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Texte écrit avec Cécile Hayez, docteur en philosophie et lettres,  professeur des hautes écoles

 

 

Anton (onze ans) arrivé à un an d'un lointain pays slave dont il reste nostalgique, fait ce dessin libre du terrible martien, qui n'est pas sans évoquer E.T. Laissé lui aussi seul sur la terre par ses parents qui ont dû fuir, le terrible martien se dessine autour du ventre un énorme nombril ... après sa naissance, ce nombril peut se garnir de couteaux pour se défendre des intrus ... et les intrus, ce sont notamment d'autres enfants curieux que le martien se délecte à manger !

 

Introduction



Dans toute filiation, même celle dite " naturelle ", une démarche d'adoption au sens privé, intrapsychique et relationnel du terme devrait avoir lieu ; elle émane autant de ceux qui exercent la fonction parentale, en direction de l'enfant, que de celui-ci, à leur égard. Elle constitue une condition nécessaire à l'épanouissement de celui que l'on adopte, et qui est librement mise en place par celui qui adopte.

Pour illustrer notre propos, nous ne pouvons pas évoquer la très grande variété de contextes dans lesquels se concrétise la filiation. Nous en envisagerons trois, basés chacun sur un couple d'adultes stable et hétérosexuel qui désire devenir parents. Dans notre première illustration (vignette A), les parents conçoivent un enfant de leur propre semence (enfant que nous appellerons " biologique ") Dans la deuxième (vignette B), ils l'adoptent au sens légal du terme, après avoir constaté et assumé leur stérilité biologique du moment. Dans la troisième (vignette C), ils ont déjà un ou plusieurs enfants biologiques et ils en adoptent un nouveau.

En outre, nous simplifierons presque à l'excès le raisonnement en postulant que les deux parents, ou l'éventuelle fratrie déjà présente, vivent les choses à l'unisson.

§ I - L'adoption, une démarche intérieure fondamentale de la filiation naturelle.


Dans la vignette A, les prémisses d'une démarche intérieure d'adoption de l'enfant à venir se mettent souvent en place précocement dans le psychisme et le comportement des futurs parents, en se confondant alors quasiment avec leur désir d'enfant et le droit qu'ils se donnent à le réaliser. Ce n'est cependant qu'après la naissance de l'enfant qu'elle se confirmera et se concrétisera vraiment : « Ce petit être de chair et d'esprit, fruit de nos semences et qui les transcende pourtant, nous optons pour lui, nous l'ad-optons, nous le reconnaissons comme nôtre, de notre lignée sans qu'il soit jamais une chose que nous possédons, nous reconnaissons donc qu'il est sujet humain et non clone de notre désir » Tels seraient les termes idéaux d'un acte d'adoption réussi s'il devait se verbaliser.


 l'adoption en chiffres article


A penser le message d'accueil de la sorte, c'est une place de choix qui est proposée à l'enfant, bien plus qu'une soumission des parents à ses origines biologiques ou une soumission de lui à leur toute-puissance.

Cette démarche parentale n'est pourtant pas de l'ordre du conte de Noël, chaque fois immédiate, intense et respectueuse : son existence dépend de beaucoup de facteurs intrapsychiques, relationnels et matériels et est parfois impossible. Mais une fois jaillie des parents, elle est le plus souvent irréversible ; si elle connaît de ci de là des variations d'intensité circonstancielles (pensons aux remous de l'adolescence), il est rarissime qu'elle se renie.

Et le bébé puis l'enfant, adopte-t-il lui aussi ses parents ? Engage-t-il les premiers élans de sa liberté intérieure toute neuve pour les reconnaître comme à lui, au-delà des réflexes instinctifs de dépendance matérielle à eux ?

Oui, il le fait ; quasi chaque enfant le fait, intensément et précocement : en miroir de ses parents, il est même probable qu'il commence à le faire avant sa naissance, c'est-à-dire que, confusément, encore dans le ventre de sa mère, il veut déjà vivre avec eux ; et cette reconnaissance d'eux comme fondement pour la construction de son identité personnelle et sociale, il l'amplifie encore dès qu'il les a perçus et qu'il commence à être materné par eux.

Hélas, si l'on peut dire qu'il est libre, au sens large du terme, de son mouvement d'adoption, il n'en est pas pour autant très lucide. Il arrive que le petit bébé se trompe et reconnaisse comme parents ceux qui le sont bien biologiquement mais qui, spirituellement, ne peuvent ou ne veulent pas le reconnaître.

