enfin que, entre l'abus sexuel franc et l’activité sexuelle consentie entre mineurs, il existe une vaste zone grise où l'on requalifie régulièrement les faits « abus » de façon rapide et non objective (Hayez, 2010)

 

2- L'intentionnalité de l'acte problématique est variable : l'espace d'un instant, impulsivement, Clara a voulu tuer. Ailleurs, tout aussi impulsivement, dans une tempête émotionnelle, le jeune veut « seulement » bousculer, frapper, « casser la gueule ». S'il est sous l'emprise de l'angoisse, il se sent subjectivement en état de légitime défense et il veut écarter la menace, parfois ici aussi jusqu’à un point extrême. Dans d'autre cas, la transgression est rapide, mais pas impulsive. Ailleurs encore, elle peut être préméditée et bien préparée (certains abus sexuels, certaines destructions de matériel, etc.).

3- Le résultat peut soit correspondre à l'intention du jeune, soit dépasser celle-ci : par exemple la victime tombe et se fracture un os, là où le jeune ne voulait que la secouer ou la frapper.

4- Au cours du processus de réflexion qui suit l'acte, la motivation du jeune face à son ex-victime et face à son propre avenir peut fluctuer sur des contenus variables avant d’éventuellement se stabiliser.

 Au pôle le plus « humanisé », il peut regretter son acte et vouloir se faire pardonner ; au-delà de l’acte, il peut même mettre en question, en tout ou en partie, ce qu'il vivait et qui a été à l'origine de l'acte.

Au pôle inverse, il est sur la défensive, jusqu’à continuer à justifier ce qu'il a fait. Même alors, les deux conditions minimums énoncées pour son maintien en institution restent exigibles [12].

Quelques mots sur ce sous-groupe avide en permanence de toute-puissance, ces jeunes dont une bonne partie de la personnalité cherche le pouvoir absolu, la triche et la jouissance matérielle, ou encore l'embrouille pour faire souffrir : psychopathie, structure délinquante ou perversité.

A l'adolescence il est fréquent qu'il faille les séparer de leur famille, pour leur mauvaise conduite ou/et les dysfonctionnements de la famille. Leur prise en charge requiert alors d'une éducation très spécialisée. En Belgique, on vise à la pratiquer dans les I.P.P.J., ouverts ou fermés et dans certains services psychiatriques pour jeunes, fermés par décision du juge de la Jeunesse, sans qu'il ne s'agisse à proprement parler et administrativement d’une collocation psychiatrique.

Le travail qui s’y fait porte de temps en temps es fruits, mais il y a aussi beaucoup d’échecs, des sorties prématurées ou encore des prises en charge de trop courte durée. Ces jeunes sont donc condamnés à une certaine errance, qui leur convient en partie : aujourd'hui ils sont en famille, demain dans la rue, et puis pris en charge par un service social frappant à toutes les portes pour qu'on les accueille. Petit à petit, ils se perdent dans le brouillard des destins adultes.

Il est donc possible de les retrouver dans un service résidentiel thérapeutique pour jeunes, voire dans une institution pour cas sociaux, pour un laps de temps plus ou moins défini. Ce qui s'en suit est imprévisible et variable.

En fonction de la qualité des professionnels et de l'ambiance qu'ils y trouvent et de facteurs plus personnels, ils peuvent décider de faire une trêve. Ils limitent alors grandement leurs revendications de pouvoir, pour peu qu'on montre quelques égards pour leur force, ou encore leurs tricheries, s'ils rencontrent bienveillance et lucidité. Il est même possible qu'ils profitent vraiment de l'éducation qu'on leur propose.

Mais à l’extrême opposé, ils peuvent aussi montrer clairement qu'ils n'en ont rien à faire d’être là, qu'ils ne désirent pas de vraies relations, mais seulement soumettre, tricher ou faire mal… Et l'une ou l'autre transgression grave surgit inéluctablement. Alors, sans se précipiter, il est tout aussi inéluctable qu'on leur demande tôt ou tard de quitter l'institution pour laquelle ils n'ont aucune considération.

Mais pour aller où ? J'ai bien peur que notre communauté professionnelle n'ait pas d'autre idée et possibilité que de recommencer la boucle ! Ils finiront peut-être par se calmer un peu, mais plus souvent dans la rue ou en prison… Les plus doués d’entre eux peuvent monter dans la hiérarchie socio-économique, jusqu’à se retrouver, tyranniques et tricheurs, à la tête de grandes nations ou de grandes sociétés commerciales du monde…

NOTES

[1] La Légende veut que, au Far-West, les outlaws ainsi chassés d’une ville étaient aussi enduits de goudron et de plumes, histoire de bien marquer leur sortie de l’irréprochable morale publique…

[2] Jean-Yves Hayez psychiatre infanto-juvénile, docteur en psychologie, professeur émérite à la faculté de médecine de l’Université catholique de Louvain. Son site web www.jeanyveshayez.net propose de nombreux articles sur l’enfance et l’adolescence : la normalité, la pathologie, et les problèmes sociaux et éthiques liés.

