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Ici, c'est plutôt Mowgli qui a l'air d'élever les louveteaux...

Introduction

Exactement comme dans n'importe quelle famille avec n'importe quel enfant, les attitudes, paroles ou/et silences dont sont faits les rapports entre parents adoptifs et enfant (adopté contribuent soit à l’épanouissement de celui-ci et de toute sa famille, soit, au contraire, à créer des problèmes psychologiques. On peut donc imaginer des guidances parentales, voire des psychothérapies, qui se donneraient pour objectif d'encourager les parents à intensifier les premières et à atténuer les autres.

Mais un tel projet a ses limites, qui sont bien connues du lecteur et que je me bornerai à citer : la réceptivité d'un enfant à ce qui émane de ses parents est variable; l'enfant éduque aussi ses parents, il peut même déstabiliser leurs " bonnes résolutions "; développer des attitudes nouvelles n'est pas de l'ordre de la seule décision logique et intellectuelle, encore faut-il que les modifications projetées soient suffisamment concordantes avec des pressions, voire des impératifs plus affectifs, du domaine des désirs des parents, de leurs conflits, des identifications et contre-identifications générées par leur histoire ... Tout cela, nous le savons, et nous en déduisons à bon droit que nos rencontres avec les parents n'auront jamais pour seul statut d'être des séances d'information orthopédagogique : nos idées d'information, les tendances que nous voudrions renforcer ou éteindre chez les parents qui réfléchissent avec nous, nous devons les négocier lentement, patiemment, en fonction de leur cheminement affectif.

Ceci dit, il me paraît néanmoins utile de nous appuyer sur quelques repères, notamment ceux que nous avons élaborés à partir de notre expérience acquise sur le terrain, et qui nous indiquent en quoi pourrait consister et consistera souvent un contexte éducatif favorable ou défavorable.

C'est sur la description de ces repères susceptibles d'être proposés aux parents que portera l’essentiel de mon propos.


Rêver et renoncer à l'accomplissement parfait de son rêve



Je veux parler d'abord de l'importance qu'il y a à renoncer au rêve d'un enfant parfait. Cette renonciation à l'autre parfait ... c'est-à-dire parfaitement conforme à nos désirs ... devrait être au coeur de chacune de nos relations, mais sans se confondre néanmoins avec une démission. Lorsque nous aimons quelqu'un, nous avons des attentes sur lui : nous voulons jusqu'à un certain point le transformer. Mais s'il est bon que l'enfant adopté, comme tout être investi, se sente enveloppé dans un amour qui n'est pas totalement gratuit ... s'il est bon qu'il se sente invité à devenir, jusqu'à un certain point, ce que ses parents et son entourage rêvent qu'il soit ... encore faut-il que, pour lui comme pour tout un chacun, cette ambiance faite d'attente ait sa propre limite, et fasse place au renoncement lorsqu'il s'impose.

Ce renoncement sera dicté par la prise en compte soit de limites, soit du désir d'altérité existant chez l'enfant adopté.

Je m'explique d'abord à propos des limites : à côté de leurs richesses, beaucoup d'enfants adoptés ont des limites soit d'équipement, soit de capacité de maturation de leur équipement intellectuel et affectif plus importantes que la moyenne des enfants de leur âge et de leur milieu, un peu ou beaucoup, et ceci, avec d'autant plus de risque que la première partie de leur existence aura été plus misérable et plus chaotique (Verhulst) . Les rares exceptions à cette constatation ne doivent pas nous aveugler et nous faire oublier qu'elle est statistiquement vraie : ici, le cerveau n'a pas tout-à-fait reçu son compte en approvisionnement nutritif; là, l’intelligence, la curiosité, l'appétit de créer n'ont pas été stimulés précocement; ailleurs encore, des conditions de vie très traumatisantes ont engendré une insécurité ou une rétraction sur soi de très longue durée, etc. : réjouissons-nous donc si, spontanément ou avec notre aide, les parents peuvent accepter ces différences, sans les dramatiser ni y réduire l'enfant et sans s'obstiner à vouloir qu'il donne ce qu'il ne peut pas donner.