On devine combien d'hiatus douloureux peuvent s'en suivre puisque l'enfant lui non plus ne peut guère ou alors très difficilement renier l'ad-option à laquelle il a procédé : plus d'un enfant est mort, physiquement ou moralement, de son obstination illusoire

 

 l'adoption


Et que se passe-t-il quand il n'y a personne à adopter ? Quand les parents géniteurs disparaissent tout de suite et que le maternage n'est que très vague, dans les murs de quelque collectivité d'enfants ?

Que se passe-t-il aussi quand l'enfant a bien commencé sa démarche, mais que ses parents disparaissent après un certain temps ? Peut-il continuer ailleurs, vers d'autres, cette démarche d'adoption ? Peut-il en générer une seconde, sans renier la première ?

Les paragraphes suivants proposent des pistes de réponse à ces délicates questions.

§ II. Le contexte de l'adoption légale sans enfants biologiques


En cas d'adoption au sens légal du terme, les parents sont investis de la même mission que lors d'une filiation " naturelle " : adopter l'enfant au sens vécu, intrapsychique et relationnel du terme ; reconnaître cet enfant comme le leur ; l'intégrer dans leur lignée, exactement comme s'ils l'avaient enfanté ; rêver pour lui à ce que pourrait être son achèvement humain et simultanément lui reconnaître le droit de se différencier de leurs désirs à son égard au nom de la singularité du sujet humain libre qu'il est déjà.

Dans ce contexte, il existe toujours un moment que nous appellerons arrivée, moment précis, réel et symbolique à la fois, où l'enfant porté à eux par un tiers, prendra forme concrète dans leurs bras et se trouvera soudain, d'une seconde à l'autre, sous leur entière responsabilité [1 ]

L'attente de ce moment d'arrivée aura souvent été plus longue, plus incertaine, plus tendue que dans le cas d'une grossesse " biologique " ; tout au début, il y aura même eu l'épreuve de la stérilité et il faut espérer que les parents auront été bien aidés à l'assumer, pour pouvoir accueillir sans ressentiment et pour ce qu'il est cet enfant dont ils n'ont pas façonné le corps

 jungle


Confrontés qu'ils sont à l'incarnation de l'enfant lors de son arrivée [2   $es parents adoptifs vivent souvent plus lucidement et plus lentement que les parents " biologiques " le déploiement de leur démarche intérieure d'adoption. La différence de cet enfant avec ce qu'ils sont leur est plus immédiatement perceptible que lors d'une naissance, où l'illusion de la fusion d'identité parents-enfant est monnaie courante. Ici, un certain nombre d'indices physiques tout comme leur connaissance plus ou moins précise de l'origine et l'histoire de l'enfant devraient leur faire vivre tout de suite que celui-ci n'est pas leur clone.

Est-ce une bonne chose à terme ? Oui, probablement, parce que beaucoup resteront bien imprégnés de la réalité des différences de l'enfant et du droit qu'il a à vivre et promouvoir celles-ci. Néanmoins, sur le moment même, ce peut être une expérience bien insécurisante que de vivre plus ou moins intensément l'étrangeté d'un enfant avec qui l'on est pourtant censé partager l'essentiel de la vie future.

Heureusement, cette insécurité initiale s'apaise le plus souvent [3]: les parents se laissent aller à vivre leur parentalité et à apprivoiser celui qu'ils identifient de plus en plus comme " leur " enfant. Leur tâche n'est cependant pas simple car, s'ils lui ouvrent pleinement la porte de leur maison, ils ne doivent jamais oublier que c'est ailleurs qu'il est né concrètement : ses premiers parents existent toujours, dans ses souvenirs ou/et ses fantasmes, avec une polarité affective positive, ambivalente ou négative ; mêlés à eux, et à la séparation d'avec eux, il y a eu le vide ou un maternage substitutif de qualité. Son passé, avec ses richesses humaines et les traumatismes de la séparation, influencera irrévocablement la construction de son identité.

Une autre différence, plus radicale et plus systématique, entre la naissance naturelle et l'arrivée de l'enfant destiné à l'adoption légale est liée à l'inscription sociale de celle-ci.