[3] Dans ce texte, sans autres spécifications, jeune veut dire « mineur d’âge »

[4] Les institutions fermées sont en principe plus patientes, puisqu'elles sont destinées à recevoir des jeunes très difficiles, délinquants ou supposés malades mentaux, préoccupants par leur dangerosité. Mais cette patience a des limites, il suffit pour s'en convaincre de se remémorer l'une ou l'autre grève des éducateurs en I.P.P.J, avec la création des services for-K. 

5 Aller jusqu'au pardon, ce ne peut être qu'un libre choix, tant pour l’auteur qui le demanderait sincèrement, que pour la victime qui l’accorderait. Et il n’y a pas toujours réciprocité ! Je conteste donc ces pratiques pseudo-psychothérapeutiques lourdes en pressions et en suggestions, où le pardon demandé et accordé constitue un aboutissement idéal et pratiquement obligatoire ! 

[6] À ces vécus s'ajoute inconsciemment le vécu d'angoisse tout juste évoqué. 

[7] Des anges gardiens, aurait-on dit jadis, avant que même l’Eglise catholique ne mette en question leur existence…

[8]  D.W. Winnicott disait que la vraie bonne mère, c'est celle qui est « suffisamment bonne » en assumant à la fois son investissement généreux de l'enfant, mais aussi ses inévitables failles. La perfection est une illusion (Winnicott, 1974). On peut transposer son raisonnement à de multiples réalités humaines.

[9]  Si la situation n'avait pas été judiciarisée jusqu'alors, on est tenu de le faire rapidement dans le cas d’espèce décrit ici. Reste alors à négocier avec les autorités judiciaires pour qu’existe une concertation.

 [10] Espérons quand même qu'une personne de référence bien connue et estimée par elle prenne un rôle « fil rouge » dans ce processus.

[11] Vu les circonstances, ce sera peut-être une médiation judiciaire présidée par le Parquet. D'autres formules, davantage psychosociales sont envisageables elles aussi. 

[12] Bien sûr, le jeune doit également désirer ou accepter de demeurer dans l'institution. Attention ici à ne pas prendre pour argent comptant des dénégations transitoires : « Allez vous faire foutre ! Je vais me casser d'ici. » 

BIBLIOGRAPHIE

Berger Maurice, voulons-nous des enfants barbares ? Paris : Dunod, 2013

‘ (sous la dir. de) Coutenceau Roland et Lemitre Samuel, Violences ordinaires et hors normes, Paris : Dunod, 2017 

Hayez Jean-Yves, Ado auteurs d’abus et de pseudo-abus, Neuropsychiatrie de l'enfance et de l’adolescence, 2010, 58-3,112-119

Hayez Jean-Yves, La destructivité chez l'enfant et l'adolescent, Paris : Dunod, 2e éd.,2007

Winnicott D.W., De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris Payot, 1974

Débat autour du texte

 Le point de vie de Jean-paul Leclercq, psychologue clinicien, ex-directeur d'institution

Avec un retard consécutif à l'obligation de terminer d'autres devoirs et à mon souhait de mûrir ma réaction, voici quelques réflexions que m'inspirent, d'une part, l'article de Jean-Yves Hayez intitulé « Va te faire pendre ailleurs » et, d'autre part, le commentaire de Mr Seron relatif aux spécificités de nos métiers « psycho-socio-éducatifs ».

« VA TE FAIRE PENDRE AILLEURS. »

L'article de Jean-Yves Hayez propose un processus humanisant et alternatif à l'exclusion des institutions des jeunes ayant commis un fait « grave ». J'adhère à des propositions qui constituent un idéal pas souvent rencontré dans le cadre passé de ma pratique institutionnelle.

Pendant un certain nombre d'années, jeune psychologue, j'ai travaillé dans un IMP, terme que je préfère au barbare SRJ qui évacue la dimension psycho-médicale. Cet IMP était affilié à une ligue dont l'institution « mère », ainsi qu'une école d'éducateurs, avait été fondée par un militaire de carrière à la retraite.