Je m'explique aussi à propos du désir d'altérité : il est inhérent à tout être humain sain, qui ne se laisse jamais phagocyter entièrement par le désir de ceux qui l'aiment; il se rebelle toujours à sa manière, tant pour le principe que par goût véritable pour le champ contesté, ostensiblement ou dans son for intérieur. L'enfant adopté a-t-il plus de raisons de le faire que les autres? Il est difficile de répondre vraiment, et surtout pas par une généralité : probablement certains attribuent-ils à leurs parents adoptifs une terrible puissance sur le réel, signifiée par le fait qu'ils ont pu aller les prendre là où ils étaient, et cela sans demander leur avis ... d'autres gardent un certain nombre d'identifications, auxquelles ils tiennent beaucoup - ou de loyauté, dans la sémantique systémique - par rapport à leur milieu d'origine ... Tous, pour se sentir vivre et exister, pour actualiser le sentiment de leur identité, ont besoin comme n'importe qui de se différencier. Dans cette perspective également, il est heureux que les parents puissent accepter ce qui serait des différences stables dans la configuration des désirs, des valeurs, du projet de vie de l'enfant ... j'y reviendrai par la suite non sans constater dès à présent qu'il ne s'agit pas toujours de différences mineures, voire espérées, comme par exemple, la boucle d'oreille des garçons, la longueur de leurs cheveux ou un détail vestimentaire.

Quand on veut combattre aveuglément existence des limites, on crée le stress, puis le syndrome de stress post-traumatique chez l'enfant qui s'efforce d'abord d'être conforme malgré qu'il ne se sent pas respecté. Apparaissent ensuite le sentiment d'infériorité, le désespoir et d'éventuels troubles de la conduite réactionnels. Quand on combat le désir, on amplifie une rébellion de plus en plus ouverte et diffuse.

Mais cette part du renoncement n'est pas toujours facile (F. Peille) D'abord et avant tout, le " simple " désir des parents est parfois intense, qui s'obstine à vouloir que l'enfant devienne un modèle bien précis. Et puis, il y a l'environnement, la famille élargie, qui inspecte, contrôle ... qui parfois depuis toujours avait prédit l'échec, et face à qui on essaie d'abord de bluffer ... Il y a aussi les frères et soeurs s'il échet, occasionnellement plus performants face à eux, il est difficile pour l'enfant adopté, de vivre sereinement ses limites, comme il leur est difficile d’accepter que les mêmes limites induisent une prise en charge plus tolérante. Rien de tout cela n'est vraiment impossible à gérer mais il y faut de la lucidité, de l'humilité; les psy n'en font pas toujours preuve non plus, pas plus que les parents, eux qui entraînent trop souvent des enfants dans des psychothérapies ou des rééducations stériles, là où il fallait plutôt préparer leurs familles à l'acceptation des différences et au deuil des rêves mal fondés.

 

Faire face aux remous liés à l'élaboration intérieure du statut d'adopté

  

Cette seconde recommandation recoupe partiellement la précédente, mais dépasse la question des limites et est plus spécifique à la situation - adoption.

La plupart des enfants adoptés portent en eux les traces affectives pénibles d’expériences de vie précoces négatives : menaces pour leur existence, séparations multiples, rejet, etc ... (Verhulst) .trace es " doit être entenduau sens large traces mnésiques, souvent refoulées ... mais aussi modalités particulières ultérieures de l’organisation du psychisme et du comportement. S'ajoute à ces traces, au fur et à mesure que les enfants appréhendent cette dimension spécifique de leur statut qui est d'avoir été adoptés, un " vécu " relatif à cette perception et à son élaboration mentale mouvante et progressive. Les représentations par lesquelles l'enfant adopté tente de s'expliquer cette partie de son aventure humaine se mélangent souvent à d'autres, propres à d'autres phases de son évolution, comme, par exemple, la traversée de l'Oedipe, pour donner des résultantes qui prennent éventuellement l'ampleur de véritables romans familiaux, roses ou noirs [ M. Soulé et J. Noël, 1985 ].

Si l'on parvient à y isoler le courant d'idées propres à l'adoption, on constate qu'elles développent le plus souvent un des trois thèmes-clé que voici : " Je ne valais rien et on s'est débarrassé de moi " ... " Mes premiers parents se sont débarrassés de moi, mais je valais quelque chose, et donc ce sont des salauds " ... " Mes parents adoptifs sont des kidnappeurs qui ont brisé notre lien familial originel; éventuellement, mes premiers parents me recherchent ...". Il est bien plus rare que l'enfant adhère largement et de l'intérieur, aux imageries d'Epinal raisonnables que lui ont proposées ses parents adoptifs pour lui expliquer son destin (" la première mère pauvre mais digne qui l'a donné par amour à de bien braves gens ... ").

