Témoignage concret d'un praticien....




Mes missions d'expert auprès des Tribunaux, en matière de droit de garde après divorce, me navrent régulièrement, tant je trouve que les sentiments propres de l'enfant y sont massacrés !
Evidemment, ma perception sur les conséquences du divorce est biaisée, puisqu'on ne m'envoie que des cas litigieux. Mais, chez ceux-là, quelle hécatombe ! Quels renoncements, non voulus par lui, on impose à l'enfant, et auxquels il se sent obligé de consentir apparemment pour garder un peu d'amour de l'autre ! Que d'angoisses on crée chez lui ! Quel manque de respect, au nom de la souffrance ... ou de la vengeance des adultes.



Voici quelques scénarios classiques, du moins avant que ne se soit installée la tyrannie de l'hébergement égalitaire soi-disant meilleur garant du bien de l'enfant : 



a) Un papa n'accepte pas que Paul, son grand fils ( neuf ans ) séjourne chez son ex- épouse, depuis bientôt trois ans : il la tient pour responsable de l'échec de leur couple, et en donne pour preuve la liaison qu'elle a eue, alors que leur mariage était déjà un quasi-naufrage. Il parvient à glisser sa thèse dans la tête de l'enfant, le séduit par mille marques d'attention. Au demeurant, c'est un bon éducateur ! Il le pousse à changer d'avis : voilà demandée la révision de la garde. L'enfant est dans mon bureau, obligé ... parce qu'on ne résiste pas à papa et qu'il a fini par s'en persuader ... de me dire qu 'il ne veut plus de sa mère, ou en tout cas, qu'il en veut moins, ne s'y retrouvant plus du tout dans l'affection de base qu'il leur porte, et dans sa volonté de vivre chez l'un plutôt que chez l'autre; ayant quoiqu'il fasse, la certitude de trahir quelqu'un : son père, s'il dit vouloir rester chez sa mère, sa mère, s'il veut plaire à son père. Pourtant, dans un premier temps, ni son père, ni sa mère ne lui facilitent la vie, en prononçant la parole « J'accepte que tu vives chez l'autre ». Tous deux lui demandent de réaliser une trahison, appelée ici « prendre ses responsabilités », sans tenir compte de la culpabilité qui s'ensuit.

Et me voilà en face de lui, bien malheureux, moi aussi, encore qu'il serait indécent de comparer mon malaise à son déchirement !
J'essaie qu'au moins il ne se sente pas exagérément coupable du revirement qu'il a amorcé ; je lui dis que je le comprends, et je vous jure que ce n'est pas qu'un mot ! : c'est un petit enfant, il a un papa qui sait se montrer attirant, qui peut être gentil, lui faire de beaux cadeaux ... ça lui a donné envie d'aller vivre chez lui, c'est plus gai, pense-t-il, que chez maman, qui est parfois plus sévère, plus triste : tout cela est recevable. Beaucoup d'enfants auraient fait comme lui.

Mais je souhaite aussi qu'il fasse la part des choses : les yeux de son père ne sont pas nécessairement les siens ; il n'est pas tenu de faire sien le jugement de son père sur sa mère; c'est différent de vouloir aller vivre chez papa, et de penser comme papa, de condamner maman comme le fait papa. Et me voici avançant petit à petit, au fil des entretiens, des hypothèses sur la raison d'être de la colère de papa, sur la colère qui obscurcit quelque peu le jugement objectif ... colère que pourtant chacun porte en soi.

Je ne peux pas parler autrement, parce que j'ai peur qu'on ne lui ait induit de sa mère, et partant de la femme, une image fausse, trop négative ... pourtant, je ne me fais pas trop d'illusions : mes paroles ne risquent pas de l'imprégner beaucoup ... et dans la mesure où elles l'imprègnent, elles lui créent peut-être un problème supplémentaire : pourtant, je ne veux pas peser sur son nouveau choix, mais restaurer plus d'objectivité à sa perception de sa mère.