Cette affiliation n'était sans doute pas étrangère au cadre institutionnel de l'endroit où je travaillais, cadre infiltré de principes d'obéissance stricte. Comme tout cadre, il avait ses qualités et ses défauts dont une intolérance majeure aux transgressions. Durant ces années, j'ai regretté nombre d'exclusions « non médiatisées », voire abusives, que je ne suis pas parvenu à éviter, durablement du moins. Ce constat rejoint la remarque de Jean-Yves Hayez concernant l'importance d' un « bon cadre institutionnel, prélalable (quasi) indispensable ».

Mon second commentaire vise à confirmer ce que nous dit Winnicott quand il nous rappelle que la perfection est une illusion, que d'inévitables failles affectent tous les humains. Il en va ainsi des éducateurs, des psys et de l'ensemble des professionnels centrés sur l'humain dans les diverses structures dispensant aides et soins psychiques...

Personnellement, au début de ma pratique professionnelle, j'ai été l'objet, hors de mon cadre habituel de travail, d'un passage à l'acte agressif de la part d'un adolescent, passage à l'acte que j'avais provoqué par l'envoi de messages paradoxaux. Sans doute, le caractère paradoxal de ces messages résultait-il de mon sentiment d'être écartelé entre mon intime conviction et la culture institutionnelle, Toujours est-il que cet acte, non dommageable pour mon intégrité physique, a abouti à l'éviction de la véritable « victime », le jeune évincé.

Plus de 40 ans plus tard, cette éviction me laisse encore un goût amer et reste une leçon pour moi. Cette éviction eût lieu malgré mon plaidoyer contre cette décision et mon souhait d'un « simple » débriefing réparateur et que j'espérais maturatif, tant pour le jeune que pour l'institution. Je n'eus finalement d'autre choix que de poser un acte que j'espérais de réconciliation, en allant rendre visite au jeune dans la famille où il avait été « renvoyé » (renvoi kafkaïen à l'expéditeur dénoncé par Jean-Yves Hayez).

Tout le monde aura compris que l'évocation de cette expérience personnelle, dont je ne suis pas très fier, pointe diverses idées qui renforcent la pertinence des idées développées par Jean-Yves Hayez. Je ne peux que marquer mon accord sur le processus de réparation qu'il propose, même si celui-ci paraîtra, à certains, parfois difficile à appliquer.

Ceci posé, Jean-Yves Hayez nous ouvre quelques pistes de compréhension des « motivations profondes » de la violence et des actes agressifs. Selon lui, il peut s'agir d'impulsivité, de l'expression d'une fragilité narcissique, de toute puissance (pré)psychopathique, voire de perversion ... Il nous dit aussi qu'il y a lieu de s'interroger sur « leur enracinement dans les histoires de vie ».

Cette interrogation n'est pas toujours présente. Elle n'était vraisemblablement pas présente chez l'éducateur plus centré sur lui-même que sur le jeune quand, sur le ton du reproche, il me demandait « Mais pour qui me prend-t-il ? ». Sans doute, cet éducateur n'appréhendait-il pas, à un moment où il était percuté par une parole ou un acte trop interpellant pour lui, le sens profond qu'aurait pu prendre sa question, sens profond référé aux racines identitaires du jeune.

Pour en revenir aux « motivations profondes », en référence à Maurice Berger, que cite Jean-Yves Hayez et avec qui j'ai entretenu certains échanges, j'introduirais une cinquième piste en rappelant ce que cet auteur nous dit des crises caractérielles. A son estime, ce terme banalise la réalité de ce qu'il considère souvent comme de véritables épisodes hallucinatoires, des moments où le jeune est « hors de lui », « hors réalité ». Il soutient qu'un événement apparemment anodin peut rappeler un traumatisme de l'âge pré-verbal, d'un moment où le jeune enfant n'avait pas les mots, et l'amener à réagir dans la démesure d'un acte peu compréhensible. Incompréhensible, l'acte l'est alors aussi et surtout pour le jeune. Dans ce cas, cette profonde incompréhension me semble compliquer une partie du processus proposé par Jean-Yves Hayez. La séquence du débriefing me semble difficile à appliquer avec un jeune agi « à l'insu de son plein gré » par une telle motivation profonde totalement inconsciente. Vouloir, à tout prix, mener cette séquence ne risquerait-t-il pas de s'avérer contre-productif en confrontant le jeune à son inquiétante étrangeté, ce qui amplifierait son mal-être ?

IDENTITE DES EDUCATEURS ET AUTRES PROFESSIONNELS DU SOIN.