Porteur de ces représentations mentales souvent torturées l'enfant ne se risque pas souvent à formuler une question directe, un commentaire, une allusion, à propos de son statut d'adopté, de sa filiation, et d'autres thèmes analogues, généraux ou particuliers : lorsqu'ils existent, il faudrait pouvoir les saisir au vol, et nous y reviendrons tout à l'heure. Elles créent surtout des remous d'affects et de comportements les plus variés, qui se succèdent souvent dans le temps en deux grandes vagues : l'enfant est d'abord en crise au moment de sa pr prise de conscience, mais son insécurité s'apaise au fil du temps et des messages positifs reçus. Vient ensuite l’adolescence qui ravive sa torture, avec ses mouvements affectifs spécifiques et l'exacerbation de l'introspection (3)

Au plus fort de la crise, on devine bien l'angoisse, la dépression et la colère qui l'habitent et qui se manifestent, par exemple, par du laisser-aller, des troubles de la conduite, des alternances possessivité-agressivité, surtout ciblés sur la mère adoptive; il multiplie des comportements-tests, rarement bien compris : au fond, il n’est pas possible de le convaincre que ce qui lui est arrivé un jour et qu'il vit comme un abandon ou un rapt, ne se reproduira pas à l’avenir, comme il est difficile de le convaincre facilement que ses parents adoptifs ne sont pas vraiment tout-puissants.

Au mieux, même lorsque ses questions les plus angoissantes s'estompent, et qu'il accepte que coexistent au moins deux sources qui fondent sa vie, avec chacune leur part de richesses et de manques, on le voit développer des comportements qui témoignent de son accession à une identité au moins double, mais qui ne sont pas pour autant faciles à supporter : les différences qu'il prône sont parfois vécues comme d'intolérables agressions de l'ordre parental adoptif lorsqu'elles portent, par exemple, sur la prise de distance par rapport à l'institution scolaire ou religieuse, sur la contestation de valeurs ou de rites familiaux jugés essentiels ..., ou lorsque des enfants de parents libérés - des psychanalystes par exemple - se montrent très introvertis, dédaigneux des charmes du dialogue et de la communication, etc ... Dans ce film, qui n'est pas seulement comique, " La vie est un long fleuve tranquille " lorsque Maurice annonce pour la première fois aux Le Quesnoy qu'il retourne dîner chez les Groseille, ses parents acquiescent parce qu'ils se sont donné cette règle, mais ils n'en avalent pas moins de travers : illustration reproductible à une multitude d'exemplaires à ceci près que, dans la vie réelle, l'enfant, lorsqu'il adopte tel comportement dérangeant, ne se rend pas toujours compte - non plus d'ailleurs que ses parents adoptifs - que, ce faisant, il est occupé à " dîner chez les Groseille ".

Il n'est évidemment pas simple pour les parents, ni pour l'entourage, de bien accompagner tous ces remous ... pas simple de s'entendre dire " Tu n'es pas ma mère " ou " Je voudrais revoir ma mère ", en réaction à une banale frustration, ... pas simple de voir à la fois repousser la sollicitude que l'on veut manifester, tout en étant tyrannisé par le besoin qu'a l'enfant d'être aimé, même si jamais il ne se laisse approcher ... Face à tous ces paradoxes du quotidien, je ne puis faire que quelques recommandations générales :

 Comme le disait Winnicot à propos de l'adolescence, je pense que le temps finit assez souvent par arranger les choses, pour peu que le bateau reste bien gouverné dans la tempête. Heureux donc les parents qui peuvent garder confiance et maintenir vers l'enfant un investissement de qualité, patient et discret dans ses manifestations, sans céder au désespoir ni à l'escalade autoritaire. Heureux sont-ils s'ils peuvent se montrer tolérants tout en maintenant autour du bateau en danger quelques limites fortes et stables : c'est entre autres à partir de sa perception de ces signaux d'amour continué et de force que l'enfant finit par remodeler l'image de ses parents, la sienne propre et les explications qu'il se donne quant à son destin.