Et puis Paul s'en va : il me reste à rédiger un rapport : mon idée maîtresse, c'est qu'il faut avaliser le nouveau choix de l'enfant, dans la mesure où il est davantage fondé sur un désir que sur un sentiment d'angoisse, ou de culpabilité. Bien sûr, le désir de Paul n'est pas né spontanément : il a été semé, stimulé par le papa ... mais Paul l'a repris à son compte. Il veut vivre une vie qu'il imagine plus facile, plus agréable. N'est-ce pas le souhait de la majorité d'entre nous ? Au nom de quoi combattre et chercher à le déraciner en créant en cours de route des conflits supplémentaires ? Et avec quels moyens mener une opération si aliénante ? On me rétorquera qu'il n'y a pas que ce désir. Paul a également peur de faire de la peine à un papa qu'il investit plus que sa maman, parce qu'il a su se montrer plus séduisant. C'est une forte personnalité. On ne lui résiste pas : mais ici aussi, pourquoi refuser la polarisation de l'enfant sur son père, même si au-delà de l'amour, comme corollaire, comme revers de la médaille, il y a aussi la culpabilité de déplaire à l'être aimé ... ? C'est seulement en face d'une culpabilité plus gratuite, plus massive, non proportionnelle à l'amour actuel de l'autre, que j'eusse estimé qu'il fallait protéger l'enfant contre les choix dictés par son propre malaise.

Heureusement, la maman a fini par le comprendre ! C'est loin d'être toujours le cas. Souvent, les parents exclus invoquent leur « droit » à « avoir » l'enfant. Leur amour pour lui est parfois sincère, mais ne va pas jusqu'au renoncement à jouir de sa présence. L'état de paix de l'enfant passe au second plan : dans le jugement de Salomon, ils ne seraient pas loin de permettre à l'épée de s'abattre ...

 


Que l'on me comprenne bien, je ne veux pas dire que j'approuve les parents, qui, insidieusement ou non, sabotent la relation de l'enfant avec l'autre parent qui n'en a pas la garde : par exemple, en trafiquant le droit de visite, les certificats médicaux sont là pour ça, ou en propageant habilement des mensonges, ou en tout cas des vérités négatives, partielles, sur l'autre. Ils prennent la très grave responsabilité de couper l'enfant d'une partie de son ressourcement intérieur, et de lui donner selon les cas une mauvaise image des hommes ou des femmes, ce qui est lourd de conséquences pour l'avenir, et notamment pour les futurs choix sentimentaux de l'enfant.

Mais une fois que le mal - car c'en est un ! - a été fait, que le parent saboté par l'autre, puis exclu par l'enfant, ait le courage, l'abnégation, de ne pas se faire trop présent ! A insister, amplifier l'agressivité, mais surtout la culpabilité et le déchirement de son enfant, il le met dans des situations insoutenables et parfaitement inutiles. J'ai très rarement connu un enfant qui changeait d'avis face au plaidoyer du parent saboté, ou dans le cadre de sa présence imposée. Qu'il s'en tienne à se rappeler de loin en loin au souvenir de l'enfant ( cartes d'anniversaire, etc. ), en s'entourant de garanties strictes pour que son message - sans pression - arrive bien à destination.

Que ce soit un simple rappel de son affection, de sa disponibilité : c'est la façon la plus pure de sauvegarder la paix de l'enfant, et à moyen terme, c'est la marche la plus payante : l'exclu augmente ses chances de regagner l'affection de l'enfant, par exemple, à l'adolescence, quand se casse le lien de dépendance au parent qui a la garde, et que le jeune retrouve sa lucidité.



b) Mais ce dévouement à l'enfant est bien rare ... 



Je pense à Caroline ( huit ans ), confiée à la garde de ses grands-parents paternels et de son père, qui s'effondre dans mon bureau, en sanglotant ... Elle désire rentrer chez sa mère, qui ne cesse de la relancer, dans la cour de l'école, chaque midi, depuis des mois. Mon premier rapport d'expertise se concluait dans ce sens ... Le père n'a pas pu l'accepter, a argué d'un élément nouveau, des rumeurs sur la moralité de son épouse.