Stéphane Delormeau titre son livre : « L'éducateur est un thérapeute comme les autres ». Claude Seron cite Siegi Hirsch selon qui « les éducateurs ne font pas de thérapie ». Claude Seron ajoute qu'il suggèrerait un autre titre à Stéphane Delormeau : « L'éducateur, un thérapeute pas comme les autres ». Ces diverses formulations interrogent la différenciation entre éducateurs et thérapeutes, question polémique comme le sont très souvent celles qui touchent à la territorialité.

Claude Seron, dans le second paragraphe de son commentaire, apporte un éclairage intéressant sur la question de cette différenciation. Notamment, il relève la différence sémantique entre « psychothérapie » et « thérapie ». Il souligne également combien l'ensemble des « actes psycho-socio-éducatifs » peuvent avoir des effets thérapeutiques. Personnellement, j'oserais même dire « des effets psychothérapeutiques ». Enfin, Claude Seron souligne combien les interventions de l'ensemble des professionnels cités sont unis par le même but de « soulager la souffrance ». Personnellement, j'oserais même dire « soigner la souffrance psychique ».

Après avoir marqué mon adhésion aux idées formulées par Claude Seron, je nourris le débat en me risquant à quelques associations. Si ces associations témoignent de ma position relative à la question, elles ne souhaitent pas clore une question complexe qui ne souffrirait pas la simplification.

Je garde le souvenir d'une phrase de Françoise Dolto dont je n'ai pas recherché la trace. Elle disait quelque chose comme : « Et bien, si c'est cela être pédagogique, je le suis ». Je comprends cette affirmation comme une conviction qu'il existe une porosité entre l'approche Psy et une certaine conception de la pédagogie.

En 1990, au Touquet, Michel Lemay donnait une conférence intitulée : « La maison d'enfants ... un autre lieu d'éducation ». Il y avait fait référence à un « psycho-éducateur » canadien qui parlait de son métier et de la gestion du quotidien sous le vocable « la pédagogie de l'insignifiance ». Michel

Lemay voulait-il signifier qu'il assimilait l'intervention pédagogique de l'éducateur à du psychologique ? Un peu comme Freud nous parlait de la psychopathologie de la vie quotidienne ?

Dans le cadre du Centre de réadaptation ambulatoire que j'ai dirigé, durant 20 ans, j'ai toujours soutenu l'idée que les divers « thérapeutes » chargés de soigner les enfants et adolescents dispensaient des « psychothérapies à médias ». L'objectif thérapeutique plus que rééducatif des logopèdes, ergothérapeutes, psychomotricien(ne)s, comme des psychologues, chacun(e) grâce à la médiation de leurs outils spécifiques, visait, selon moi, à la structuration de la personnalité de leurs « patients ». Bien évidemment, cela nécessitait formations complémentaires et supervisions visant à une compréhension des enjeux relationnels, des enjeux transférentiels et contre transférentiels à l'oeuvre dans ces rencontres thérapeutiques.

Toujours dans le cadre de ce CRA, j'ai ardemment souhaité que l'assistante sociale qui, depuis lors m'a succédé à la direction, valorise le remarquable travail qu'elle avait mené avec la mère de deux enfants autistes. Nous n'étions pas d'accord sur la qualification de ce travail. Je l'appelais psychothérapie. Elle se défendait de réaliser un travail psychothérapeutique qui, à mes yeux et à de nombreux égards, aurait fait pâlir d'envie nombre de psys. Elle a finalement présenté une vignette clinique hautement appréciée dans le cadre du Colloque des Hôpitaux de jour Psychiatriques (Brest-11 et 12 octobre 2013). L'article qui présente cette intervention est intitulé : « Métamorphose d'un vilain petit canard: traitements parallèles mère-enfants ». Il me semble remarquable que la référence à ces traitements parallèles ait été ajoutée par le rédacteur en chef de la Revue, psychiatre de son état. Pour qui le souhaiterait, l'article peut être lu dans le N° 16 de la « Revue des hôpitaux de jour psychiatriques et des thérapies institutionnelles », sur le site Ghjpsy (pages 74 à 79).

Le groupement des hôpitaux de jour psychiatriques a organisé son 44ème colloque sous le titre : « Amener le patient à bon port ? L'équipe soignante : entre singularités et synergies ». Le thème de ces journées ( Genève- 7 et 8 octobre 2016) est en lien direct avec la question qui nous occupe ici. Le N° 19 de la revue précitée est également en consultation sur le site précité. Les textes présentés émanant d'horizons divers apportent des éclairages variés, dont celui auquel a contribué Anne-Christine Frankard qui me lit peut-être (« Du singulier au collectif et vice versa : les ateliers thérapeutiques au sein d'un centre thérapeutique de jour pour enfants » pages 20 à 25) . Pour ma part, j'y avais développé des idées sur la différenciation des rôles et fonctions des différentes professions à l'oeuvre dans le cadre d'une équipe , en insistant sur l'importance de l'engagement, celui qui oblige à se mouiller et interdit les parapluies (« Qui tient la boussole ? » pages 60 à 66).