 Ce temps de souffrances pour tous pourrait également constituer un temps de paroles offertes. Heureux donc aussi les parents qui peuvent pressentir parfois le sens de ce que vit l'enfant, et lui en proposer une explication ... ou, mieux, lui démontrer qu'ils sont sensibles à son cheminement intérieur ... qu'ils voudraient essayer de l'y rejoindre sans le bousculer ... Heureux s'ils peuvent parler aussi d'eux-mêmes, de leur désarroi, de leur déstabilisation du moment, et de la petite flamme de leur espérance ... s'ils peuvent se révéler vulnérables, atteints dans leurs sentiments, et s'ils acceptent cette blessure, cette mise à mort du Mauvais parent que l'enfant imagine être en eux, mise à mort nécessaire pour qu'un jour reparte la vie : peut-être, en effet, l'enfant doit-il pouvoir attaquer et vaincre, dans l'image de ses parents, ce qu'il vit comme de la malveillance ou de la toute-puissance pour pouvoir les réadopter à son tour, comme êtres de chair ... Encore faut-il que cette souffrance personnelle que reconnaîtraient les parents n'entraîne pas dans leur chef rejet ou démission, ou ne soit pas vécue comme telle par l'enfant.

Lorsque nous encourageons les parents à mettre en place cette offre de paroles, rappelons-nous qu'il ne s'agit ni plus ni moins que d'une " offre " : elle doit se proposer, non s'imposer. il ne saurait en effet être fécond ni de contraindre l'enfant à adhérer aux idées des parents, ni de l'obliger à dialoguer, à dire ce qu'il ressent, ni même, plus radicalement, de vouloir à tout prix qu'il tire bénéfice de cette offre de paroles auquel ne s'attache a priori qu'un intérêt ... statistique. Le respect du " non " de l'enfant ou de l'adolescent, de son besoin de solitude, de son retirement dans une sorte de château-fort souffrant est parfois l'attitude la plus payante qu'on puisse avoir à son égard, pour peu qu'elle s'accompagne d'un investissement continué et discret.

Par ailleurs, même si cette offre relève surtout de l'ordre de l'empathie, de la reconnaissance verbale de ce qui se vit, elle peut et doit même s'assortir à l'occasion d'informations plus précises; j'y reviendrai lorsque je développerai le thème de la parole sur les raisons d'être de l'adoption.

 J'en arrive maintenant à une recommandation plus fondamentale. Si un certain nombre de manifestations comportementales et de choix de vie de l'enfant témoignent de l'assomption par lui d'une double identité et de la reconnaissance d'une origine autre, l'objectif de la pédagogie ou de la psychothérapie ne devrait pas être, ipso facto, de peser sur ces choix, même s'ils dérangent, font mal ou/et apparaissent hors norme (4)

Hélas, ni les parents, ni les thérapeutes ne manifestent souvent cette tolérance ... Pensons à nouveau, par exemple, à cet adolescent introverti, enfant de psychanalystes, et qui ne serait pas porté à communiquer : la tentation serait bien grande, pour ses parents, de faire de cette caractéristique dérangeante un fait pathologique et d'aller appeler à l'aide tel collègue prestigieux, lequel, flatté de la démarche, risquerait bien de manquer de lucidité et de vouloir sauver ce soi-disant inhibé, en démontrant discrètement aux parents la supériorité du maître.

Je ne prétends certes pas que ces signes dérangeants que génère l'enfant ne sont jamais pathologiques, mais ils ne le sont pas toujours, du moins en terme de psychopathologie individuelle. Et nous, les thérapeutes, nous manquons souvent de sagesse et d'équité en les identifiant trop vite comme tels, et en prônant à leur encontre des médications, psychanalyses et autres thérapies familiales qui ne visent au changement que du seul enfant. Pourtant, si nous relisons bien les écrits de nos maîtres - moment où ils sont plus lucides - il faudrait nous en tenir à la seule recherche de sens, et à accepter la position du sujet là-dedans, quitte à rappeler à son entourage, et à nous-mêmes, le nécessaire renoncement à certains de nos rêves.

 

Parler des raisons d'être de l'adoption

 

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Indépendamment de l'existence de ces remous plus ou moins intenses, il est souhaitable que les parents adoptifs et les autres personnes que l'enfant fréquente aient envie de mettre des mots, leurs mots à eux, pour proposer leur compréhension des phénomènes humains dans lesquels l'enfant et eux-mêmes se meuvent, et donc, entre autres, pour parler de l'adoption.