Il a réussi à en convaincre le juge. Et revoilà Caroline : le jugement a demandé une réévaluation de mes premières propositions, avec comme élément principal, les résultats d'une enquête sociale sur les fréquentations de la maman. Personne n'a vraiment expliqué à Caroline la raison de la réexpertise. Je tente de le faire : 

« Monsieur le Juge s'est demandé si ta maman pouvait aussi bien t'élever que ton papa ... Il voudrait que je lui dise vraiment ce que j'en pense ». J'ajoute que les responsables des enfants ne sont pas toujours rassurés quand ils sont confrontés aux liens homme-femme hors mariage, ce qui est le cas de la maman, qui a un concubin, stable au demeurant. C'est encore une explication très partielle : ce n'est pas principalement ce lien qu'on reproche à la maman, mais d'autres aventures qu'elle aurait eues avant.

Caroline comprend très bien ce que je veux dire puisque, plus spontanée et plus courageuse que moi, elle enchaîne presque immédiatement : « Ma bobonne ( grand-mère paternelle ) dit que Maman est une pute ... » Et je peux refléter sa colère, sa tristesse à entendre une telle phrase ... j'essaie aussi de me rendre compte si elle doute, et de déculpabiliser d'éventuels espionnages qu'elle aurait faits. Elle parle en assez mauvais termes de Luc, le compagnon de sa maman : en dernier ressort, elle me confronte donc à sa déception d'enfant qui, par compensation, aurait voulu au moins sa mère pour elle toute seule, sans le moindre homme avec qui la partager.

Est-elle vraiment soulagée ? Ses sentiments sont peut-être un peu plus sereins, mais son réalisme, son pouvoir de discrimination, restent entiers : elle se doit donc de faire la part des choses, et d'ajouter :

« Mon papa, quand je suis arrivée chez lui, il draguait ... » « ? » - « Ça veut dire qu'il allait voir les jolies femmes » ... Et voilà sa tension qui revient : spontanément ou parce que ça lui a été soufflé - je n'ai pas eu la cruauté de le lui demander - elle se croit obligée d'accuser son père, pour rétablir l'équilibre de forces, c'est-à-dire influencer mon appréciation et défendre son désir, toutes griffes dehors ... Peut-elle connaître la paix après cette « trahison » ? Je tente d'explorer l'éventuelle culpabilité que lui a surajoutée sa manoeuvre :

« Peut-être, elle ne trouve pas ça marrant, de devoir « raccuser » sur son papa, même si elle pense que c'est vrai ». Je ne suis pas prêt d'oublier les pleurs et les paroles sur lesquels on s'est quittés : « Je voudrais que mon papa et ma maman reviennent ensemble ... ».

Je n'écris pas cette conclusion pour donner des remords aux gens qui se séparent : c'est souvent beaucoup mieux, pour les enfants en tout cas, que de participer à l'enfer quotidien en couple. J'ai donc essayé d'accueillir cette nostalgie de Caroline, mais aussi de la raisonner, en situant les droits propres de ses parents à avoir mis fin à leur couple, et leur bon sens.

Ce que je trouve dommage, c'est que le papa ne se soit pas résigné, après la première expertise, qui signalait pourtant clairement la direction du désir de sa fille, et que le magistrat se soit laissé fléchir par son argumentation : il y avait quelques doutes, dans une perspective morale et sociale, sur la personne de la mère, elle était apparemment, un peu moins « sérieuse » que son mari. Mais le désir de Caroline était de vivre chez elle, c'était un désir stable, répété, quelque peu induit au point de départ, mais repris à son compte par l'enfant ... On ne pouvait pas faire de reproches graves à la maman et il y aurait eu moyen de le savoir sans recommencer l'expertise ... Le papa, ici, a pris la responsabilité de perturber un peu plus sa fille et, de toutes façons, a fait la bêtise de l'éloigner psychologiquement de lui, bien plus que s'il s'était résigné!



c)Ça peut être pire encore.