Faire un enfant, quand on a la chance d'être un couple majeur et fécond, cela peut se décider puis se gérer dans l'intimité du couple, très largement [4] dans la mesure où celui-ci le désire. Pour l'adoption, c'est radicalement différent. C'est la société qui transmet un enfant qui ne peut pas rester avec ses parents naturels, à un couple parental qu'elle a choisi ; elle le fait dans la perspective du bonheur de cet enfant et elle ne reconnaît la responsabilité entière et irréversible du couple parental choisi que quand elle est sûre de sa valeur [5]:alors, ils peuvent signer l'acte officiel et irrévocable d'adoption face à un magistrat. Mais avant cela, formellement et informellement, la société pèse de tout son poids pour surveiller, contrôler, marquer son pouvoir. Et même après, informellement, la communauté continue à s'attribuer un droit de regard, d'intrusion, comme un droit à l'éducation partagée.

 le livre de la jungle


Et l'enfant qui arrive, le voici invité à s'extraire de cette portée sociale, et à reconnaître et adopter progressivement ses nouveaux parents : même mission pour lui que pour eux !

Mais mission souvent bien plus difficile à initier dans son chef que dans le leur ! Qu'il le montre ou non, ce moment d'arrivée, c'est très probablement celui d'un grand traumatisme psychique, bien supérieur à l'hypothétique traumatisme de la naissance naturelle : le foetus, lui, avait déjà pu s'imprégner d'une certaine ambiance de sons et de vie, à partir de l'excellent poste d'observation qu'était le ventre de sa mère : quand il naît dans ce milieu-là, il n'est pas trop dépaysé. Par contre, l'enfant qui arrive en adoption perd en très peu de temps tous les repères matériels et affectifs, et parfois même la langue, qu'il avait commencés à assimiler [6].Alors, ces sourires d'accueil qu'on lui fait, qui peut lui garantir qu'ils n'émanent pas, eux, de personnages fondamentalement hostiles [7] ? 

Heureusement, et pour peu que, de leur côté, les parents gèrent délicatement leur désir d'adoption, beaucoup [8] d'enfants s'en remettent, finissent par s'apaiser et par se donner de l'intérieur aux bras qui s'ouvrent à eux. Ils entrent donc librement dans " leur " deuxième maison, sans oublier pour autant ni leur première, ni les déserts qu'ils ont parfois traversés entre les deux. Aux parents à s'en souvenir et à l'assumer : certains enfants ne manifestent que de façon très indirecte et difficilement décodable cette double appartenance ou/et la souffrance d'avoir connu le désert. D'autres le font bruyamment, par exemple lors des crises d'adolescence. Les parents devraient à la fois accepter ces imprégnations multiples, et, paradoxalement, se rassurer : si l'enfant a vraiment adopté sa deuxième maison, il ne l'abandonne pas facilement, même s'il exhibe à l'occasion les souvenirs qu'il a ramenés de sa première.

§ III. Et que se passe-t-il lorsque l'enfant arrive dans une famille où vivent déjà un ou plusieurs enfants " biologiques "?


Les démarches intérieures proposées à l'enfant arrivant et aux parents sont celles que nous avons déjà décrites. Ce peut être encore plus difficile pour l'enfant d'y procéder lorsque ses nouveaux parents, en s'adressant directement à lui ou dans des conversations informelles, mettent l'accent de façon réductrice sur les dimensions altruistes de leur démarche : quoi de plus enrageant et de plus culpabilisant que de se sentir cette dette d'être le petit pauvre invité à la table des riches ? Les parents feraient bien mieux de reconnaître également d'autres motivations, plus affectives, en vertu desquelles eux aussi ont besoin de la présence de cet enfant pour s'épanouir davantage.

 l'adoption

 


Se posent aussi des questions spécifiques relatives aux enfants déjà là : les parents engagent ceux-ci par leur choix particulier. Là où la conception d'enfants naturels est un acte très intime, le choix d'adopter est d'emblée plus ouvert et plus social ; il se situe tout de suite dans le langage et pas dans le corps. Or le langage ça fonctionne en réseau. Il faut donc associer [9] ces enfants au projet, c'est-à-dire leur en exposer les racines profondes pour chaque parent, ses implications pour leur futur à tous et les laisser s'exprimer à ce propos. Entre autres, c'est leur permettre de faire part d'une insécurité et d'une ambivalence bien naturelles ; c'est aussi leur indiquer qu'ils investiront comme ils l'entendent l'enfant nouvel arrivant, même s'il portera un jour le titre officiel de " frère ou soeur " : ici aussi, la démarche intérieure d'adoption entre enfants aura lieu selon ses nuances propres, avec ou sans symétrie, ou elle n'aura pas lieu.