Paroles d'adulte qui viennent en réponse à des questions ou des allusions de l'enfant, mais qui peuvent aussi s'énoncer spontanément, pour le plaisir de dire vrai. Paroles qui gagnent à être multiples et informelles, graines d'idées semées au vent de la vie, plutôt que de se pétrifier dans la grande révélation solennelle. Paroles qui gagnent aussi à être fortes et authentiques, hors du genre image d'Epinal (5)Dialogue si possible, où l'on s'enquiert auprès de l'enfant de ce qu'il croit ou imagine déjà, en discutant avec lui de ce que l'on en pense, en complétant ou en rectifiant éventuellement son information, plutôt que monologue stérile dans lequel s'expriment nos seules versions d'adultes.

Tous les parents adoptifs, qu'ils constituent un couple stérile ou à fécondité naturelle, devraient pouvoir dire à l'enfant que son arrivée constituait une réponse à leur désir, au besoin qu'ils avaient de lui pour être plus heureux : semblable reconnaissance de leurs manques à être, de leur aspiration à être mieux et de la place éminente de l'enfant dans ce contexte, pourrait diminuer chez lui le sentiment enrageant et culpabilisant d'être en dette face à des bienfaiteurs ... et les parents pourraient parler aussi de leurs limites : limites de leur capacité procréative, par exemple, en veillant à ce que l'enfant ne la confonde pas, ipso facto, avec une limite de leur capacité sexuelle, voire de leur capacité à s'aimer ... et en espérant aussi qu'eux-mêmes ne la vivent pas comme une qualité humaine moindre, dont l'enfant constituerait alors le signe visible ... On devrait aussi parler à l'enfant d'une liberté d'aimer qu'on lui reconnaît : le fait qu'il ait été adopté, souvent contre espèces sonnantes, n'en fait pas du coup la " chose " de ses parents : pour qu'il se sente un humain, il faut qu'il les adopte aussi, ce qui est du ressort de sa liberté, et il gagne à se l’entendre dire ... Enfin, il y a tout ce que l'on peut raconter, ou toute l’ignorance que l'on peut avouer, sur les origines de l'enfant. A ce propos, mieux vaudrait écouter d'abord ce que lui-même imagine que d'imposer d'entrée de jeu nos connaissances objectives, voire notre besoin d'édulcorer son passé : il est souvent préférable d'accompagner la souffrance face à ce qui est difficile à intégrer, que de prétendre consoler par des mensonges lénifiants (Donovan) On devra donc parfois prendre sur soi d'évoquer l'immaturité des premiers parents, leur rejet de l'enfant ou leur mort ... accepter le sentiment qu'il a de n'avoir été rien de précieux dans leur vie ... plutôt que prétendre de lui démontrer à tout prix qu'il se trompe. Ce n'est pas qu'il faille le laisser aux prises des idées dépressives, persécutoires alors que l'on serait convaincu qu'elles n'ont pas de fondement objectif; mais c'est seulement après avoir beaucoup écouté que l'on peut se hasarder à dire, avec délicatesse et sans vouloir s'imposer: " Je ne crois pas que toutes les informations que tu as sont exactes "... Et, rappelons-le, ce sont surtout les actes d'investissement, patiemment répétés, qui finissent par montrer à l'enfant qu'il n'a pas vraiment de raison de se sentir inférieur ni de se méfier.

 

Relativiser l'impact du phénomène-adoption



Dans bien des familles, on en arrive à " mettre hors exception ", à " normaliser " la dimension " adoption " du statut de l'enfant.

Mettre hors exception, c'est accepter de ne plus y penser tout le temps, de ne pas réinventer le monde à partir du jeu de cette seule cause.

" Normaliser " c'est considérer que l'état d'adopté constitue une des dimensions constitutives de l'enfant, mais parmi bien d'autres : certes, elle donne lieu à des phénomènes originaux, et nous venons d'en esquisser l'un ou l'autre, mais tout ce qui arrive à l'enfant ne provient pas de là, contrairement à ce que voudrait parfois le faire croire une mauvaise littérature scientifique superficielle et inobjective