 

Des parents cultivés, informés de l'existence de techniques psychologiques, demandent parfois l'aide du psychiatre pour faire revenir l'enfant à eux. Leurs avocats se chargent de trouver des arguments auprès de magistrats pour qu'ils ordonnent cette intervention « psychothérapeutique ». Et, à première vue, c'est logique : d'une part, il existe des techniques, dites de psychothérapie, individuelle ou familiale, où l'on est censé « travailler » sur les « sentiments », qui se modifient parfois ... D'autre part, il y a un « droit » lésé, celui du père, par exemple, à recevoir la visite de l'enfant. La mère proclame que l'enfant ne veut plus venir, mais ni le père, ni le magistrat n'en sont complètements sûrs ... Surtout quand le père semble aimer l'enfant et présenter des qualités pédagogiques appréciables aux yeux du magistrat, le refus de l'enfant apparaît comme une injustice, l'atteinte à un droit naturel ..., et, plus, concrètement, comme une réalité suspecte.

Pourtant l'enfant n'est pas une chose dont on peut jouir même paisiblement. Lui aussi, a le droit de prendre racine où il intuitionne que sera son bonheur optimal, même si, objectivement, cela paraît injuste : disons qu'il y a conflit de droits. Ce n'est pas spécialement à moi, médecin, de dire où est le droit prévalent : c'est l'affaire de toute la société, des juristes, des philosophes ... 


Mais ce que je puis dire c'est que, serait-il même reconnu une prévalence au droit du parent exclu, il n'existe pas de technique psychologique pour faire passer cette idée chez l'enfant sans dégâts. Une psychothérapie a comme préliminaire la liberté du sujet, sa décision d'être là ... sans laquelle on ne peut rien faire. Et dans ces cas-ci, la décision de l'enfant c'est de refuser le contact, même si, du bout des lèvres, sous la pression de vagues menaces, il a dit « oui » à des entretiens que foncièrement il vomit. Rien ne peut s'y passer, sinon une haine rentrée et une angoisse qui montent de plus en plus.

Je ne l'ai pas admis tout de suite : au début, devant des injustices particulièrement flagrantes, devant la mauvaise volonté obvie du parent chez qui vivait l'enfant, et devant la souffrance du parent exclu, je me suis parfois identifié à celui-ci. J'ai voulu recevoir l'enfant pour tenter de lui expliquer que « après tout, papa n'était pas si mal que ça », pour réhabiliter un peu le parent injustement exclu, à partir d'une histoire, d'un jeu ... je n'ai jamais été entendu.

J'ai provoqué des rencontres où le parent jusque là exclu, venait, avec un cadeau, avec de bonnes paroles ... Et il fallait que mon équipe use de toute sa force morale pour retenir l'autre parent qui vivait la menace de la dépossession ... Ca durait une fois, deux fois, trois fois : ça s'est toujours terminé par des drames.

Depuis cette grande fille qui a giflé son père dans mon bureau et est partie en claquant la porte ... Jusqu'à ce tout petit ( trois ans ), qui a fait une poussée fébrile attestée par un confrère, juste avant la seconde rencontre ...

Je ne pense pas que je recommencerai jamais ces aventures. J'ai mis au rancart un désir utopique de conciliation, universelle. Aujourd'hui, je suis persuadé qu'il n'y a pas moyen de faire respecter le droit du parent exclu autrement qu'en exerçant une violence sur l'enfant ... Et que c'est une lourde responsabilité !

J'ai fait du tort, je crois, à l'un ou l'autre enfant en semant le doute dans son esprit ; en lui montrant, parfois avec un peu de succès, que le parent qui le gardait l'abusait au sujet de l'autre. J'ai simplement rendu sa situation plus inconfortable, en semant de la rancoeur là où était une relative sécurité. 


Seul le temps peut éventuellement modifier la perception de l'enfant

 

En même temps qu'il cesse d'être enfant et acquiert l'indépendance de ses sentiments et de ses actes : c'est à ce sentiment-là, vers quinze, seize ans, qu'il est utile de le réinterpeller avec bienveillance, lui demander ce que deviennent ses choix ... si le parent absent a pu se montrer discret, mais disponible, le jeune peut le réinvestir.