Ces quelques associations livrées à la critique des lecteurs, je me risque à quelques idées que je soumets à débat.

Ce qui nous rassemble dans un projet commun de soulagement des souffrances psychiques n'est-il pas plus fort que ce qui nous sépare ? Un des buts de mon témoignage relatif à l'échec relaté en première partie visait à affirmer cette communauté. Nous sommes tous dans le même bateau, naviguant parfois difficilement dans la mer déchaînée des passions et pulsions. Compatissant à une souffrance qui ne nous est pas étrangère, est-il l'un d'entre nous qui est protégé des erreurs inhérentes à la condition humaine, à ses maladies ? La formation souhaitable et nécessaire, fût-elle de haut vol, nous protège-t-elle de ces failles et peut-elle nous donner l'illusion de la perfection ?

Bien évidemment, chacun s'appuie sur sa formation spécifique et le choix vocationnel qui y a conduit. Bien évidemment chacun utilise les outils et les investissements avec lesquels il se sent le plus à l'aise. Bien évidemment, chacun reste en lien avec ses propres expériences, ses intuitions et sa personnalité, y compris les failles dont l' indispensable élucidation lui appartient. Ces spécificités m'apparaissent cependant secondaires par rapport au ciment qui nous agrège, un projet commun et partagé d'aide à nos semblables, la vigueur d'engagements professionnels fondés sur l'empathie.

Enfin, il est une autre idée qui me semble essentielle, celle de nous focaliser sur les sujets que nous accompagnons, ceux dans la tête de qui l'important se passe. Ce ne serait qu'en fonction de l'effet produit dans le psychisme d'une personne que nous pourrions déterminer si l'intervention, d'un éducateur, d'un psychologue, d'un infirmier, d'un psychiatre, d'une assistante sociale, d'autres professionnels ... est psychothérapeutique. A cet égard, Dolto nous disait que l'absence de certitude sur la qualité de notre travail et de ses effets constituait la castration du thérapeute. Heureusement, il existe certains signes du travail psychique auquel nous prêtons assistance, Personnellement, je considère que c'est le cas quand un patient nous dit qu'il a pensé à nous en notre absence, entre deux rencontres, quand aussi il nous recontacte parfois longtemps plus tard... Ces signes me semblent témoigner de notre contribution (passée) à un processus de mentalisation, celui qui permet d'être en compagnie de l'autre malgré son absence ( formulation qui se veut rappeler le concept développé par Winnicott, celui de « la capacité à être seul en présence de l'autre »).

A mes yeux, se focaliser sur le sujet accompagné dans son accouchement ou sa maturation psychique, c'est aussi tenir compte de la singularité de chacun de nos patients et considérer que c'est l'adaptation de notre « technique » à cette singularité qui peut confèrer sa valeur psychothérapeutique à notre posture. Pour le dire plus simplement, la psychothérapie peut aussi se jouer dans le concret quand le soin psychothérapeutique aux psychotiques passe par le réel. Pour d'autres, comme nombre d'adolescents à la structure de personnalité archaïque accueilli dans l'IMP cité ci-dessus, le travail opérant passera par une articulation de l'observation du vécu dans leur groupe de vie et de la compréhension psychodynamique que permettent des rencontres individuelles. Dans un troisième cas de figure, il y aura lieu de cloisonner au mieux réalités et travail intrapsychique. Ainsi, je garde le souvenir vivace d'un adolescent qui vivait notre rencontre fortuite dans l'institution comme une véritable intrusion. Organisé sur un mode névrotique, il avait besoin de préserver le jardin secret de l'intrapsychique qui se travaillait dans mon bureau et devait y rester.

Ces trois cas de figure, trop schématiques j'en conviens, m'amènent à la conclusion qu'il existe nombre de modalités thérapeutiques, dont les psychothérapies d'inspiration d'ailleurs très diverses. L'important et leur principe agissant commun est la qualité de la relation qu'elles permettent, qu'elles médiatisent.

Voilà, j'en termine là de réflexions que je ne voyais pas prendre autant de place lorsque je nourrissais le projet de n'écrire que quelques lignes d'une réaction promise à Jean-Yves Hayez. Le plaisir de l'écriture et le temps libéré en ces temps de confinement m'ont poussé à ce partage d'idées. Peut-être, cela invitera-t-il d'autres à nourrir le débat.