Dans ces familles imprégnées du sens du relatif, on peut traiter l'enfant adopté comme on traite les autres, tout en restant à l'écoute de ce qu'il signifie. Les parents y ont suffisamment de lucidité et de sécurité pour ne pas avoir peur de lui, comme s'il était extraordinairement et perpétuellement fragilisé, ou exceptionnellement taré et toujours prêt à réveiller le monstre qui sommeille en lui, ou peu enraciné et prêt à claquer la porte à la moindre frustration. N'ayant pas peur, ils le remettent à sa place lorsqu'il exagère, et se montrent ni plus ni moins exigeants à son égard qu'à celui de ses frères et soeurs en fonction des talents et limites de chacun. Cette objectivité ébranle ou annihile chez l'enfant adopté sa conviction d'être un individu hors norme, tantôt prié d'afficher haut et clair son statut particulier, tantôt montré du doigt à cause de lui. Elle prévient également ou atténue la jalousie de sa fratrie à son égard, ce qui est tout profit pour chacun dans la vie de tous les jours.


 Le cas échéant, accepter la non-greffe ou la rupture du lien

A l'inverse de cette évolution vers une relativisation intégrante du phénomène-adoption, il est d'autres familles où la greffe ne prend pas, et même où le lien finit par se rompre, définitivement ou l’espace d'une traversée du désert. En voici quelques exemples :

 L'arrivée de l'enfant, surtout si elle survient brutalement, peut provoquer chez un parent une crise anxieuse : elle réveille chez celui-ci soit l'angoisse de l'inconnu, soit un sentiment d'incapacité, soit la culpabilité névrotique née du fait d'avoir transgressé, en devenant parent, un diktat pourtant injustifié en l’occurrence. Il peut se produire alors un choc émotionnel que l'adulte cherchera souvent à dissimuler, compte tenu des enjeux. Or c'est précisément là que réside le danger, dans cette dissimulation, dans le fait que les attentes sociales, voire celles du couple, interdisent pratiquement au parent concerné de parler. Pourtant, l'expérience montre tout l'intérêt qu'il y a à communiquer à ce sujet, à écouter, rassurer, voire à écarter un peu l'enfant, par exemple en le mettant en observation dans un service de pédiatrie, le temps de l'apprivoiser en douceur.

 Dans d'autres cas, un des parents découvre très tôt qu'au plus intime de lui-même, il ne le désirait pas vraiment, cet enfant qui va ou vient d'arriver. Le drame, ici encore, est qu'il lui est pratiquement interdit de se le représenter librement et, à fortiori, d'en parler : il se doit de faire semblant que tout va bien, ce qui conduit inévitablement au purgatoire, sinon à l'enfer, quotidien. Pourtant, les rares fois où ce parent se risque à communiquer sa détresse et où ceux qui l'écoutent comprennent que l'amour ne se commande pas vraiment, il peut survenir des réaménagements constructifs de la vie : réorientation de l'enfant qui vient d'arriver et qui n'est pas encore adopté, ou, s'il est trop tard, appel fait aux ressources affectives d'autres adultes et construction plus pacifiées des relations quotidiennes à partir de vécus authentiques, et non d'un faux semblant : le parent qui se voit confirmer sa liberté de considérer l'enfant comme un hôte de sa maison, et non comme son enfant obligé, développe souvent des attitudes plus positives à son égard.

 La réciproque peut exister également : des enfants, surtout s'ils sont plus âgés, découvrent qu'ils ne pourront jamais investir ces nouveaux adultes comme parents et qu'au fond ils ne voulaient pas de cette adoption qu'on leur a présentée comme le jardin d’Eden. Or ceux-là aussi hésitent souvent à s'exprimer clairement. Ils devraient pourtant pouvoir être écoutés et respectés; ceci revient à dire qu'en présence d'enfants plus âgés, il ne convient pas de précipiter inconsidérément la clôture des formalités officielles d'adoption (7)

 Enfin, liée centralement ou non à la dimension-adoption, plus tard dans la vie commune, à l'adolescence par exemple, peut s'installer, parfois réciproquement, une hostilité durable et intense. Les adoptés devraient alors pouvoir bénéficier de toutes les mises à distance thérapeutiques que l'on offre aux autres jeunes se trouvant dans la même situation. Malheureusement on hésite davantage à recourir à ces mesures (8) 

s'agissant d'enfants adoptés, tant est forte chez les parents la peur soit de la stigmatisation, soit du triomphalisme des prophètes de mauvais augure. Pourtant, y recourir peut aider à rendre à chacun le sentiment de sa liberté, voire, paradoxalement, à l'amener à désirer réinvestir l'autre.