Par la suite, les parents faciliteront probablement une reconnaissance mutuelle entre enfants s'ils continuent à ne rien brusquer, s'ils admettent intérieurement qu'elle n'est pas donnée de soi - il faut la construire progressivement - et qu'elle ne s'achèvera pas nécessairement comme ils la rêvent. Mieux vaut alors que toute la famille puisse se parler à l'occasion de ce que l'on vit les uns par rapport aux autres. Et s'ils veulent que les enfants s'adoptent, mieux vaut aussi qu'ils ne différencient pas l'enfant adopté en le traitant comme un perpétuel invité de la famille, fragile et intouchable, qu'il faudrait tenir à l'écart des disputes entre enfants.

Mais au fond, ceci est-il vraiment spécifique ? Cette liberté d'aimer, entre enfants, les parents ne devraient-ils pas la reconnaître à l'identique dans le contexte de n'importe quelle filiation ?

 la légende de Mowgli

Notes



(1) Pas dans la solitude ni sans possibilité d'aide néanmoins, à l'instar de ce qui se passe pour le bébé nouveau-né, toujours susceptible de recevoir les soins des spécialistes, ou la chaleur humaine des grands-parents. Responsabilité entière, mais pas tout de suite définitive et irréversible. Après l'arrivée, commence un temps de transition où l'enfant est en accueil chez ses parents, où la démarche intérieure d'adoption gagne à se déployer, mais où, pourtant, la signature officielle de l'acte d'adoption n'a pas été faite, qui rend la filiation adoptive irrévocable.


(2) " L'arrivée " ? Nous avons donné à ce terme une signification précise ; néanmoins, dans beaucoup de cas, les parents rencontrent déjà leur " futur enfant ", par exemple à la maternité, dans une pouponnière, voire par l'intermédiaire d'une simple photo et il y a un peu d'habituation réciproque, quelques jours, voire quelques semaines avant cet instant où ils " partent avec lui " en en ayant reçu la responsabilité.


(3) Il existe des exceptions à cette constatation :

- Chez certains parents, la capacité à reconnaître l'enfant comme le leur est beaucoup plus rapide ; il en est même qui dépasseront vite les bornes et nieront l'existence de différences spirituelles propres à l'enfant.

- Inversement, pour une petite minorité d'adultes, l'adoption intérieure de l'enfant ne sera jamais possible. Sans doute leur motivation à adopter légalement n'était-elle pas très forte et les organismes d'agrément se sont-ils trompés à ce propos. Alors, que de lourds drames en perspective ! La communauté adulte ne devrait-elle pas prendre son courage à deux mains et mettre à profit le temps de transition qui s'ouvre, avant la signature irrévocable, pour acter que le lien ne se noue pas et réorienter l'enfant ?


(4) Pas tout à fait totalement néanmoins : un couple normal demande de l'aide pour l'accouchement, souhaite souvent un support social de la famille éloignée ou/et des amis, et est obligé d'inscrire l'enfant à l'état-civil.


(5) Tout ceci, en principe du moins : c'est un idéal vers lequel tendent les lois et décrets qui réglementent l'adoption..


(6) Il n'est pas rare en outre que son passé ait déjà été très traumatique, fait de vides et de ruptures de lien, bien au-delà de l'inévitable et le plus souvent traumatisante rupture avec ses parents naturels. Certains vivent donc ce nouveau traumatisme de l'arrivée avec une très grande fragilité intérieure préexistante.


(7) Peut-être serait-il bon de comparer ici le vécu de l'enfant à celui des personnages du conte Hansel et Gretel, face aux sourires énigmatiques de la sorcière. ?


(8) Beaucoup ? Pas tous cependant. Une minorité d'enfants adoptés, surtout les plus âgés à leur arrivée, ne pourront jamais se greffer sur leur nouvelle famille. Ici encore, ne pourrait-on pas utiliser ce temps de transition difficile à vivre qui précède la signature définitive, pour le repérer et en tenir compte.


(9) Associer? ce ne signifie pas vraiment leur accorder le pouvoir de décision ... encore que, si un enfant déjà présent manifestait une aversion profonde et stable, quasi non réductible au projet ... où résiderait le moins mauvais choix éthique, et la meilleure manière d'aimer?