 Dans tous les cas, nous devons nous garder de faire circuler le terme " échec de l'adoption ", qui blesse et entretient chez les protagonistes le sentiment injuste de leur infériorité. Il s'agit plutôt d'être réalistes et d'acter l'existence d'un impossible momentané ou définitif : le seul vrai échec humain, c'est manquer de ce réalisme et de s'obstiner dans l'illusion.

J'espère avoir montré que beaucoup de réactions de l'enfant que l'on attribue à l’adoption ne sont pas si spécifiques à celle-ci qu'il y parait à première vue : bien des attitudes, parmi celles que je propose, pourraient être appliquées à de nombreux enfants, adoptés ou non.

Cela veut-il dire que l'effet en est garanti? Certes, non! Rappelez-vous les réserves que j'ai formulées dès mon introduction; et puis, dans le domaine qui nous occupe, restera toujours, face au rêve du thérapeute et quel que soit son savoir, la part de l’imprévisible : tel enfant ne sera pas réceptif à des attitudes d'excellente qualité, tel autre sera capable d'une résilience phénoménale alors qu'il évolue dans un contexte exécrable. Relativisons donc la portée de ce que je viens de proposer, sans néanmoins, je l'espère, jeter le bébé avec l'eau du bain.

legende de mowgli

 

Notes

(2) Sans autres précisions, " enfant " doit être entendu dans le sens générique de " mineur d'âge ", incluant également l'adolescent. Le cas échéant, nous donnerons des précisions quant à l’âge.
(3) Cfr. p. ex. Verhulst, p. 158 : Certains adolescents ont le sentiment très pénible, et d'être déconnectés de leur famille d'origine, et de l'être de l'arbre généalogique de leur famille adoptive. Ils se dépriment et ne trouvent pas de référence pour conforter leur identité ... on les voit alors se tourner vers des modèles externes, souvent très noirs.
(4) Le seul juste motif d'en interdire l'expression serait qu'ils s'avèrent franchement autodestructeurs, ou destructeurs d'autrui, ce qui est loin d'être habituel, autrement qu'au terme d’interprétations intéressées et abusives.
(5) Certes, la force de la parole n'est pas assimilable à la brutalité. Supposons, par exemple, que les parents adoptifs savent que l'enfant est le fruit de la prostitution de sa mère : sauf si lui-même semble rechercher des éclaircissements à ce propos, je ne vois aucun intérêt à l'en informer. De là à lui parler d'acte d’amour exemplaire à propos du " don " qu'a fait la mère de son enfant, il y a un pas dans l'anti-sens qu'il ne s'agit pas davantage de franchir : parlons plutôt à l'enfant du désarroi de sa mère face à une situation qu'elle n'avait sans doute pas les moyens de gérer. Et si c'est l'enfant lui-même qui donne ou précise l'information (" Moi, je suis né d'une passe ", me disait un jour un adolescent ), ne nous réfugions pas sans plus dans le mensonge ou le faux-fuyant.
(6) Certains auteurs devraient parfois s'interroger sur leur contre-transfert et leur capacité à accepter vraiment ce par quoi se singularisent les autres.
(7) Cette proposition peut paraître choquante nous sommes néanmoins convaincus que conserver à l'enfant son simple statut d'enfant accueilli, peut parfois constituer le moindre mal lorsque le projet semble à risques. Cette période de transition pourrait couvrir une période longue, par exemple trois ans. En outre, au moment ou l’on préparait un enfant âgé à l'adoption - si tant est qu'on le fasse - on ne devrait pas lui donner l'obligation morale de réussir ... Tout ceci n'est pas sans poser de délicats problèmes juridiques, surtout pour les enfants étrangers actuellement souvent adoptés dans leurs pays, avant leur sortie, et qui ne pourraient peut-être pas bénéficier d'un droit de séjour long sur nos sols nationaux si ce n'était pas le cas. Néanmoins, dans leur intérêt, de nouvelles conventions internationales, dans la prolongation de celle de La Haye, devraient pouvoir arranger ces difficultés.
(8) Même si, paradoxalement, à égalité de problèmes, les professionnels consultés proposent plus fréquemment la mise à distance comme " solution ", lorsqu'ils ont à faire à des enfants adoptés, (Cohen) l'application de cette idée, elle, est moins fréquente (Nickmann). 

BIBLIOGRAPHIE

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